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jeudi 30 octobre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 29









Foutoir d'Armand !






Suite 29



- Le Fox ! répéta Armand. Fox, F.O.X… comme le mot renard en anglais. Un surnom qui lui convenait à merveille et qu’il tenait de son adolescence, étant donné, si j’ai bien compris son histoire personnelle, les multiples petites entourloupes, pas bien méchantes, mais suffisamment futées pour que son professeur d’anglais l’affuble de ce sobriquet. C’était risqué de sa part de conserver ce surnom pendant la guerre, mais le gars aimait bien flirter avec le danger et de fait, personne n’est remonté à sa véritable identité, sauf le chef de son réseau et ce, dès son arrivée dans le maquis, et moi, mais après la fin de la guerre.  Je ne t’en dirai pas davantage et le seul conseil que je puisse te donner est d’oublier tout cela au plus vite et de convaincre la veuve d’en faire autant. Rien de bon ne peut sortir d’un étalage au grand jour des relents nauséabonds d’un passé sur lequel on doit tourner la page. Son idée de faire appel à un avocat parisien est stupide et n’importe quel ténor du barreau se heurtera ici à un mur de silence. Les Limougeauds sont des gens discrets, pudiques et savent garder leurs secrets. Les vedettes de la capitale ne les impressionnent pas le moins du monde. Ton baveux va lui faire perdre son temps et lui coûter une fortune pour strictement aucun résultat. Rien… ou pas bézef… Laisse tomber l’ami et parle-moi plutôt de ta petite… Comment va ta Charlotte ? As-tu trouvé une solution pour l’aider à faire face à son handicap ? J’y pense souvent à ta gamine. C’est vraiment trop triste pour elle comme pour toi...

Le journaliste enchaînait les phrases rapidement de manière à ne laisser à Jules aucune occasion d'intervenir. Un maillage verbal très professionnel dont il jouait avec le savoir-faire d'un expert. Il reprit sur sa lancée:

- Je ne sais pas si tu es au courant mais il y a eu une communication en 59 dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences d’un certain Jérôme Lejeune et… mince, j’ai oublié son nom… une femme… Marthe… Marthe, comment ? Oh ! je dois avoir cela dans l’un de mes dossiers…

Armand jeta un coup d’œil circulaire sur les innombrables chemises cartonnées entassées sur les étagères. Il esquissa un geste vague en direction d’une pile, sans prendre la peine d’aller fouiller dedans.

- Bon, ça prendrait trop de temps à le retrouver et ce n’est pas le plus important. Ils ont découvert la présence d’un chromosome surnuméraire, disons supplémentaire si tu préfères, qui serait à l’origine de la trisomie. Je crois même que récemment il ya eu à Denver le début d’une nomenclature des chromosomes. Tous les savants planchent sur ces études. Je ne sais pas si cela va permettre de soigner ce dont souffre ta fille, mais c’est encourageant. Si les choses avancent de ce côté, je te tiendrai immédiatement au courant…

En déviant la conversation sur Charlotte, Armand entendait clore définitivement le sujet qui avait amené Jules jusqu’à Limoges. Le cantonnier comprit qu’il était inutile d’insister et en lui parlant de Charlotte, le journaliste avait fait mouche. Si la science progressait dans la compréhension du handicap de sa fille, un mince espoir déchirait le voile opaque dans lequel sa vie s’était enlisée depuis des années et l’information faisait vibrer son cœur. Rendre à la petite une vie normale, la sortir du monde trouble où évoluait son esprit depuis sa naissance étaient des préoccupations et des enjeux bien plus importants que connaître l’identité d’un homme apparemment repenti. À son corps défendant, il fut gré à Armand de l’avoir ramené dans la voie de la sagesse. L’enquête pourrait attendre…

- Tu pourras me faire une copie de cet article ? C’est quand même curieux que le médecin de Charlotte ne m’en ait pas parlé. J’vis dans un bourg… peut-être, mais y a le téléphone, la poste et même certains qu’ont la télévision. C’est pas croyable… Trisomie... Jamais entendu ce mot dans la bouche du toubib.

Armand opina de la tête et consentit à se lever. Il examina la tranche de plusieurs chemises cartonnées pour y déchiffrer son écriture filiforme. Au terme de quelques minutes qui mirent Jules au supplice, il en extirpa une chemise pleine à craquer.

- Tu sais Jules, sans vouloir te vexer, il s’agit d’une communication scientifique et je ne suis pas sûr que tu y comprennes grand-chose. En revanche, oui, ton médecin… Tiens, je crois que c’est là-dedans…

À l’instant où il s’apprêtait à libérer le dossier d’une sangle râpée par de multiples manipulations, la sonnerie stridente d’un téléphone retentit dans la pièce. Il confia rapidement le dossier à Jules en l’autorisant à chercher le document, puis décrocha le combiné de Bakélite noire.

- Allô ! oui, c’est moi… (silence) Oui… où ça ?  Claude ne peut pas y aller ? C’est son job, pas le mien… (silence) Ah ! d’accord… je n’étais pas au courant… O.K. J’y file et je passe à la rédac au retour… oui, tu peux compter sur moi… a tchao…

Il raccrocha et se précipita sur le guéridon pour récupérer son manteau enfoui sous celui de Jules.

- Bon, mon vieux, faut bouger… Il y a eu un terrible accident de la route sur la D 220 à hauteur de La Crouzille. Le journaliste qui couvre ce genre de rubrique est au lit avec quarante de fièvre. C’est pas très déontologique, mais je t’emmène avec moi… ma voiture est garée près du Champ de Juillet et Pablo le photographe m’y attend déjà… Allez, on se grouille… c’est quand même à environ huit cents mètres… Emporte le dossier avec toi, je dois avoir l’équivalent au journal.

- Et le chat ? demanda Jules en enfilant son manteau.  

- On ne va pas le laisser là… Tu le fourres vite fait dans son panier. Tu as beau prétendre qu’il est propre, je ne tiens pas à ce qu’il me salope mon appartement.

Empoigné par la peau du dos, Arsène regagna, manu militari, le panier à pique-nique et se consola d’un traitement si peu adéquat avec son noble statut de chat inspecteur en pensant qu’il allait être le témoin privilégié d’un reportage journalistique. Encore une première ! Il en oublia la mauvaise impression que lui avait laissée cette bonne ville de Limoges. L’aventure prenait à nouveau un détour inattendu et séduisant. Armand verrouilla derrière eux la porte de son logement, puis dévala quatre à quatre l’escalier de l’immeuble, suivi tant bien que mal par Jules qui risquait de trébucher à chaque marche. Enfin, arrivés tous les trois dans la rue Monte-à-Regret, le journaliste allongea le pas forçant son ami cantonnier à en faire autant. Il enfila les raccourcis à un rythme d’enfer sans plus se soucier d’un Jules haletant et rendu hermétique au vent glacial qui s’engouffrait dans les rues étroites de la vieille ville. Parvenus dans l’Avenue de la Libération, ils obliquèrent enfin en direction du Cours Vergniaud où était garée la voiture d’Armand. Un jeune homme brun engoncé dans un blouson aviateur doublé de mouton et équipé d’un Nikon F en bandoulière les attendait adossé à la portière d’une Dauphine d’un délicieux vert Pastis. Armand le rejoignit en premier et lui serra chaleureusement la main. Il fit signe à Jules de se presser, mais ce dernier s’était arrêté au croisement et avait les yeux rivés sur une pulpeuse jeune femme rousse dont la tenue minimaliste démentait la rigueur du climat.

- Pas le temps de s’encanailler, persifla le journaliste… t’inquiète, elle sera toujours là à notre retour. Vu le temps qu’il fait, les michetons se font rares… D’ailleurs, elle aime bien les gens de ton patelin… Tous les mois, votre véto vient lui rendre visite et l’auscultation dure des plombes… acheva-t-il, en pouffant de rire.

Jules détacha lentement son regard des appâts exposés à sa convoitise, pendant qu’Arsène, la tête coincée dans l’ouverture du battant, contemplait béat cette éblouissante créature. Pas à dire, son maître avait un goût d’esthète.



©Catherine Dutigny/Elsa, octobre 2014

à retrouver sur le site iPagination




à suivre...






8 commentaires:

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    1. heureusement, ce n'est pas mon bureau... :-) mais quelques analogies quand même (rires)...

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  2. hi! hi! dis-donc Elsa comment se fait-il que tu décris si justement mon bureau !! Tu m'épates ! J'ai adoré comme d'habitude cette faculté que tu as de passer d'un monde terrestre à un monde enchanté tout naturellement ! Et avec la magicienne Tippi, vous nous embarquez joliment bien aussi foi de Gavroche CASQUETTE BIEN BAS A VOUS DEUX !!! Mercii ! Gros bisous et douce soirée loin de la morosité

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    1. j'ai des dons de voyance Eponine! décidément j'ai le sentiment que les écrivains sont un tantinet bordéliques :-) Gros bisous à toi et bon WE!

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  3. Réponses
    1. derrière cet (cette) anonyme, je crois savoir de qui il s'agit... ;-)

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  4. Trisomie un terme barbare pour ce pauvre Jules ... Arsène lui qui n'est pas siamois, stigmatisé par un orientalisme des steppes, sait passer sa tête hors le panier pour en mater d'autres... "paniers ... quoi que vous "osier" penser ...
    Encore un chapitre croustillant par ces petits détails descriptifs qui vous font entrer dans la scène...du vivre à lire...

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  5. Merci Patrice, tu remarqueras quand même qu'il n'y met pas la main... ;-) Super bien élevé ce matou (rires)

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