Autocar Chausson
Suite 25
À huit heures trente du matin, un froid piquant s’insinuait entre les couches des vêtements des trois villageois patientant à l’arrêt de l’autocar qui devait les mener à Limoges. L’hiver avait surpris tout le centre de la France par sa brutalité glaciale après un automne anormalement clément et ensoleillé. Les pommettes rougies, les nez écarlates, les yeux larmoyants, Jules et un couple de fermiers emmitouflés jusqu’aux oreilles dirigeaient leurs regards vers la courbe de la route d’où devait surgir la face arrondie et imposante d’un Chausson 522. Au loin, le lugubre croassement des corbeaux avait remplacé le gloussement des perdrix dans les prés habillés d’ocre. On entendait battre la semelle sur l’asphalte et des volutes de vapeur s’étaient échappées des bouches prêtes à se refermer dès les échanges de courtoisie terminés. Jules remonta son cache-nez et essuya une larme qui s’était formée au coin d’une paupière. À ses pieds, le vieux panier de pique-nique avait retrouvé un semblant de jeunesse, dépoussiéré et lavé deux jours plus tôt à grande eau claire et savon noir. Y loger Arsène ne s’était pas fait sans mal. Le bonhomme avait aménagé au mieux l’intérieur, tapissant le fond du panier d’un morceau de couverture en laine plié en quatre. Tout d’abord, animé d’une bonne volonté à toute épreuve, le matou avait accepté docilement que Jules l’empoigne pour le faire glisser, arrière-train en premier, dans l’ouverture de l’un des deux battants. Mais quand le bonhomme avait appuyé sur sa tête pour l’obliger à se coucher sur la couverture, un vent de panique avait fait voler en éclats une docilité surfaite. Arsène souffrait de claustrophobie, comme la majorité de ses congénères.
Voyager, oui ! mais enfermé, non ! Il avait jailli du panier comme un diable de sa boîte et était resté un long moment à feuler et à montrer les crocs. Après une nouvelle tentative, où Jules avait été griffé superficiellement dans le gras du bras, le cantonnier avait abandonné l’idée d’imposer à Arsène des contorsions qui déclenchaient chez le chat une panique irraisonnée. Il s’était tenu à bonne distance, laissant le panier ouvert et s’était contenté d’expliquer à Arsène qu’il n’y avait pas d’autre solution pour l’emmener avec lui à Limoges et que ce calvaire ne durerait qu’une heure et demie. Comme le chat continuait à se montrer récalcitrant, il avait changé de tactique, lui avait vanté les charmes exotiques d’une grande ville avec ses rues pittoresques, ses commerces regorgeant d’objets de porcelaine d’une finesse et d’une beauté inégalables, connus et appréciés dans le monde entier, ses larges avenues, ses fontaines charmantes, son trolleybus qu’ils devraient également emprunter pour rejoindre le domicile d’Armand. Il lui avait décrit de magnifiques usines avec leurs immenses cheminées pointées vers le ciel, la construction d’un vaste parking Place de la République et le chantier pharaonique du Grand Théâtre. Il avait rajouté tant de détails mirifiques et enjolivé de mots porteurs de rêves son énumération qu’Arsène l’avait écouté les yeux exorbités et la langue pendante.
Quand enfin Jules s’était tu, le chat, vaincu par l’abondance et la magie des descriptions, la curiosité faisant frissonner ses vibrisses, avait de lui-même accepté de grimper dans le panier, non sans avoir au préalable recommandé à Jules de laisser au moins l’un des battants ouvert, pour, avait-il ajouté, mieux profiter de la vue pendant le voyage. Le cantonnier n’avait pas été dupe, mais il lui avait promis qu’une fois installé dans l’autocar, il détacherait les liens qui fermaient les battants et le laisserait passer le cou par l’ouverture à la condition sine qua non qu’il ne tente pas de s’échapper du panier. Chacun promit, chacun jura, chacun cracha et ils purent enfin prendre le chemin qui les conduisait en bas de l’escarpement rocheux du village à l’arrêt de l’autocar, dans le petit matin figé par la froidure.
Arsène se morfondait sur sa couverture de laine et tentait de scruter l’horizon entre deux brins d’osier sans réellement y parvenir, quand un bizarre chuintement ressemblant à un Pschiiiiiiii, suivi d’un long soupir de soulagement ouff, ouffff, oufffffffffffff… fit dresser ses oreilles. Dans la seconde qui suivit, il sentit le panier s’élever dans les airs et commencer à tanguer, avivant un reste de panique qu’il n’arrivait toujours pas à contrôler. Un nouveau Pschiiiiiiiiii, plus aigu que le précédent, suivi d’un Plock brutal, déclenchèrent de nouvelles oscillations ainsi que le sentiment de s’élever encore plus haut dans les airs. Il allait succomber à une nouvelle crise d’angoisse, les griffes plantées dans la couverture, quand il entendit Jules répondre à une question posée par une personne à la voix grave.
- Ho ! dans le panier ? C’est un chat… Heu… je veux dire c’est mon chat… que j’emmène voir un véto à Limoges… Y va pas fort le bestiau et le véto d’ici en dehors des vaches et des brebis, il reconnaîtrait pas un jeune chiot d’un rat… C’est pour dire… Vous inquiétez pas, j’lui ai fait boire un p’tit coup de gnôle… il va ronfler tout le long du trajet… Et puis le panier, voyez… il est fermé…
- Il y a de la place au fond du car… répondit la voix grave. Avec vous trois en plus, je remplis à peine la moitié des quarante cinq places. Profitez-en… À ce compte, la ligne est déficitaire et il se pourrait bien qu’elle soit supprimée bientôt et que je me retrouve du coup au chômage. Qu’est-ce que vous voulez, c’est la modernité… tout le monde aura bientôt sa propre voiture et nous, on ne sert plus à grand-chose. Allez vite vous asseoir, je vais démarrer…
La voix de baryton se tut et le brimbalement reprit de plus belle. Arsène, privé de repères visuels, enfouit sa tête dans l’épaisse couverture, banda les muscles de sa vessie pour ne pas trahir la peur qui lui tordait les viscères. Puis tout se stabilisa au moment même où il allait faillir. Un nouveauPschiiiiiiii donna le signal du départ et il fut agréablement surpris par la douceur du roulement et par la chaleur qui régnait à l’intérieur du monstre d’acier. Il reprit confiance en lui et libéré de l’angoisse, il s’avisa des propos tenus par Jules. Le bonhomme l’avait pour la seconde fois traité de bestiau et le mensonge qu’il avait inventé pour justifier sa présence dans le panier lui restait en travers de la gorge. S’attaquer aux compétences de son bon maître et le faire passer, lui Arsène, pour un poivrot ! Quel manque d’élégance ! Si les humains, pour sauver les apparences, étaient prêts à ruiner la réputation de l’un de leurs semblables, il ne lui parut plus étonnant qu’ils soient également enclins à s’écharper, voire à s’entretuer quand les circonstances leur en donnait l’opportunité. Il médita sur cette terrible découverte, oubliant son statut de prisonnier, si bien que lorsque le battant s’ouvrit, il resta immobile encore un long moment avant de daigner s’intéresser au monde du dehors.
Jules dut insister et hisser le panier sur ses genoux pour permettre au matou d’admirer le paysage qui défilait derrière la vitre. La vitesse défiait la vue d’Arsène habitué à focaliser ses yeux sur un point fixe. Pourtant, au bout de quelques minutes, il s’accoutuma à cette nouvelle possibilité de découvrir un environnement mouvant, sans ressentir les effets du tournis. Après avoir contemplé les innombrables plans d’eau cernés de massifs compacts de fougères roussies et parsemés sur leurs bordures d’immenses plaques de bruyère pourpre, il s’assura que leurs sièges étaient suffisamment éloignés des plus proches voyageurs, puis murmura à l’attention de Jules :
- Le Limousin, ça ressemble quand même beaucoup au Berry… Je m’attendais à autre chose… Pas de quoi en faire tout un plat… Je vais dormir un peu parce que cela fait partie de ma nature et non pas parce que j’ai bu de la gnôle! Réveillez-moi dès que l’on approchera de Limoges. Là, je ne veux rien rater… après tout ce que vous m’en avez dit…
Jules se demanda soudain s’il n’avait pas fait naître dans l’esprit d’Arsène trop de visions chimériques, trop d’espoirs et quelle attitude adopterait le greffier, une fois confronté à la réalité ?
©Catherine Dutigny/Elsa, septembre 2014
texte à retrouver sur iPagination
à suivre...
Chat gnôlé, ça ne vaut pas, le Jules abuse. v'là t-y pas qu'il s'fait un effet miroir ?
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