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jeudi 4 décembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 33







Billet de cinquante nouveaux francs




Suite 33


Comment avait-il pu ne pas le repérer dans la foule ? Il avait scruté avec minutie chaque visage. Les images défilèrent dans son cerveau. Il les explora une à une, mais ne trouva pas la trace de celui auquel il pensait. Se pouvait-il que son odorat lui ait joué des tours ? Perplexe, Arsène attendit la fin de la messe pour épier la sortie de l’église et détailler le cortège qui se formerait pour suivre le fourgon funéraire jusqu’au cimetière. Quand enfin les villageois passèrent à pas lents devant lui, ce nouvel examen confirma qu’il avait dû se tromper ou que l’eau de toilette de son bon maître était bien plus courante et portée par plus d’hommes qu’il ne l’avait imaginé. Il observa quelques minutes supplémentaires la longue file éplorée quitter la place, puis se rendit directement à la demeure de Jules avec lequel il avait hâte de récapituler mille choses avant que le bonhomme n’ait tout mélangé, voire oublié certains détails importants. Une heure plus tard, de grands éclats de rire sortirent Arsène du demi-sommeil que la longue attente avait provoqué. Il s’agissait de Charlotte qui suivait à la traîne son père, en agitant au bout de ses doigts une fleur de chrysanthème qu’elle avait dû prélever sur une couronne mortuaire. Elle jouait avec la corolle comme avec une marionnette et s’amusait à lui prêter des propos qu’elle seule trouvait rigolos à en juger par la mine affligée de son père et la gêne que l’on pouvait lire dans ses yeux. Sans doute, était-ce pour elle une manière d’évacuer la tension et l’anxiété accumulées pendant la cérémonie mortuaire, laver son esprit et son cœur des larmes qu’elle avait vu couler à flots sans qu’elle en saisisse totalement les raisons.

Quand Jules aperçut Arsène au pied de sa porte, le sourire revint sur ses lèvres et il se dépêcha d’ouvrir, poussant devant lui d’une main ferme Charlotte dont le rire continuait à résonner dans la rue. Il autorisa le chat à s’introduire dans la cuisine puis, n’ayant d’autre alternative pour apaiser sa fille, il la conduisit dans sa chambre, l’aida à se dévêtir et la coucha sur son petit lit après avoir déposé la fleur sur l’oreiller. Un dernier baiser sur le front bombé calma enfin l’enfant qui, épuisée, s’endormit en serrant la tige dans ses doigts recroquevillés. Le silence revenu sous son toit, Jules retrouva Arsène dans la cuisine et se servit un verre de gnôle sous prétexte de se réchauffer et de lever le coude une dernière fois à la mémoire du défunt. Si la première explication parut plausible aux yeux du chat, la seconde fit ricaner Arsène dans ses moustaches. Il patienta, résigné, que son ami cantonnier ait terminé ses libations post-mortem avant d’entrer dans le vif du sujet. Il lui résuma les informations fournies par Armand qui contenaient des points importants quant à l’identification de celui qui avait dénoncé Ronald. Tout en parlant, Arsène peaufinait un plan qu’il avait eu le temps d’échafauder pendant ses journées de captivité chez le vétérinaire. Il hésita, réfléchit quelques secondes, puis décida que le moment était venu de rapporter les propos entendus dans le cabinet de son bon maître. Il espéra que le cantonnier mordrait à l’hameçon. En effet, lorsqu’il aborda les indiscrétions glanées au sujet du notaire, Jules l’interrompit avec véhémence.

- Laisse tomber cette histoire le chat. J’sais très bien de quoi y retourne. La femme en question, c’est Berthe Frémieux. Elle a toujours pas digéré que le Cormaillon se soit porté acquéreur de la ferme qu’elle louait et que son propriétaire avait mise en vente. Notre sacré filou de notaire avait utilisé comme prête-nom, le nom de sa propre belle-mère alors qu’il était chargé de vendre la ferme à un tiers… et il a réussi par je ne sais quelle magouille à l’acheter à un prix inférieur à celui proposé par l’acheteur. Les fermiers ont même failli se faire expulser. T’imagines… des gens qui trimaient sur cette terre depuis plus de vingt-cinq ans… Y a eu des courriers échangés avec la Chambre des notaires, mais le Cormaillon s’en est sorti blanc comme neige. Par contre, depuis la femme, elle ne parle que de cela. Ça lui est resté en travers du gosier. Alors tu comprends, elle doit souvent se libérer la glotte. Faut dire que son mari qu’est plus tout jeune commence à branler du chapeau et que cette affaire l’a pas arrangé des masses. Paraît qu’il reconnait plus sa fille et son fils et leur donne du Monsieur et du Madame… C’est t’y pas une vraie désespérance… Un gars qui était si brave à la tache… Devient zinzin le vieux, se souvient de rien…

Tout cela Arsène l’avait appris de la bouche même de Berthe et Jules venait de lui donner l’occasion qu’il avait tant espérée.

- Justement, pour revenir à notre sujet, je trouverais judicieux que vous notiez sur un bout de papier le surnom donné par Armand à notre suspect.

- Pourquoi veux-tu que je le note ? J’perds pas la boule au point de ne pas m’en souvenir… C’est Le Fox… j’m’en souviens parfaitement bien…

- Quand même, insista Arsène, ce serait plus prudent… J’ai entendu dire que l’alcool détruisait des neurones… alors on se sait jamais… Vous ne voudriez pas avoir des trous de mémoire comme ce pauvre homme, le mari de la dame Frémieux ? Ecrivez juste un mot, du style : « Celui qui a donné Ronald, s’appelle Le Fox »

Jules failli voir rouge. Il avait cru naïvement quelques semaines plus tôt qu’en lui expliquant les raisons de son penchant pour l’alcool, le chat éviterait désormais de lui faire la morale. Et le voilà maintenant qui en remettait une couche en suggérant qu’il allait perdre la mémoire… devenir maboule en quelque sorte… Heureusement la colère chez Jules disparaissait aussi vite qu’elle était apparue. Un rapide coup d’œil au verre vide qui traînait  sur la table de la cuisine acheva de le rendre à de meilleurs sentiments. Il alla chercher dans le tiroir du placard un petit bloc-notes et un crayon noir, s’assit et griffonna quelques mots.

- Voilà… ça te va ? demanda–t-il, en tendant le papier à Arsène.

Arsène parlait, mais ne lisait pas. Apparemment Jules l’avait oublié. Le chat joua le jeu avec conviction. Il fut néanmoins dans l’incapacité d’expliquer à Jules qu’ « appelle » prenait deux « p » et deux « l ». Il esquissa une approbation en hochant la tête, puis recommanda à son ami de mettre le papier en lieu sûr.

- J’vais le ranger dans ma commode. Personne n’ira le chercher là. Bon, c’est tout ce que tu avais à me dire ? Alors, je récapitule. Le gars est du pays, il s’appelait durant la guerre Le Fox, un nom donné par son professeur d’anglais… tiens, tu vois j’connais par cœur… il est franc-maçon c’qui nous fait une belle jambe et aurait selon Armand payé sa dette. Une dette envers la Marthe, si je comprends bien… Oui, mais quelle dette ? Et puis alors pourquoi qu’elle n’est pas au courant, la Marthe ? Une affaire de gros sous, tu crois ? Elle devait de l’argent ? À qui ? Ben, alors le Cormaillon doit être au courant, vu que tout le monde passe par lui et pas par la banque quand il y a de l’oseille en jeu, question d’habitude dans le patelin… même qu’il détient des obligations au porteur, que j’ai mises de côté pour Charlotte au cas où il m’arriverait quelque chose… une jolie petite somme qui représente des années de privation et tu sais, y en a même une qu’est remboursable par tirage au sort à hauteur de 300 000 francs. Enfin, j’te parle en anciens francs…  vu que j’m’y perds un peu avec les zéros depuis que le grand Charles nous a les a rabotés.

Jules avait bombé le torse en évoquant les économies de toute une vie de dur labeur.

- Et il vous a délivré un reçu ? questionna Arsène qui redoutait la réponse.

- Un reçu, pour quoi faire ? Puisque j’te dis que ça fera partie de ma succession…

Jules réalisa alors l’énorme bêtise qu’il avait commise, se mordit la lèvre et se mit à jurer si crûment qu’Arsène découvrit de pittoresques nouveaux mots qu’il se hâta d’enfouir dans sa mémoire.


- Dès demain, j’irai le voir ce salopard et lui reprendre mes obligations… t’as bien fait le chat de me poser la question. Alors, qu’est-ce que t’en penses de cette histoire de dette ?

- Il me semble que l’on s’égare… La dette du Fox, il l’avait contractée à l’égard de la Marthe en dénonçant Ronald… ce n’est pas une histoire d’argent... Mais comment a-t-il pu s’en libérer puisqu’elle continue à vouloir se venger et ne semble pas connaître l’existence de ce renard repenti. Le Fox… Tiens au fait, il y a beaucoup de gens qui parlent anglais dans le village ?

Le cantonnier fit mine de réfléchir puis éclata de rire.

- C’est à moi que tu demandes ça… déjà que le français j’ai tendance à l’écorcher… Avant la guerre, il fallait aller à Argenton-sur-Creuse pour faire des études après le brevet. Si le gars a appris l’anglais, c’est pas chez nous, mais là-bas. Cette histoire de renard, ça me dit pourtant quelque chose… En vrai, ça me rappelle de grands moments de chasse… Le goupil quand il s’attaquait aux poules, c’était un vrai carnage et nous, ben on le tirait ou alors on posait des pièges à mâchoires. Le père Baillou, quand il était encore un jeune homme, j’peux te dire qu’il en a eu des dizaines à son tableau de chasse. Élever des poules comme il le faisait lui et son père, et se les faire bouffer par ces nuisibles… je l’comprends quand même un peu, pas toi ? Un jour, je crois que c’était en 37, il est entré jusque dans l’exploitation des parents de la Marthe qu’étaient encore en vie, pour faire sa peau à un coriace qu’avait eu l’idée de se réfugier là… sauf qu’il a été reçu à coups de chevrotine et qu’il a dû s’enfuir. On n’a jamais su qui lui avait tiré dessus, mais il a gardé du plomb dans une fesse. J’peux te dire qu’on s’est bien foutu de sa gueule ce jour-là…

Jules s’interrompit et oubliant ses bonnes résolutions, se versa un nouveau petit verre. Contrairement à ce que le matou avait affirmé, l’alcool ravivait ses souvenirs.



©Catherine Dutigny/Elsa, novembre 2014
Texte à retrouver sur le site iPagination




à suivre...





2 commentaires:

  1. Toujours un régal de suivre les pérégrinations de Jules et d'Arsène, les choses sont encore loin de s'éclaircir et notre détective a du pain sur la planche ! J'adore cette intrusion dans la province de l'après-guerre ! C'est un délice ! CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux toi la magicienne pour si bien retranscrire l'atmosphère de ce petit village et toi Elsa pour avoir créé cette superbe histoire ! C'est que du bonheur ! Gros bisous à toutes les deux et douce journée enchantée !!

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  2. Merci Christine... du bonheur, nous en avons tous besoin et c'en est un et non des moindres que de lire tes commentaires! :-)

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