Baies de sureau
Suite 19
Les deux amants s’enlacèrent et s’embrassèrent à pleine bouche devant les yeux ébahis du matou. L’odeur du sureau commençait à lui piquer les narines. Il songea à changer de place afin d’échapper à l’agression olfactive. Hélas, il n’y avait guère d’autre endroit proche pour lui assurer un poste d’observation de qualité. Ce qui devait arriver se produisit avant qu’il n’ait pu trouver une parade. Il éternua. Oh… discrètement certes, l’éternuement d’un chat n’agresse pas les tympans d’un humain, mais suffisamment fort pour que l’attention de la Moune se détourna des lèvres de son bellâtre et pivota dans sa direction. Arsène, au comble du désespoir, sentit une seconde envie irrépressible d’éternuer. Il frotta vigoureusement son museau de la patte droite, espérant juguler ainsi son besoin instinctif de soulager les muqueuses de son nez.
- Tu n’as rien entendu ? questionna la Moune.
Le jeune Blandin haussa les sourcils et scruta la clairière en direction du bosquet de sureaux. Arsène se tassa au sol, plongea la tête dans le tapis des premières feuilles mortes automnales et rabattit les oreilles en arrière afin de ne donner aucun point de son anatomie à se refléter dans leurs pupilles.
- Non ma Mounette… enfin si, un tout petit bruit de rien du tout. Ne t’inquiète pas, il n’y a personne pour nous observer. Ils sont tous rentrés chez eux à cette heure pour déjeuner. Tu les connais, tous réglés comme du papier à musique quand c’est l’heure de becqueter. J’ai bien pris soin, en route jusqu'ici, de vérifier qu’il n’y avait aucune voiture de garée en dehors de ma Corvair en bas du chemin vicinal. Sans doute un animal... peut-être un renard que l’on a dérangé.
La Moune prit l’explication avec une lueur de scepticisme dans les yeux. Les femmes sont ainsi faites, qu’elles accordent plus de crédit à leur instinct qu’à toute forme de rationalité. Elle s’approcha du lieu où se terrait Arsène, décidée coûte que coûte à comprendre par elle-même. Elle se pencha, posa un genou à terre et écarta les branches basses du sureau mettant ainsi en évidence la tête et le corps aplatis du chat dont le cœur battait la chamade. Elle poussa un cri strident et se cambra en arrière, les bras battant l’air comme si le diable en personne lui était apparu.
- Jérôme… au secours !… y’a le cadavre d’une bête crevée…
Son amant la rejoignit en bombant machinalement le torse. Une bête crevée, il en avait vu d’autres à la campagne et si cela pouvait impressionner la Moune, il se sentait prêt à récupérer la charogne et la balancer dans le Portefeuille pour la faire disparaître. Il s’avançait d’un pas sûr en roulant des épaules comme un boxeur s’apprêtant à monter sur un ring. Arsène comprit ses intentions et décida qu’il était temps de ressusciter. Il se planta sur ses quatre pattes et oubliant les précautions prises pour contenir les démangeaisons qui assaillaient son museau, il lâcha un éternuement sonore, preuve ultime et indiscutable que la vie ne l’avait pas abandonné. Ce fut au Blandin de sembler surpris.
- Ton cadavre se porte à merveille… Ha ! ma pauvre Mounette… je le reconnais, c’est le chat du docteur Grimaud, le véto. Tu parles d’une bête crevée !... Il pèse bien dans les sept ou huit livres ce greffier et il n’y a pas plus couard dans tout le bourg que ce matou. C’est lui qui a dû avoir une sacrée frousse en te voyant fondre sur sa masse de graisse. Ha ! ha ! À poltron, poltronne et demi.
Arsène manqua d’avaler sa salive de travers. Se faire traiter de couard par ce fier-à-bras, ce grand couillon – il avait retenu avec délectation l’expression de la bouche de Jules quand celui-ci lui avait parlé des miliciens – c’était une insulte qu’il se jura de lui faire payer tôt ou tard. Il regretta de devoir cacher sa capacité à parler devant les humains, car là, ce n’était plus l’odeur du sureau qui le démangeait, mais l’envie de sortir toute la panoplie de jurons qu’il avait gravée dans sa mémoire. Couard, lui ! alors même qu’il venait de mener une enquête que Jules avait qualifiée de mission impossible et qu’il était à deux doigts d’affronter les Martes sur leur territoire pour rassasier sa faim. Lui… un inspecteur qui avait réussi à s’introduire en faisant fi de tous les dangers dans la maison d’une femme réputée dans tout le bourg pour sa langue de vipère et qui détenait des secrets qui risquaient de changer la face du monde ! Et de la graisse… ! Lui, gras ! A peine, un léger embonpoint, rien de rédhibitoire, et qui ne faisait que dissimuler une masse impressionnante de muscles que bien des lutteurs lui auraient enviée. Arsène, privé par nécessité d’autre moyen d’expression, cracha à la face du blanc-bec. Jérôme recula d’un bon mètre, mais il n’était pas au bout de ses surprises. Le chat n’était pas le seul à vouloir en découdre. La Moune n’avait guère apprécié de se faire traiter de poltronne. Elle campait les mains sur les hanches et le rouge de ses joues n’évoquait plus l’enflammement des joutes amoureuses.
- Tout le monde peut se tromper ! J’avais bien entendu quelque chose éternuer en tout cas… moi ! Je ne suis pas une poltronne et je ne suis pas sourde et pas… et pas… un escroc… On ne peut pas en dire autant dans ta famille…
La glotte du Blandin fit un aller-retour remarquable de rapidité dans sa trachée et manqua à son tour de s’étrangler.
- Tu peux préciser ? J’aime pas trop les accusations non fondées, surtout quand elles visent ma famille… alors vide ton sac si tu as des choses à nous reprocher… mais fais bien attention à ce que tu vas dire…
La Moune était trop en colère pour tenir compte du ton menaçant de son amant.
- Ben, ne me dis pas que ton père n’a pas graissé la patte au notaire pour que l’Augustin récupère une bande de terrain qui appartenait à la Marthe sur les rives du Portefeuille. On sait tous ce que ces trois-là fricotent ensemble… Et tout le monde sait aussi que monsieur notre très dévoué maire lorgne depuis longtemps sur ses terres et sur sa ferme et qu’il n’attend qu’une chose… que dégoûtée par toutes vos chicaneries, elle vende le tout à bas prix pour mettre la main dessus… Mais mon pauvre Jérôme si ton paternel pense t’en faire cadeau et moi devenir éleveuse de chèvres… il se fout le doigt dans l’œil jusqu’au trognon. Je suis faite pour la ville, les jolies robes, les dîners aux chandelles et les séances de cinéma… et celui que j’épouserai aura intérêt à me traiter en princesse, pas en bouseuse…
Arsène apprécia la tirade, tant sur le fond que sur la forme. Cette fille lui apportait de nouvelles et précieuses informations. Il en conclut qu’il n’avait qu’à être là au bon moment pour assembler les pièces du puzzle… pas très glorieux sans doute, mais efficace, puisque les humains s’épanchaient librement en présence d’un félin.
©Catherine Dutigny/Elsa, juillet 2014
à suivre...
Cet Arsène ne manque pas de ressources !! Ainsi, il en apprend des petits secrets des braves villageois !!! Un régal ! Une superbe évasion ! Casquette bien bas à vous, les magiciennes ! Bises et excellente fin de journée à vous loin des martes !
RépondreSupprimerC'est l'été Eponine... l'époque idéale pour s'évader au moins quelques brefs instants dans sa tête. Merci à toi d'être toujours au rendez-vous!
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