Pages

jeudi 24 avril 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 5












Suite 5



Parfois une perte de connaissance s’accompagne, un court instant, d’un sentiment de quiétude. Jules en faisait l’expérience. « Je me sens bien… », pensait-il, dans un état toujours comateux. La marche du perron sur laquelle sa tête reposait libérait une senteur de salpêtre, acidulée d’une pointe de chlorophylle. Des images de lui, enfant, envahirent son cerveau. S’imposèrent, en plans successifs, les paysages sablonneux du Boischaut à la végétation maigre où il gambadait insouciant au milieu du troupeau de chèvres rousses de son père, les jeux de cache-cache au détour des haies bordant les chemins creux conduisant à la rivière, les bravades aux vipères prenant leurs bains de soleil sur les amas violacés des molinies des tourbières. Si la tiédeur humide de cette nuit de novembre n’avait peu à peu irrité sa joue posée sur le jardin lilliputien du perron, il aurait poussé le « musardage » bien plus loin et plus longtemps à la recherche d’autres émois de sa jeunesse, à la recherche, par exemple, des mollets ronds de la Marthe, lorsque celle-ci, alors âgée de quinze printemps, affolait les jeunes mâles par sa démarche nonchalante et son agaçante beauté boudeuse. C’est donc à regret qu’il ouvrit les yeux et se retrouva face à la bouille étonnée du chat. Il reprit lentement ses esprits, accommoda sa vue à la pénombre ambiante, et passa sur son front humide une main légèrement tremblante.



- Ben, qu’est-ce que tu fais là, Arsène ? dit-il, en contemplant le matou.



Le chat en entendant son nom, pencha légèrement la tête de côté. Une furieuse envie de répondre s’empara de lui. Il sentit alors un curieux phénomène se passer dans sa gorge : les muscles du cou se tordirent et dilatèrent son larynx de manière beaucoup plus large que lorsqu’il entamait un ronronnement. Sa bouche s’arrondit et une voix gutturale s’en échappa.



- Je grenais guercher de l’aide, cracha t-il, en articulant de manière exagérée chaque syllabe.



Le son de sa propre voix le terrifia. Il s’aplatit au sol, les yeux exorbités, toutes griffes sorties, du moins celles restées intactes après son escapade dans le poulailler du père Baillou. Il toussa, se racla la gorge, mais le besoin de parler ne le quittait plus.



- Attends, le chat ! Tu parles ! Pute borgne … je deviens dingue… gémit le pauvre Jules.



Arsène hésita un court instant. Les phrases se bousculaient dans sa tête. Un désir démoniaque le poussait à parler. La langue pendante, il se sentait condamné à faire sortir les mots de son larynx. Pourtant, il le fit en chuchotant afin d’épargner à son ouïe délicate des sonorités qui continuaient à le terrifier.



- Non, non… pas du gout. Groyez que j’en suis le premier surpris… Depuis le temps que gout le monde me parle et trouve g’avec mon air surpris, il ne me mangue plus que la parole… Hé bien goilà ! Ne me demandez ni gomment, ni pourgoi, mais c’est un fait, je parle… Je trouve d’ailleurs cela assez désagréable. J’ai l’impression que l’on m’arrache les gordes vogales. Avec un peu d’entraînement, je pense y arriver plus faguilement et gans ce genre de désagrément. Ga va d’ailleurs déjà mieux…



Un sentiment de fierté l’envahit. Il avait réussi une longue tirade et il sentit que ses cordes vocales s’habituaient à cette toute nouvelle gymnastique sans trop le faire souffrir. Il se redressa sur son séant, étira son cou et cligna des yeux, la mine satisfaite.



Jules le regardait bouche bée, partagé entre l’incrédulité et une formidable envie de rire tant le greffier s’était escrimé à prononcer distinctement chaque mot en dépit d’une surabondance de « g » et avait poussé sa voix basse aux limites du grave. Il pensa à nouveau qu’il était devenu fou mais que la folie avait du bon. Il n’y avait que dans les rêves et dans les livres pour enfants que les chats parlaient : preuve indiscutable qu’il n’avait toujours pas retrouvé ses esprits. Il se pinça cruellement le bras pour s’assurer du contraire.



- Arrêtez de gous pincer, mon brave homme ! Je parle… c’est un fait aguis. Ne revenons plus sur le sujet. Je pensais trouver de l’aide en me réfugiant près de vous, mais je gonstate que celui de nous d’eux qui a besoin de régonfort, ce n’est pas moi, mais plutôt gous…



- Attends ! s’exclama Jules. Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte… j’ai le cerveau mou et la comprenette lente comme le disait mon brave instituteur, mais j’aimerais quand même comprendre : primo, pourquoi tu cherchais de l’aide ? Deuxio, comment as-tu appris à parler ? Tertio, qu’est-ce que je fais allongé sur ces marches au beau milieu de la nuit ? Quar…



- Guarto ? suggéra Arsène…



- Guarto… répéta Jules…. Heu… ben, j’en sais plus rien. J’ai la tête chamboulée… Réponds déjà aux trois premières, je verrai après s’il y en a une quartième…



- Une gartrième… corrigea le chat.



Jules ignora la remarque, prit appui sur ses coudes, parvint à redresser son buste et à s’asseoir à peu près confortablement sur la marche. Il fouilla le fond d’une poche de son pantalon en quête d’un mouchoir et poussa un retentissant juron :



- Par le cul de Dieu ! J’crois bien que je me suis pissé dessus !



- Heu… pardon le chat… je ne voulais pas te choquer, ajouta t-il, l’air penaud.



Arsène détourna la tête avec dégoût, ne sachant du blasphème ou du dérèglement urinaire ce qui l’horrifiait le plus. Il réalisa subitement que son incapacité congénitale à parler lui avait jusqu’à présent permis d’être le témoin discret des confidences des humains. Que ne dit-on à un chat dont on doute qu’il comprenne le sens des paroles et dont on est sûr qu’il sera bien en peine de les répéter. Oui, mais voilà… un chat qui non seulement comprend mais parle devient irrémédiablement suspect. D’animal inoffensif de compagnie, son statut se transforme en traître potentiel, en dangereux rapporteur. Arsène se jura de prendre des précautions avant de renouveler l’expérience. Avec Jules, c’était trop tard. Encore pouvait-il espérer qu’en retrouvant ses esprits le cantonnier enfouirait au fin fond de sa mémoire leur discussion de peur de passer pour un cinglé. Il fallait donc parler peu, mais utile.



Il se concentra et relata au cantonnier les événements récents qui l’avaient conduit à chercher du secours. Il évita de s’attarder sur la panique qui l’avait saisi lorsque le coq l’avait foudroyé du regard, sur les circonstances précises de la perte de plusieurs griffes ainsi que sur l’épisode honteux du tas de fumier. Outre des talents de narrateur qu’il expérimentait au fur et à mesure, il comprit qu’il suffit dans un récit de changer d’infimes détails, d’en taire également l’existence de certains pour en changer l’ambiance, même parfois le sens, et chose particulièrement délectable, à défaut de s’attribuer le beau rôle, au moins sauver les apparences. Cela lui plut et lui ouvrit de nouvelles perspectives. N’ayant en revanche, trouvé aune explication rationnelle à son nouveau don, il émit l’hypothèse que le coq du père Baillou, ou du moins son spectre, l’avait ensorcelé. Et s’il avait du vocabulaire, tout le mérite en revenait à son bon maître qui n’avait pas perdu au contact rugueux des éleveurs du Boischaut, le goût des jolis mots, ni l’habitude vespérale de la lecture à voix haute.



Quant à savoir ce que faisait Jules, inconscient sur les marches du perron, il hésita, tourna trois sa petite langue rose dans sa bouche, mais resta silencieux. Il avait bien sa petite idée : le bonhomme, ce n’était un secret pour personne, aimait l’alcool. Un coma éthylique - Arsène avait entendu le vétérinaire en parler à propos de l’ivresse provoquée aux singes d’Afrique par la consommation des fruits du marula - pouvait bien être la réponse à la troisième question de Jules. Difficile pourtant de dire à une personne que l’on apprécie, et dont on pense avoir besoin, qu’elle n’est qu’un incorrigible pochard, un bois-sans-soif, un vide-bouteille. Le chat avait remarqué que les humains condamnaient l’abus d’alcool et rejetaient ceux qui s’adonnaient sans réserve à la boisson. Il en avait croisé à maintes reprises, un verre de rouge à la main, qui n’hésitaient pas à se moquer d’un de leurs compagnons de beuverie, titubant entre les tables, à la terrasse du bar «Aux Demoiselles».



Décidément, savoir parler rendait les choses compliquées.



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014 

à retrouver sur le site iPagination



à suivre...








3 commentaires:

  1. Ah comme j'attendais qu'il parle enfin Arsène ! Quelle curieuse sensation que la sienne !!! A dévorer et re-dévorer et re-dévorer encore !!!!

    RépondreSupprimer
  2. Quelques difficultés à articuler, mais il est têtu et avec le temps capable d'améliorer sa diction... Le connaissant un peu, je suis sûre qu'il va y arriver! Mille bises Eponine!

    RépondreSupprimer
  3. Merci chère Elsa, juste pour t'enjoindre de ne point me répondre !!!! J'aime et quand j'aime, je l'exprime haut et fort, raison pour laquelle Arsène a sa place sur mon mur !!!! Bises à toi

    RépondreSupprimer