LA
GOURMANDISE
Elle
se nomme Angélique. Elle est de stature moyenne avec des rondeurs
appétissantes. Elle a un visage avenant sous des cheveux couleur
caramel et un teint de brioche dorée. Elle est pâtissière. Pierrot
son époux est chef pâtissier, il confectionne les gâteaux avec
compétence et talent. Ils ont ouvert boutique sur la plus belle
place de la ville. Depuis plusieurs années ils s'ingénient à
atteindre une production de haute qualité et leur renommée n'est
plus à faire.
Chaque
jour Pierrot se lève à l'aube. Il descend au sous-sol où se trouve
son atelier qui par sa lumière crue, sa netteté et ses ustensiles
nickelés ressemble plus à un laboratoire qu'à une cuisine.
Certaines pâtes ont été préparées la veille, d'autres seront
malaxées ce matin par les apprentis sous l’œil vigilant du patron.
Celui-ci sait bien que le secret de la réussite réside dans le
méticuleux dosage des ingrédients et le travail scrupuleux de la
confection de ces délices.Un peu plus tard Angélique ouvre la boutique, elle dirige comme un maestro l'activité de son équipe. Il faut que tout soit net avant l'arrivée du premier client. Elle prépare la caisse, met de l'ordre sur les étagères de confiserie, s'occupe elle-même de sa vitrine, pour rien au monde elle ne laisserait ce soin à l'une des vendeuses. C'est d'ailleurs le meilleur moment de la journée. Le magasin est encore calme et frais, reluisant de propreté.
C'est une vraie mise en scène qu'elle organise, menant ses protagonistes d'une main de maître. Elle dirige, elle s'active, elle s'occupe de chaque détail, elle fignole. Angélique éprouve un plaisir extrême à commencer sa journée dans cet espace qu'elle considère comme son royaume. Dans son enfance elle ne pouvait rêver d'un plus beau palais.
Elle n'a jamais manqué de chaleur humaine. Elle a grandi dans une famille aimante et laborieuse. Elle n'a jamais eu vraiment froid ou faim mais elle a connu une parcimonie courageuse. Ses robes neuves étaient trop longues car il fallait faire durer et trop courtes par la suite, afin de repousser le prochain achat. Elle portait des chaussures soit trop grandes soit trop petites suivant le même principe. Comme elle était fille unique, elle avait l'avantage de l'exclusivité, ses frères eux se passaient les galoches de l'un à l'autre. Les friandises étaient rares mais d'autant plus appréciées et les tartines du goûter légèrement beurrées et saupoudrées d'un peu de sucre étaient un régal. C'est à cette époque qu'en sortant de l'école elle avait commencé à lécher les devantures des boulangers-pâtissiers. Elle se délectait par la vue, appréciait la variété des formes et des couleurs, imaginait les goûts et les odeurs. C'est ainsi que naquit sa vocation.
Elle aime son métier. Elle l'exerce avec art sans même s'en apercevoir. La manipulation des pâtisseries est sa peinture, son théâtre, sa musique, son rêve. En début de journée elle commence par faire ses gammes sur des douceurs. Elle vérifie les chocolats souvent amers, les pâtes d'amandes déguisées, les fruits confits multicolores, les nougats tachetés, les marrons glacés un peu givrés de la tête, les bouchées prometteuses, les truffes qui n'ont de modeste que l'apparence.
En bas on s'agite, les premiers plateaux arrivent. Des parfums de vanille et de cannelle se répandent délicieusement dans l'air. Angélique accueille les gâteaux comme des amis qu'elle connaît bien et qu'elle apprécie. Elle va les placer avec précaution, harmonieusement, c'est l'heure de sa symphonie. D'abord les petits pains au chocolat qui cachent leur secret, puis ceux aux raisins plus ouverts. Ensuite les brioches bien en chair, les croissants à la taille épanouie, les macarons collants, il faut le dire, riches de leur saveur et sûrs d'eux-mêmes, les meringues ces coquilles sèches, mais si légères et croquantes. Et les tuiles courbées sous la malchance, qui si elles avaient confiance en elles-mêmes, pourraient se redresser, elles sont si délicieuses. Et les palmiers qui font les jolis cœurs ...
Après s'être occupée avec soin des parents pauvres, c'est avec dévotion qu'elle mettra en valeur les pièces de maître. Elle a préparé les grands plats, les collerettes et les napperons de dentelle en papier. Elle ne fera pas jouer ses préférences personnelles mais elle n'en pense pas moins. Au milieu de la scène elle dépose le moka prétentieux, riche de ses couches de crème à la noisette ou au café et de ses rosaces de chocolat . Puis les tartes qui rivalisent d'imagination de garniture suivant les saisons. Celles aux fruits rouges et celles aux fruits jaunes. La bourdaloue au nom populaire qui en fait est une grande aristocrate, avec sa frangipane et ses poires savoureuses. Les tartelettes plus modestes mais aussi variées que les grandes soeurs, aux mirabelles, myrtilles, fraises et même à la banane. Dans un coin elle place le Paris-Brest distant, fourré de crème pralinée et parsemé d'amandes effilées. À côté elle aligne dans un ordre parfait les religieuses qui cachent leurs appâts, les éclairs virils, les mille-feuilles littéraires, les choux gonflés de leur popularité. Aujourd'hui est un jour de fête il y a donc aussi une dacquoise qui fait son intéressante avec ses trois disques de pâte meringuée aux amandes, sa crème au beurre, toute entière saupoudrée de sucre glace. Et la bûche de Noël qui sort d'un conte de fées et qui fait espérer des petits nains. Un peu à l'écart les petits fours frais, comme des enfants sages de l'école maternelle qui regardent les grands avec admiration.
Angélique est satisfaite, les clients commencent à être attirés par son étalage gourmand. Elle sait qu'elle doit se ménager. Les vendeuses sont là, elle peut monter pour se reposer un petit moment.
Allongée sur son lit, dans la pénombre, elle somnole, elle s'abandonne à de doux fantasmes. Elle pense à ce soir, à leur fête, à la surprise qu'elle réserve à Pierrot. Elle se sent pleine, comblée. Elle essaie d'imaginer ce que son homme va préparer pour leur plaisir à tous deux. Elle le décrypte à merveille, connaît tous ses codes. Peut-être voudra-t-il la dépayser; il préparera alors une forêt noire aux copeaux de chocolat, ou une île flottante aux pralines, ou des œufs à la neige, ou encore une omelette norvégienne. À moins qu'il ne veuille l'émoustiller avec une salade de fruits exotiques au gin, ou peut-être des poires au vin rouge pour la dévergonder. Mais s'il veut l'épater il fera une crème renversée.
Après le dessert elle se penchera vers lui, tendrement, elle lui prendra la main pour la déposer sur son ventre à elle, où leur fruit commence a mûrir. Il comprendra, ils seront heureux. Tête contre tête ils rêveront et se demanderont quel nom donner à ce petit chou.
©Aliza
Claude Lahav
Septembre
1997
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