Suite 3
Jules me confia que la curiosité l’emporta sur l’épouvante et qu’il profita du passage d’un nuage pour grimper quelques marches d’un perron et se glisser dans l’encoignure d’une porte d’où la vue sur la maison du maire était dégagée et sa présence dissimulée par un auvent de fer forgé. Les formes ne semblaient pas inquiètes d’être découvertes ; elles ne manifestaient aucune méfiance, juste quelques déformations lorsque le vent glissait sur les tuiles. Soudain une voix grave se fit entendre et mon cantonnier reconnut immédiatement à ses graillements, celle d’Augustin.
- Ben, c’est pas trop tôt ! Il en a mis du temps le père Baillou à tuer l’jau ! J’ai bien cru que l’on ne pourrait jamais y arriver. J’sais pas pour vous, mais pour moi ça me tardait de faire la causette … On a des choses à s’dire… c’qui m’étonne, c’est qu’vous soyez là aussi la Marthe. J’croyais qu’vot’ patronne était trop pleure-misère pour allumer un feu, vu qu’il fait pas trop froid c’soir… serait-y malade la vieille pour faire brûler son bois?
La capuche tourna lentement sur elle-même et un filet de voix pointu s’en échappa :
- C’est à moi que vous parlez, le gâte-sauce ? Sachez que je n’ai pas de patronne et que c’est de mon plein gré que j’incarne, en ces volutes gracieuses, une femme d’une haute teneur morale, une femme au-dessus de vos mesquines existences et stupides railleries. Une femme qui ne gaspille pas les bûches, non par mesquinerie, comme vous semblez le suggérer, mais par ce qu’elle s’accommode fort bien la nuit d’une fraîche température, ce qui montre la qualité de son jugement, car trop de chaleur, chacun le sait, nuit au repos. Je ne vais pas m’étendre sur le pourquoi de la toute petite flambée de ce soir qui est venue à point nommé calmer ma sciatique et réchauffer mes membres engourdis par un long et méticuleux ramassage de feuilles mortes. Et puis, si ma présence vous insupporte, rassurez-vous, il ne va bientôt plus rester que quelques braises au fond de l’âtre et je disparaîtrai avec les flammes qui m’ont vue naître. Pourtant avant de m’éteindre et de refluer dans ma cheminée, j’ai une déclaration à faire…
- Une déclaration de guerre ? ironisa le notaire.
- Ho ! les ancêtres… ça va pas commencer… D’ailleurs, je ne vois pas ce que je fais ici… Vous me cassez les oreilles avec vos éternelles querelles. Rien à faire de vos contentieux… Je faisais bruler de vielles photos du paternel quand soudain je me suis senti aspiré par le conduit de la cheminée. Une vache de sensation… super… mais si c’est pour me retrouver sur un toit à écouter vos conneries, le jau avait dû avoir perdu la boule avant de rendre l’âme et…
- Jérôme, je suis de ton avis, l’interrompit la Moune. On s’en fiche complètement de toutes leurs histoires… J’étais en train de lire L’Ange perdu dans Nous Deux, quand le père a ramené Belzébuth et que le feu a spontanément pris dans l’âtre. Ça m’a fichu une sacrée trouille, mais rien, comparé au fait d’être là sur un toit, vu que j’ai le vertige.
Elle alla se réfugier dans les bras du fils Blandin en poussant des cris d’orfraie.
- J’ai une déclaration à faire… martela la veuve.
Jules tendit l’oreille, mais la voix de la Marthe cessa de résonner à ses oreilles. Les silhouettes restaient maintenant muettes et immobiles comme si le charme qui les avait créées puis animées venait brusquement de perdre ses pouvoirs. Il attendit en vain de longues minutes supplémentaires. Soudain, il aperçut un panache de fumée se glisser entre les formes immobiles et son cœur se serra en le voyant doucement prendre l’apparence d’une frêle petite fille qu’il connaissait bien. À peine était-elle arrivée que deux autres, épaisses et noires, la rejoignirent. Et là, il crut défaillir en reconnaissant son double dans l’une d’elle. Aucun doute possible. La créature à l’échine courbée, aux jambes légèrement arquées qui se profilait à quelques mètres au-dessus de sa cachette lui ressemblait comme deux gouttes d’eau-de-vie. Il faillit l’apostropher pour lui demander ce qu’il faisait là et surtout comment il avait eu l’inconscience criminelle d’entraîner sa fille un peu simplette un soir de pleine lune sur les toits de la ville, mais les mots se nouèrent dans sa gorge serrée et il ne put proférer qu’un triste râle. Parler à de la fumée ne lui ressemblait guère. L’abattement fit rapidement place dans son esprit à la colère. C’était la faute de cette idiote de Christine s’il se retrouvait dédoublé ainsi que sa précieuse Charlotte. Qui d’autre que Christine avait pu allumer un feu dans la cheminée ? La jeune femme, depuis que sa propre épouse l’avait quitté pour suivre ce diable de GI à la peau noire, une créature tout juste sortie de l’enfer, venait préparer les repas de sa mignonne en son absence. Elle aimait profondément Charlotte qui avait l’âge de sa propre fille et s’était proposée spontanément au cantonnier pour s’occuper de la petite. N’avait-elle pas eu son lot de malheurs, elle aussi ? Son jeune époux qui avait survécu à la Seconde Guerre mondiale, n’avait point échappé à la Grande Faucheuse au Tonkin. Les guerres s’enchaînaient charriant avec une logique imperturbable, leurs flots de cadavres… Pourtant, elle ne se plaignait jamais.
Elle avait pris l’habitude d’emmener avec elle sa fillette dans l’espoir de ramener un peu de joie dans les yeux de Charlotte et des rires dans une demeure bien trop triste et silencieuse. Chaque soir, elle attendait avec une infinie patience que Jules ait quitté le bar « Aux Demoiselles » et regagné son logis pour regagner le sien. Et lorsque l’homme, un peu éméché, poussait enfin la porte de la maison, elle se contentait de lui désigner sur le réchaud la marmite où tiédissait le repas du soir. Jamais un seul reproche n’était sorti de sa bouche, aucun soupir d’agacement. Jules devait en convenir… il n’y avait pas plus discrète et dévouée que Christine. Cette pensée eut pour effet de calmer sa colère et de le convaincre que le feu avait été allumé pour une bonne et juste raison. Les seuls coupables dans cette histoire c’étaient le coq et cet imbécile de père Baillou. L’attention de Jules se fixa sur l’autre forme, maigre et longue comme un jour sans pain, incapable de se stabiliser et qui se déformait au moindre souffle du vent. Aucune ressemblance avec l’un des villageois. Un vague sentiment familier… rien de plus. Quand celle-ci s’avança sur le faîte du toit et fit face aux cinq enfumés, un murmure d’épouvante bruissa puis s’amplifia en ricochant sur les murs médiévaux. La Marthe gémit, les formes s’affolèrent, se mélangeant entre elles jusqu’à se confondre.
Jules qui n’avait jusqu’alors pas succombé à la panique, sentit une sueur froide lui tremper le dos. Certes, il n’appréciait guère de se voir en équilibre sur un toit. Pourtant, il n’avait jamais été sujet au vertige comme cette tête de linotte de Moune. Non, le malaise, démultiplié par l’affolement des émanations, puisait ses origines dans la confrontation avec son spectre. Là oui, cela lui foutait carrément les jetons. Il se prit à douter de sa santé mentale et à se demander si le vin gris qu’il buvait tous les soirs ne contenait pas quelque substance interdite qui lui aurait mis les neurones en charpie. Son père avait consommé sa vie durant de l’absinthe sans pour autant devenir fou. Ivrogne oui, mais fou… jamais ! Il porta la main à son front luisant de sueur et sentit le sang battre le long de ses tempes avec une force inhabituelle. Des petits points noirs entamèrent une danse hypnotique devant ses prunelles et des picotements assiégèrent le sommet de son crâne. Jules s’affaissa lentement sur les marches du perron, puis perdit connaissance.
©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014
à retrouver sur le site iPagination
à suivre...
Bravo ma Tippi, un exercice vraiment difficile dont tu te sors, haut la voix!
RépondreSupprimerQue du bonheur ma belle Elsa ! mais tu m'en promets pour la suite ! je tremble !!! rires!!!
SupprimerPauvre vieux ! C'est vrai qu'il y a de quoi perdre la raison : se voir juché ainsi sur un toit ! Quant à la voix de Tippi, un régal ! je suis subjuguée !! C'est génial ! Casquette très très bas !!
RépondreSupprimerTippi prend ses marques au fur et à mesure... Je ne lui fais pas de cadeau avec des chapitres assez longs et des personnages différents... un vrai casse-tête dont elle se sort haut la voix!!! :-)
SupprimerMoi, je vous dis bravo, bravo à toi pour avoir engendré de si pittoresques personnages attachants et bravo à Tippi pour sa formidable interprétation !!!!
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