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dimanche 2 mars 2014

Mathieu Jaegert - Y'a pas plus rasoir qu'un téléphone, et vise versa









Y'a pas plus rasoir qu'un téléphone,

et vise versa

Benoît avait saisi brusquement son rasoir électrique pour appeler le service après-vente. Son téléphone portable ne fonctionnait plus. Privé du répondant qui faisait son charme, il n’était pourtant pas encore tout à fait aphone, émettant par intermittence quelques borborygmes étranges. Mais il n’obéissait plus ni au doigt ni à l’œil. Benoît, après un bref et rassurant examen ophtalmologique, s’était rendu à l’évidence la mort dans l’âme, quand son joujou, lui, avait rendu l’âme. Ce foutu portable n’était plus fichu d’aligner trois caractères. Deux mois seulement qu’il l’avait ! Une bien mauvaise opération que l’opérateur indélicat l’avait poussé à réaliser. Il avait donc composé le numéro du magasin sur son rasoir. Non, les téléphones intelligents n’avaient pas le monopole des applications et des usages multiples. S’ils étaient capables de prévoir le temps et de réchauffer le café, pourquoi un rasoir ne pouvait-il pas lui aussi prétendre à des activités plus excitantes, et notamment passer des appels ?

C’était à ce moment précis que tout avait basculé. Peu coutumier encore de la manipulation, Benoît avait mis en marche le rasoir, ce qui avait eu le don d’énerver son portable. Dans un dernier souffle, l’invention dernier cri s’était manifestée par une alarme stridente signifiant que le niveau de bruit recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé venait d’être dépassé. Le calme revenu, une autre sonnerie s’était déclenchée. Benoît l’avait programmée en guise de rappel. Prodigieux ce qu’on pouvait faire avec un téléphone portable ! Rassuré par le fonctionnement de ces applications, le jeune homme avait consulté sa montre. Il était 11h30, et c’était bien à cette heure-là qu’il devait aller…Où devait-il aller déjà ? L’alarme, sur un air de Beethoven, sonnait encore, mais elle ne lui disait rien. Il avait complètement oublié ce qu’il ne devait pas oublier, et précisément ce que la sonnerie était censée ne pas lui faire oublier. Benoît s’était pris la tête entre les deux mains et avait aperçu un message sur son poignet droit. Celui-ci détaillait les types d’alarmes et leurs correspondances. Beethoven indiquait l’heure d’aller chercher sa fille chez la nourrice. Soulagé, Benoît n’avait cependant toujours pas appelé le service après-vente, et il ne parvenait plus à arrêter son portable. Il sonnait fort, de plus en plus fort, ça en devenait pénible.

Soudain, en nage, il s’était redressé dans son lit. Son téléphone, comme tous les matins à 7 heures, faisait office de réveil. Tout semblait aller très bien pour lui. Benoît était le plus heureux des hommes mal rasés. C’était la réflexion qu’il s’était faite en se dirigeant vers la salle de bain, muni de son téléphone. Sa fille se réveillait doucement. Il n’allait pas tarder à connaître le niveau de forme de son portable. L’application « couche pleine » lui avait permis de détecter ce que son nez ou son bon sens ne savaient plus faire depuis longtemps. Son mobile avait su scanner le flash code. De quoi le rassurer pour de bon.

Benoît s’était alors saisi de son rasoir électrique et avait appuyé sur « on ». Une, deux, puis trois fois, en vain.




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