La salle d’attente empestait l’odeur du cigare. Une pluie hiémale frappait en cadence les carreaux de l’unique fenêtre donnant sur l’arrière-cour de l’hôtel particulier et les gouttes se regroupaient par capillarité pour filer en longues dégoulinades semblables au motif du papier peint collé sur les murs. Jules n’avait pas pris rendez-vous et la secrétaire de maître Cormaillon, une femme aussi raide et apprêtée que la permanente qui rigidifiait sa chevelure, avait tenté sans succès de décourager le cantonnier d’attendre le bon vouloir de son patron. Il s’était installé sur une banquette Napoléon III en acajou, recouverte d’un velours moutarde à rayures noires et fleurs pourpres dont la trame usée laissait apparaître par endroits la toile forte recouvrant le guindage. L’étude du notaire ne respirait pas l’opulence. Était-ce voulu ? Par désœuvrement, il feuilleta une revue aussi usée que le tissu du canapé, bien décidé à ne repartir qu’après avoir récupéré ses précieuses obligations.
Le « tchic tchic tchic… » de la machine à écrire de la secrétaire, ponctué à intervalles réguliers du son mécanique du retour chariot, créait une ambiance semi-cotonneuse propice à l’assoupissement. Les yeux de Jules se fermèrent, la revue tomba sur ses genoux tandis que sa tête s’affaissait sur son épaule. Il dormait d’un sommeil profond quand un éclat de voix le sortit de ses rêves. Maître Cormaillon se tenait debout, le torse bombé en avant, face à un couple que Jules eut des difficultés à identifier sur l’instant, la vue encore brouillée par le sommeil. Son ouïe fut plus performante et il reconnut dans les secondes qui suivirent la voix haut perchée de la Marthe. Le visage livide, à peine rehaussé par un fard à joues bois de rose, elle agitait sous le nez du notaire une liasse de papiers en lançant des imprécations.
- Malheur à vous !… ce sont des faux… martelait-elle… J’en ai la preuve ! Mes parents n’ont jamais signé ces documents. Le terrain est à moi et à mon frère… ajouta-t-elle, en se tournant vers l’homme qui l’accompagnait.
Jules se pencha en avant pour mieux apercevoir celui que le long manteau de drap noir de la Marthe dissimulait. Il n’avait pas revu Jean depuis des décennies et fut surpris par l’élégance de sa mise. Arsène ne lui avait pas menti. Jean avait tout d’un gentleman, grand, le port altier, le corps cintré dans un loden beige à la coupe irréprochable. Une petite moustache châtain, que le chat n’avait pas mentionnée, parachevait l’image d’un dandy, fort éloignée de celle qu’il avait gardée à l’esprit. Pour Jules, Jean était resté le gamin turbulent auquel il avait appris la technique imparable pour poser des collets destinés à piéger les lièvres près de leurs terriers et enseigné l’art de la pêche à la truite sur les rives du Portefeuille. Le souvenir d’un visage poupin, éclairé par de grands yeux malicieux bleu porcelaine, de ses sempiternelles culottes courtes rapiécées, portées hiver comme été, de ses galoches trouées qui prenaient l’eau et trempaient les chaussettes tricotées par la mère, s’accordait mal avec les traits fins et lisses, le long nez droit et les habits luxueux qu’il venait de découvrir. Le regard, en revanche était resté doux et limpide et lorsque leurs yeux se croisèrent, un grand sourire éclaira le visage de Jean.
- Jules, c’est bien toi ? Qu’est-ce que je suis heureux de te voir !
Le frère de la Marthe aida le cantonnier à s’extirper du canapé pour l'enserrer ensuite dans ses bras avec une émotion vive et sincère. Il s’enquit de sa santé et de celle de Charlotte, parla du temps qui passait trop vite et de l’éloignement qui distendait les liens d’amitié. Maître Cormaillon profita de l’intermède pour glisser un mot à l’oreille de sa secrétaire qui acquiesça en silence, puis il ouvrit la porte capitonnée de son bureau et invita la Marthe à y pénétrer. Jean promit à Jules de passer lui rendre visite un jour, sans préciser lequel, l’embrassa sur les deux joues avant de rejoindre sa sœur. Au moment de refermer la porte, maître Cormaillon apostropha le cantonnier d’un ton cassant.
- Je ne peux vraiment pas te recevoir aujourd’hui, Jules. Comme tu le vois, j’ai un emploi du temps très chargé. Prends rendez-vous avec ma secrétaire.
Il disparut à son tour et Jules se retrouva seul devant la doublure manquée d’Elizabeth Taylor qui du bout de ses doigts manucurés faisait défiler les pages d’un agenda. De grands blancs prouvant la disponibilité du notaire ne perturbèrent pas son manège et lorsque sa main s’arrêta enfin sur une page totalement vierge, Jules avait compris que le notaire et sa secrétaire se moquaient de lui.
- Mercredi 13 décembre, dix-sept heures trente… c’est ce que j’ai de mieux à proposer…
- Et le 24 au soir ? demanda Jules, qui commençait à s’énerver.
Elle resta imperturbable et répondit que maître Cormaillon prenait des congés du 20 décembre au 5 janvier inclus.
Autant essayer de dialoguer avec un âne du Berry. Le bonhomme grommela une vague formule de politesse et quitta l’étude avec le sentiment de s’être fait berner. Il remonta le col de son manteau, rentra la tête dans les épaules espérant se protéger au mieux des trombes d’eau qui s’abattaient sur le bourg et parcourut une partie des trois cents mètres qui le séparaient de la bibliothèque municipale en rasant les murs. Son temps était compté. La bibliothèque allait fermer dans un peu moins d’une demi-heure et il connaissait suffisamment sa responsable pour savoir que celle-ci ne lui accorderait pas une minute supplémentaire, même en la suppliant mains jointes et à genoux. Midi, ici était sacré. La bibliothécaire œuvrait à la manière de ces ouvriers sur un chantier dont il suffit d’observer les allées et venues pour deviner de manière infaillible l’heure, à la seconde près. Il pressa le pas et sentit une douleur lui déchirer le bas du dos. Il avait oublié avec l’enchaînement de tous ces événements de se rendre chez le rebouteux et se maudit pour sa négligence.
Il continua d’avancer en courbant la tête et se heurta à un homme qui lui-même avançait le front baissé. Il s’agissait du maire, Joseph Blandin. Les deux hommes échangèrent de plates excuses, puis l’élu en profita pour demander à Jules de passer à la mairie dès le lundi suivant. Il l’entraîna à l’abri d’une porte cochère où il lui expliqua qu’il avait projeté de réaménager le petit jardin qui jouxtait la mairie pour l’agrandir, en remodeler l’espace, y implanter de nouvelles espèces d’arbres, y installer des bancs publics, le tout pour le plus grand bonheur des habitants du bourg. Il comptait sur Jules pour mener les travaux à bien. Levant les yeux au ciel, la voix tremblant d’émotion, il ajouta que le lieu serait rebaptisé, Les Bucoliques de Jérôme Blandin. Jules manqua de s’étrangler. Jérôme, à peine froid et enterré, son père pensait déjà à bâtir un lieu à sa mémoire. En associant à son nom un terme qui évoquait la poésie pastorale, ou bien le père divaguait sous l’emprise du chagrin, ou bien il voulait effacer dans l’esprit de ses administrés l’image du garçon arriviste que Jérôme avait toujours été. Le bonhomme souhaita en son for intérieur que le conseil municipal s’opposât à ce projet. Pourtant, devant la mine extatique du maire, il se tut et se signa par respect. Le maire apprécia le geste et tapota le dos de Jules avec une désarmante familiarité.
Dix minutes s’étaient écoulées lorsque les deux hommes se séparèrent. Le cantonnier se hâta vers sa destination finale. Il grimpa aussi vite que la douleur le lui permettait les marches du perron et entra dans la bibliothèque après avoir consciencieusement essuyé ses pieds sur le paillasson. La gardienne des lieux enroulait une écharpe de laine autour de son cou, signe indubitable qu’elle était sur le point de s’en aller. Une expression de mécontentement déforma des traits qu’elle avait déjà fort laids.
- J’allais fermer… c’est pour quoi ?
Jules hésita. Il n’avait pas envisagé l’éventualité de parler à quiconque de l’objet de sa recherche. Qu’allait-on penser de lui ? Sa réputation allait gravement en pâtir. Il se ravisa en imaginant que de toute manière, elle aurait enregistré la sortie du livre et donc été immédiatement au courant de son intérêt pour la franc-maçonnerie. N’ayant aucune échappatoire, il finit par avouer qu’il cherchait un livre sur ce sujet et plus précisément un manuel expliquant les pratiques des francs-maçons. La bibliothécaire ouvrit des yeux ronds et prit un air offusqué.
- Notre bibliothèque ne contient pas de tels ouvrages… C’est un lieu de culture ici, pas une officine d’ésotérisme ou de diableries en tous genres… J’ai des romans de Paul Claudel, de Charles Péguy, de François Mauriac… Autant que vous voulez… Je suis surprise et déçue monsieur Gaillard que vous vous intéressiez aux sectes… Vraiment déçue…
Elle balaya l’espace devant elle d’un geste de dédain.
Jules rougit comme un gamin pris les doigts dans un pot de confiture. Il bredouilla une excuse et fila sans demander son reste. D’humeur morose, il traîna la jambe en direction de sa demeure. Ce n’était vraiment pas son jour… mais au moins cette pimbêche l’avait appelé par son nom de famille et l’avait vouvoyé, contrairement aux autres. Son âme simple y vit, à tout prendre, une marque de respect.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, février
2015
Texte à retrouver sur iPagination
Jamais trop tard !
Toujours autant de plaisir à suivre les aventures des personnages, j'ai adoré l'épisode de l'étude du notaire ! Comme si on y était ni plus ni moins ! CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux les artistes ! Gros bisous et douce journée loin de la morosité !!
RépondreSupprimermerci Epo! mille bises également ♥
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