Vieille rue berrichonne
Suite 21
Négligeant la bordée d’injures que le fils Blandin proférait, poing levé en contrebas de la route, Arsène s’engagea dans une ruelle trop tortueuse et étroite pour accueillir le gabarit d’une voiture, le sourire aux babines. Le trophée toujours accroché à l’une de ses griffes, il s’autorisa une halte au pied d’une jardinière débordant de chrysanthèmes vivaces dorés sur pétales. D’un coup précis de canine il libéra sa griffe de l’encombrant vestige des sièges de la belle américaine et creusa un trou dans le compost mélangé à un meuble terreau afin de l’y enterrer, comme s’il s’agissait d’une déjection intime. Le travail proprement terminé, terre tassée et lissée à la perfection, il remonta la pente raide du passage étroit qui le conduisait jusqu’aux pavés de la Place de l’Église. Se souvenant de la recommandation de la Moune au fils Blandin, il hésita à franchir le vaste espace sans s’assurer en premier lieu que la ligne fuselée de la Corvair n’y était pas discernable. Il risqua une paire de moustaches à découvert. C’est au moment précis où il se décidait enfin à traverser la Place qu’il vit son ami Jules en fâcheuse posture. Le bonhomme empêtré dans son attirail de pêche, cannes à lancer sous l’aisselle, nasse arrimée à un coude et sac en bandoulière, portait également dans ses bras Charlotte qui sanglotait la tête enfouie contre son cou. Il avançait maladroitement, le dos courbé, le front barré par des rides profondes qui traduisaient ses efforts. Mû par son instinct et son bon cœur, Arsène s’approcha du cantonnier afin de lui porter secours. Mais que pouvait-il faire ? Rien… Un chat, même doué de la parole, ne se transforme pas subitement en sherpa. Lorsque sa silhouette entra dans le champ de vision d’un Jules qui suait à grosses gouttes, celui-ci le gratifia d’un regard où le désespoir se teintait de douleur.
- Ha ! le chat, c’est pas le moment… grommela-t-il, à bout de souffle.
Arsène se rangea à ses côtés et régla son allure sur le pas traînant de son ami. Charlotte persistait à chouiner comme un petit animal blessé. Du sang séché avait dégouliné le long de son mollet et maculé l’une des manches de la vieille parka de coton et nylon que Christine avait offerte à Jules, l’extirpant avec nostalgie du modeste paquetage de son mari mort au Tonkin. Ils cheminaient maintenant tous les trois, pesamment, en cortège affligé, dans la direction de la demeure de Christine, une petite maison coincée entre deux demeures bourgeoises, mais dont le linteau au-dessus de la porte s’enorgueillissait de la mention 1852 gravée dans la pierre ainsi que du monogramme JHS ceint de feuilles de lierre et pommes de pin. Quand Arsène aperçut le pavé protubérant, il était déjà presque trop tard… Oubliant toute précaution élémentaire, il voulut crier « Attention ! » au bonhomme, mais sa voix non exercée au parler humain depuis une dizaine d’heures ne put que proférer un « gention ! » enroué et parfaitement inintelligible. Jules buta sur l’obstacle, lâcha les cannes et la nasse qui tombèrent en un son à la fois mat et métallique sur les pavés de la ruelle, puis dévalèrent la pente en direction de la Place de l’Église qu’ils venaient tout juste de quitter. Il chuta lourdement sur le côté gauche, sans lâcher sa fille des bras, le choc terrible lui arrachant un grognement rauque. Le père et la fille restèrent immobiles pendant des secondes qu’Arsène assimila à des minutes. Puis Charlotte, que le corps de son père avait protégée, cessa subitement de geindre, se releva sans mal apparent, bouche ouverte en forme de « o », les yeux étirés en amande fixés sur le matou.
- Le chat i parle… le chat i parle… le chat i parle… le chat i parle…
Impossible de la faire taire. Arsène tenta un « miaou » très félin pour faire diversion, mais la gamine continuait à psalmodier sa phrase en le pointant du doigt.
- Tais-toi donc, Charlotte… et aide-moi plutôt à me relever…
Un passant alerté par le fracas de la chute, le tintinnabulement de la nasse sur le sol et par la voix de Charlotte qui continuait à débiter sa litanie, s’arrêta à leur hauteur et réussit au bout de trois tentatives à remettre Jules d’aplomb sur ses jambes. Il lui demanda s’il ne s’était rien cassé. Son regard fut ensuite attiré par la tache de sang qui s’étalait sur la manche de la parka.
- Vous saignez ! Il faut vite allez voir un médecin…
Puis, ce fut au tour de Charlotte d’être examinée. Le visage rond, les yeux fendus et le nez court ne troublèrent pas son attention qui s’était portée dès qu’elle avait pivoté d'un demi-tour sur l’auréole rosâtre qui baignait le bas de sa jupe à hauteur de ses cuisses.
- La petite saigne aussi… regardez sa jupe est toute tachée… et ses mollets là, regardez… des traces de sang…
Les joues de Jules s’empourprèrent. Il remercia promptement l’âme charitable pour son aide et refusa de se laisser conduire, lui et sa fille, chez le docteur le plus proche. Comme l’autre insistait et montrait du zèle, il se pencha vers l’oreille de l’homme et lui confia à voix basse l’origine du saignement. Ce fut à son sauveteur de rougir à son tour et de balbutier quelques mots d’excuse.
- Le chat i parle… le chat i parle… continuait à psalmodier Charlotte, en sautillant de joie sur place.
Son manège attira l’attention de promeneurs en goguette qui dévièrent de leur chemin habituel pour s’approcher du petit groupe, venir aux nouvelles afin de recueillir une anecdote ou un ragot inespéré qui alimenterait leurs discussions vespérales. Parmi eux, certains connaissaient Jules et Charlotte et ne s’étonnèrent pas plus avant de l’étrangeté du discours de l’enfant. Hélas, le sauveteur bénévole n’en faisait point partie et il jeta un regard suspicieux sur Arsène qui n’en demandait pas tant. Jules se devait de mettre un terme à une situation qui devenait incontrôlable et quoi qu’il lui en coûtât, il finit par lâcher du bout des lèvres à l’attention du curieux:
- Faites pas attention… la petite n’a pas toute sa tête…
L’homme eut un regard de pitié envers la gamine, le genre de regard qui exaspérait Jules au plus haut point. Pour couper court à la gêne qui s’était installée entre eux, le cantonnier lui proposa d’aller récupérer son attirail de pêche et de le lui rapporter afin d’économiser ses forces. Trop heureux de se rendre utile et d’échapper à des confidences embarrassantes, l’homme s'exécuta de bonne grâce. Lorsqu’il revint avec le matériel et la nasse toujours remplie de six défuntes truites, Jules se frottait le bas des reins tout en serinant des « Chut ! » à une Charlotte qui riait aux éclats au sein d’un attroupement enclin à se repaître de ses singeries. Les dernières politesses échangées, les importuns renvoyés à leurs petites affaires, ils reprirent le chemin qui les menait au logement de Christine, l’un claudiquant, l’autre effectuant d’agiles sauts de cabri, le troisième fidèle à sa race, avançant en diagonale et sur le bout des doigts : patte arrière gauche, patte avant droite, patte arrière droite, patte avant gauche…
©Catherine Dutigny/Elsa, juillet 2014
à suivre...
Oups ! Arsène a failli être démasqué mais non finalement, un chat qui parle, allons dans quel monde vivons-nous ? eh bien oui, je préfère le monde où les chats parlent et j'adore ton univers Elsa et j'adore ta voix magique Tippi aussi merci et casquette bien bas à toutes les deux !!!
RépondreSupprimerOui... il s'en est fallu de peu Eponine! Merci d'avoir trouvé le temps de venir nous lire, nous écouter et cerise sur le gâteau de nous laisser un si joli commentaire. Bises, Christine ♥
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