Suite 6
De son côté, Jules était resté songeur tout au long du récit. Il leva la tête vers les toits et scruta la surface bombée des tuiles.
- Pas la peine de chercher, le chat… Ça y est… j’ai les idées qui se remettent en place. Là-haut… dit-il en pointant du doigt le faîtage, j’ai vu des gens que je connais bien. Enfin, quand je dis des gens, je veux dire des amas de fumée, un peu comme ton jau sur le toit du père Baillou. C’est ton histoire de coq qui m’a remis la tête à l’endroit. Et ces formes parlaient, tout comme toi en ce moment. Y’avait Augustin, la Marthe, le fils Blondin et la Moune, le notaire et juste avant de tomber dans les pommes, j’ai reconnu ma propre silhouette et celle de ma p’tiote. Et puis, y’a eu cette étrange forme longue et silencieuse. Impossible de mettre un nom dessus. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle a déclenché une sacrée panique. Ce coq, c’est le diable en personne. Sûr que c’est lui qui nous a jeté un sort. Tudieu ! Va falloir que j’aille voir l’curé en personne et qu’il m’absolutionne ! La Marthe allait nous confier quelque chose juste avant que je ne me retrouve en équilibre sur le toit. À sa mine de conspiratrice, j’parierais dix fillettes de vin gris que ce qu’elle avait à dire, c’était du pas bien beau. Je la connais la Marthe, il n’y a pas besoin de la noyer dans le gros sel pour la faire dégorger… Elle glose toute seule… un vrai moulin à méchancetés.
Arsène fronça les sourcils, toutes oreilles dressées, si bien qu’on ne vit plus qu’un grand point d’interrogation sur un fond de ténèbres. Il scruta la nuit à la recherche de la moindre trace de fumée. Rien. Il se souvint de l’odeur de flambée qu’il avait flairée sur la place de l’église et qui avait failli brouiller la première piste. Les deux cents millions de terminaisons nerveuses de sa muqueuse olfactive en alerte, il repéra cette fois facilement des effluves de braise et, en les triant avec une remarquable aisance par type, il put en situer rapidement l’origine. Le vieux bois de taille venait de chez la Marthe, le sapin de palettes de chez Augustin, le vieux chêne de chez le notaire, le hêtre et le charme de chez les Blondin, le bois vert au parfum de fientes de poules le ramenait chez le père de la Moune, quant au châtaignier de clôture, il provenait sans équivoque de la cheminée de Jules. En dehors de ces six-là, nulles autres cheminées n’avaient craché de la fumée. Jules n’était donc pas aussi ivre qu’Arsène l’avait supposé.
- Tout cela est bien mystérieux, décréta le matou. Il se fait gard…
Arsène se racla une nouvelle fois la gorge. Tous ces « g » commençaient à l’agacer. Il était parfaitement capable, en y prêtant un peu plus d’attention, de les effacer de sa prononciation.
- Etant donné votre état, je peux faire un peu de chemin en votre gompagnie.
Il soupira de désespoir, puis éternua, ce qui eut pour effet de libérer son museau obstrué par de vilaines sécrétions glaireuses. Jules lui lança un regard d’encouragement. Le bonhomme avait compris combien il lui était encore pénible de formuler certaines phrases.
- Prends ton temps, le chat. Ça ne me gêne pas plus que cela… j’arrive très bien à te comprendre. Si tu parles lentement tu réussiras sans doute à éviter de me coller des « g » à tout bout de champ. Déjà que tu jactes comme une pie, je ne vais pas faire le difficile.
Arsène fronça sa frimousse. Ainsi il ne serait pas le seul animal à parler. Les oiseaux aussi ? La fierté qui avait accompagné la découverte de son nouveau don s’étiola brusquement.
- Les pies parlent aussi ? articula t-il, cette fois très distinctement.
- Heu, non… c’est une expression… On dit bavard comme une pie car ce sont des volatiles très bruyants, mais en réalité la pie jacasse ou cajole… enfin des sons pas des mots… tu vois la différence ?
Le poitrail d’Arsène se regonfla d’importance. Un instant il avait imaginé que ces animaux, considérés par son bon maître comme très intelligents, avaient réussi sans l’aide de Belzébuth à s’approprier le langage humain. Mais non, il était unique en son genre. Une pure merveille de la nature, un animal exceptionnel… La vanité enfla ses poils d’un bon centimètre.
- Je suis donc le seul… susurra t-il en fermant les yeux.
Le vent s’était levé et soufflait sur le bourg un parfum de tourbières, ponctué de notes de nénuphar, de Flûteau et de Litorelle dont il s’était abondamment chargé en rasant les étangs de la Brenne. Plus aucune trace de particules de feu de bois. Une grande bouffée humide et fraîche qui chassait les hallucinations, rendait la réalité palpable comme par exemple la faim qui assaillait depuis quelques minutes l’estomac du chat. Il était grand temps de regagner un lieu où la nourriture l’attendait au fond d’une gamelle.
- Si vous le voulez bien, je vous raccompagne jusqu’à votre maison. À deux, nous nous sentirons plus forts si jamais le coq veut encore nous jouer un mauvais tour Promettez-moi seulement de ne jamais parler à personne de notre petit secret. Vous ne m’avez jamais entendu parler… D’accord ?
Il n’avait pas une seule fois buté sur un mot. Une brève victoire qui calma les tiraillements de son ventre.
Jules lui adressa un sourire complice et promit sans se faire prier. Il n’avait qu’une envie : rentrer chez lui pour se changer en évitant de croiser Christine dont le regard pourrait, par mégarde, se poser sur la tache qui déshonorait son pantalon. Le vieil homme peina à se lever. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois. Enfin, il cala son dos contre le mur de la lourde demeure et attendit de retrouver le sens de l’équilibre. Le chat tournait en rond, la queue dressée et l’encourageait par de brefs miaulements et ronronnements mêlés. Arsène était redevenu un félidé, un greffier tout à fait banal ; du moins en apparence.
©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014
à suivre...
Que du bonheur... et pas seulement parce que cet épisode a été publié un premier mai! Merci Tippi
RépondreSupprimerBonheur tellement partagé ma belle Elsa ! Merci à toi ! Bises tintinnabulantes!
SupprimerUn chat banal, c'est vite dit, à mon avis, il est tout sauf banal ! Merci Elsa de ce beau partage ! Je ne dérogerai pas à ma tradition et je te tire ma caquette bien bien bas !!
RépondreSupprimerJules, Arsène et l'auteure te remercient et échangent casquette contre un grand coup de chapeau pour ta fidélité et tes commentaires. :-)
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