Suite 7
Le village, construit sur un escarpement rocheux, abritait un dédale de ruelles pentues qu’une brume poisseuse, nouvellement apparue, avait rendues glissantes. Le chat, acrobate de naissance, se jouait de la difficulté. Incapable de marcher au tempo de l’allure humaine, il bondissait de quelques mètres, s’arrêtait, tendait l’ouïe au moindre bruit, puis filait derechef, aussi à l’aise sur le sol miroitant qu’un patineur exécutant un programme de figure libre. Il poussait le vice jusqu’à se laisser glisser à la base du prochain lampadaire où, bombant le dos, il se caressait, laissant ainsi ses phéromones indiquer sa présence à ses congénères. Jules, encore dans un état second, peinait, hésitait à chaque minime enjambée et il lui fallut pas moins de dix bonnes minutes pour rejoindre sa demeure.
Il habitait une bâtisse qui avait abrité un siècle plus tôt les écuries d’un ancien relais de poste. Les murs insalubres lui avaient été cédés par les propriétaires contre une somme modique. À force de travaux d’assainissements, d’aménagements divers qui s’étalèrent sur cinq années, et pour lesquels il avait puisé sans vergogne dans le stock de matériaux de la municipalité, il était arrivé à transformer le bouge en une demeure acceptable avec un étage, deux chambres et, luxe suprême, un cabinet de toilette. Une glycine plantée au pied du mur exposé face au sud avait prospéré et livrait chaque mois de mai une abondante floraison en grappes violacées, lourdes fontaines de fleurs papilionacées au subtil parfum de miel.
Arrivé sur le seuil, il fouilla ses poches à la recherche de son trousseau de clés, puis fit pivoter la lourde porte de chêne en évitant soigneusement de la faire grincer sur ses gonds rouillés. La pénombre régnait dans la maison, mais une douce chaleur les accueillit dès l’entrée ainsi que le fumet d’un ragoût qui éveilla l’appétit des deux larrons. Le cantonnier ôta ses godillots humides, son pantalon souillé qu’il remplaça par une vieille salopette et les pieds tire-bouchonnés dans des chaussettes de laine trop grandes à force d’être portées, il avança à pas de loup sur le vieux parquet, tandis qu’Arsène flairait d’un air circonspect ce lieu, pour lui encore inconnu. La porte de la chambre de Charlotte était entrouverte. Jules put l’apercevoir, allongée sur le lit, la tête nichée au creux de l’épaule de Christine, elle-même enlaçant la taille de sa propre fille. Les trois frêles silhouettes s’étaient assoupies et un instant, il s’en voulut d’avoir tant tardé et de rentrer dans un si pitoyable état.
Partagé entre l’envie de réveiller les dormeuses et celle de céder à la tentation de goûter au plat mijoté, il tergiversa, les sourcils froncés en signe de profonde concentration. Le matou partageait sa perplexité : devait-il satisfaire sa curiosité de félin en s’approchant des humaines qui lui offraient une place douillette au creux du lit, ou obéir à ses entrailles qui lui criaient famine comme à chaque fois que l’odeur d’un mets effleurait ses narines ? Il faut croire que ces deux-là étaient faits du même bois, car, sans se concerter, Jules referma doucement la porte à l’instant précis où Arsène pivotait en direction de la cuisine. Sur le fourneau, une épaisse marmite de fonte tiédissait en les attendant. Jules alluma la suspension au-dessus de la table : son couvert était disposé à la place habituelle. Il souleva délicatement le couvercle de la marmite et en huma son contenu.
- Hum! tu m’en diras des nouvelles, le chat… du civet de lièvre…
Arsène avait déjà reconnu à son odeur musquée, l’animal sacrifié dans la marmite. Son estomac n’en pouvait mais. Jules fit réchauffer à petit feu le repas et se versa, sous l’œil réprobateur du chat, un grand verre de vin rouge. Après avoir vérifié que la porte était bien fermée et que personne en dehors de Jules ne pouvait l’entendre, Arsène se décida à le sermonner :
- Ne pensez-vous pas qu’un grand verre d’eau fraiche serait préférable à ce gord-boyaux qui vous détruit l’esgomac et les neurones ?
Jules, qui avait fini par oublier le nouveau don de son compagnon, sursauta en entendant la voix et manqua de renverser son verre sur sa salopette.
- Dis-donc, toi… Si tu retrouves la voix pour me faire la morale, tu ferais bien de garer tes miches et de te rentrer une bonne fois pour toutes, dans ta petite cervelle de greffier, qu’il n’y a pas que les coqs ici que l’on saigne à blanc !
Le ton était réellement menaçant. Arsène avait couché instinctivement les oreilles en arrière, bandé ses muscles, prêt à fuir. Seulement voilà, l’odeur du civet était trop délectable et la colère de Jules bien trop feinte pour qu’il la prenne au sérieux. La viande commençait à attacher au fond de la marmite et Jules s’empressa de remuer le ragoût qui exhala ses senteurs de laurier sauge et de thym frais. Rendu à de meilleurs sentiments, il préleva une cuisse appétissante, dont il sectionna un petit morceau qu’il découpa en lamelles et qu'il disposa dans une soucoupe à l’attention du chat. Arsène, ayant compris la leçon, ne broncha pas lorsque son hôte avala d’un long trait son verre de vin. Seul le bruit des mandibules retentit dans la cuisine pendant un long moment.
Le repas tirant à sa fin, Jules bourra une vieille pipe courbe en bois de bruyère et versa au fond de son verre une large rasade d’eau-de-vie de poire d’Olivet. Arsène détourna la tête et mordit le bout de sa langue pour s’empêcher de protester. Le cantonnier remarqua le manège du chat, mais sourit en tirant sur sa bouffarde.
- Arrête de faire cette tête avec ton point d’interrogation entre les oreilles ! Une bonne eau-de-vie n’a jamais fait de mal à personne, non ? Sinon, tiens pardi, pourquoi que ça s’appellerait de l’eau-de-vie ? Faut pas être né de la cuisse de Jupiter pour comprendre cela… De l’eau-de-vie, je te dis… faudrait que tu essaies un coup le chat.
Accompagnant le geste à la parole, Jules remplit la soucoupe d’Arsène du liquide légèrement ambré. Sitôt les vapeurs d’alcools libérées dans la pièce, le matou sentit sa tête tourner et éternua trois fois. Son instinct ne le trompait pas et l’alcool était tout sauf un ami. Il prit le parti, pour dévier la conversation sur un terrain moins dangereux, de ramener le cantonnier aux visions qui avaient été à l’origine de son malaise, histoire de noyer le poisson, expression qu’il avait entendue dans la bouche de son bon maître et mémorisée, bien qu’elle soit une offense aux habitudes nutritionnelles de son espèce.
- Vous me disiez que la Marthe était sur le point de faire une déclaration avant que le fantôme de votre propre fille n’apparaisse et que vous ne perdiez gonnaissance. Flûte, là… ça suffit… je disais… perdiez connaissance… Auriez-vous la moindre petite idée de ce que cette brave femme était sur le point de révéler ?
Jules tassa le brulot de tabac au fond de sa pipe avec le manche de son couteau, prit le temps de réfléchir et soudain son visage s’éclaira d’un sourire.
- J’ai ma petite idée sur ce que cette brave femme, comme tu le dis si bien, allait raconter. Je la connais suffisamment pour savoir qu’elle ne manque jamais une occasion de semer la zizanie autour d’elle et de faire battre des montagnes, juste pour passer le temps. Elle s’ennuie toute seule, ça l’occupe… faut dire qu’elle a des excuses, la vieille pie… Veux-tu que je te raconte comment est mort son mari ?
Arsène hocha la tête, car s’il avait acquis depuis peu l’usage du parler des humains, il en avait également adopté les ridicules mimiques.
Jules remonta le coussin qui lui calait le dos, s’installa confortablement sur sa chaise paillée, rebourra sa pipe de tabac aux senteurs de pain d’épices, craqua une allumette et aspira profondément et lentement la fumée de manière à exacerber l’impatience du chat qui battait de la queue avec nervosité. Puis, la lippe humide, il fit claquer sa langue.
- Tu veux vraiment savoir ?
Arsène se retint de lui sauter au visage pour le griffer.
©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014
à retrouver sur le site iPagination
à suivre...
Qu'a donc à dire cette Marthe !!! Et comment est mort son mari ? Allons vite voir cela !!! Je me régale, il n'y a pas d'autre mot et Arsène me plaît de plus en plus ! Bravo !!
RépondreSupprimerQuel plaisir de te suivre au travers de tes commentaires... C'est un encouragement dont tu n'imagines pas la portée...
RépondreSupprimerSi, si, j'imagine et c'est un réel plaisir pour moi que de laisser des petits commentaires tant je l'aime ton histoire !
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