Carabine 22 LR
Suite 43
Des jurons en français, en patois berrichon, en onomatopées successives, saturèrent l’espace. La maie avait résisté, pas le gros orteil de Jules. Sautant à cloche-pied, il réussit tant bien que mal à s’asseoir sur une chaise, délassa sa chaussure et ôta la chaussette. L’appendice métatarsien avait déjà viré au violet. Jules entreprit de soulager la douleur par un massage qui, de fait, décupla sa souffrance. Entre ses problèmes de dos et cette nouvelle blessure, il se sentit soudain vieux, diminué, presque impotent. Un sentiment d’impuissance, mais aussi de révolte face à ce corps qui le trahissait, l’envahit et mina un moral que les hypothèses d’Arsène avaient passablement sapé. Il serra les dents, tenta de se calmer et d’analyser froidement la situation. Il lui était impossible de croire que Jean ait pu dénoncer le propre mari de sa sœur. Non, Arsène ne pouvait que se méprendre. Jean n’était pas l’homme au pardessus. Impensable… Il ne pouvait être celui qu’il avait croisé le matin même, qui lui était tombé dans les bras et l’avait embrassé comme du bon pain. Cet homme qui avait adopté l’enfant de la Marthe, l’avait élevé comme son propre fils ne pouvait être un salaud. Tiens… l’enfant ? Jules comprit à l'instant que le jeune homme qu’il avait entraperçu dans la DS de Jean, garée à deux pas de l’étude du notaire, devait être François, cet enfant caché et abandonné par la Marthe. Le cantonnier ne l’avait jamais vu auparavant, mais l’idée qu’il put s’agir de lui s’imposa dans son esprit avec la force et la netteté d’une certitude. Ainsi donc, l’endeuillée perpétuelle avait enfin accepté de le rencontrer... La Marthe n’était pas le genre de personne à modifier son comportement facilement. Sans doute Jean, lui avait-il promis quelque chose d’important en échange pour l’amener à changer d’avis. Avait-il profité de sa notoriété et de ses relations pour fouiller des archives ? Savait-il déjà qui était le Fox et l’avait-il dit à sa sœur ? Jules enfouit sa tête entre ses mains. Trop d’idées se bousculaient dans son pauvre crâne. Combien de temps serait-il encore en état physique et mental de mener son enquête en dépit de la présence désormais régulière d’Arsène à ses côtés ? Une nouvelle fois, l’envie de tout laisser tomber chassa tout autre type de pensée. Dans la nuit glaciale, un second hululement sinistre brisa net le silence. Il releva la tête et découvrit le matou grimpé sur la table, poil hérissé, qui l’observait attentivement. Jules haussa les épaules en signe d’impuissance.
- J’ t’avoue le chat, que je ne sais vraiment plus quoi faire… J’peux pas croire en la culpabilité de Jean. Je connais trop le gars et il aime trop sa sœur… Le Blandin, il a beau parfois m’être antipathique, rapport à son orgueil, son goût pour les honneurs et les liaisons extraconjugales, c’est pareil… je le vois pas balancer un mec. Reste le Cormaillon, mais lui c’est le pognon qui lui fait se bouger les fesses… et là, y’avait rien à glaner. Un frangin qui parle anglais, c’est tout ce que l’on a et c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. T’en penses quoi ? Parce que là, tu vois, je sèche… Si t’as une petite idée, surtout ne te gène pas, mais fais vite, j’ai mal partout et j’ai besoin d’aller m’allonger.
Arsène réfléchit aux propos pleins de bon sens du cantonnier. Pour dénoncer Ronald, il fallait un mobile. Le chat avait trop regardé la télévision et suivi les enquêtes de l’inspecteur Bourrel pour ne pas avoir saisi que la règle de toute bonne investigation était de rechercher à qui profitait le crime. En l’occurrence, l’exécution de Ronald, par des voies certes détournées, en était un. Il récapitula dans son petit cerveau tout ce que Jules lui avait confié depuis le début de ses confidences.
- Si j’ai bien compris, les trois "Emmiouleux" - j’écarte le curé que j’imagine mal franc-maçon- avaient une bonne raison d’en vouloir à Ronald. Vous avez dit que Jean aimait « trop » sa sœur et je me souviens que lorsque vous m’avez raconté l’histoire de cette petite bande, vous aviez précisé qu’il avait rompu avec ses amis parce qu’ils tournaient avec insistance autour d’elle. Il n’a peut-être pas supporté qu’elle tombe amoureuse de l’Alsacien non plus. Son mobile serait dans ce cas la jalousie. Le Blandin, même fiancé, continuait à harceler la Marthe et s’est battu avec Ronald un soir de la Saint-Jean. A-t-il tenté de forcer la Marthe à coucher avec lui, pire, l’a-t-il violée ? Il était déjà ambitieux et très cavaleur. Imaginez un instant que le mari de la Marthe l’ait menacé de ruiner sa réputation, ce qui aurait été un obstacle à sa carrière politique… Vengeance pour protéger ses futures activités? Quant au Cormaillon, en faisant éliminer le Ronald, il pensait affaiblir la Marthe et pouvoir lui racheter sa ferme et ses terres à bas prix… Cupidité ? Amour, vengeance, cupidité… trois bonnes raisons pour se débarrasser de quelqu’un, chez vous les humains, non ?
Jules dodelina du chef.
- Ensemble oui, répondit-il. Prises séparément, ça me semble un peu léger… ou alors un mélange de chaque ingrédient pour l’un d’entre eux. Là, on peut craindre le pire…
Le chat trouva l’argument intéressant. Le bourg avait son lot de langues bien pendues, mais Jules ignorait peut-être certains faits qui leur auraient désigné sans l’ombre d’un doute, le coupable. La fatigue tirait les traits du cantonnier et le matou voyait qu’il faisait des efforts pour garder les yeux ouverts. Avant de le voir s’assoupir à même la table, il décida de jouer son va-tout.
- Nous tenons quand même deux éléments clés, le surnom du traître et son appartenance à la franc-maçonnerie. Pourquoi ne pas aller trouver la Marthe et lui dire ce que nous avons découvert? Avec ce qu’elle sait et que de notre côté nous ignorons, elle sera peut-être sur une piste sérieuse.
La proposition d’Arsène sortit Jules de sa somnolence.
- Tu veux ma mort ? Tous ceux qui approchent de sa ferme sans y avoir été invités se font accueillir à coups de carabine. Du .22 Long Rifle, d’accord… mais ça peut quand même te crever un œil… Même si je lui téléphone avant, j’suis sûr qu’elle me raccrochera au nez. Elle risque pas d’apprécier notre enquête. C’est pas le genre à aimer ceux qui mettent le nez dans ses affaires… Oublie tout de suite… Après, elle me chercherait des histoires et je dois protéger Charlotte de tout ce que cette vipère pourrait raconter sur sa mère…
Arsène n’avait aucune envie d’en rester là.
- Vous pourriez lui écrire une lettre… sans la signer…
La glotte de Jules fit un rapide mouvement de bas en haut et ses joues s’empourprèrent.
- De mieux en mieux… Maintenant, v’là que tu me suggères d’écrire une lettre anonyme ! Bravo le « maraud » ! Me transformer en corbeau, t’as rien de mieux à me proposer ? J’sais pas c’que ton maître t’a appris ou c’que t’as vu sur ta télévision chez lui, mais on bouffe pas de cette soupe sous mon toit… Ah ça non!… on bouffe pas de cette soupe-là…
Le chat eut des difficultés à comprendre qu’un humain puisse se transformer en un oiseau, aussi sinistre soit-il, en écrivant une lettre non signée. Il reconnut pourtant que cette expression était souvent employée dans les feuilletons policiers qu’il avait coutume de regarder et que les hommes la jugeaient indigne. Il s’en voulut d’avoir évoqué cette possibilité qui révulsait Jules. Ce n’était guère le moment de le froisser s’il voulait échapper à la corvée de trouver sa pitance en chassant les mulots. S’amuser avec ces petits rongeurs était une chose qu’il affectionnait, les avaler crus, une habitude qu’il avait perdue depuis son enfance et avec laquelle il ne souhaitait pas renouer. Faire preuve de plus de diplomatie lui assurerait pour les semaines à venir des repas moins sanguinolents. Il opta pour un compromis transitoire en abandonnant le terrain de l’enquête. L’idée d’une solution venait de germer dans son esprit qu’il garderait secrète et ne mettrait en œuvre qu’en l’absence de preuve formelle et en désespoir de cause. Décidé à ne plus provoquer la colère de Jules, il sauta au bas de la table à la recherche d’un coin douillet où se lover pour la nuit. Après avoir reniflé tous les endroits secrets et abrités de la cuisine, il repéra un vieux torchon maculé de taches qui gisait sur le carrelage à quelques mètres du poêle à mazout. Le bout de tissu était encore imprégné de l’odeur des truites pêchées par le cantonnier et quelques écailles en incrustaient la trame. Il s’apprêtait à en faire une couche de fortune lorsque Jules daigna s’intéresser à son confort. Se levant péniblement de sa chaise, son ami hocha la tête et eut un sourire contrit.
- Tu vas pas dormir là quand même... Tu vas puer le poisson ! Demain, j’ferai un tour au marché. J’te trouverai un panier avec un beau coussin pour dormir dedans. Ce soir, exceptionnellement, puisque Charlotte n’est pas là pour le voir… étant donné que la p’tite, ça pourrait lui donner des idées pour après… tu coucheras dans ma chambre. J’vais te faire une place sur l’édredon de plumes d’oie. Avant, j’vais quand même baisser un peu le chauffage… ça nous fera des économies. Ben, oui, y a une bouche de plus à nourrir ici depuis que t’as quitté ton « bon maître ». Et puis, entre les plumes et toi, je risque pas d’attraper froid… Tu vois, j’fais ça surtout pour moi et mes vieilles douleurs. Allez, c’est l’heure… suis-moi le chat…
Jules avait une manière inimitable de masquer aux autres ses élans du cœur.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination
Jamais trop tard !
Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène !
Pauvre Jules, c'est carrément "tempête sous un crâne" j'espère quand même que Arsène ne va pas nous révéler le pot aux roses en disant "mais c'est bien sûr!" à cinq minutes avant la fin de l'enquête car il y en a des suspects et puisqu'il a une idée, j'ai hâte de connaître la suite !! CASQUETTE BIEN BAS !! J'adore cette évasion si bien narrées ! Vous êtes des boss toutes les deux ! Merciii ! bisous et douce semaine loin de toute peine !!
RépondreSupprimerNon, promis Epo... jamais je n'oserais terminer mon roman-feuilleton ainsi (rires).... Mille bisous et passe une bonne semaine ! ♥
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