L’horloge de ma grand-mère
Ma
mère se levait de bonne heure pour traire les vaches, ensuite elle
allait à la messe. Mon père s’occupait de la ferme le matin et
tous les après-midi,
il était
parti jouer aux cartes à St Joseph, au bistrot situé en face de
l’église, c’est dans cette paroisse que se réunissaient les
bet’azels (c’est ainsi que l’on appelle les joueurs de belote
par chez nous).
Il
m’arrivait
d’aller le chercher quand il faisait semblant de ne pas entendre
les sept coups au clocher de l’église. Parfois, il ne revenait pas
d’ailleurs, il passait la nuit enfermé dans l’arrière-salle
aveugle du bistrot à taper le carton. Je crois qu’il ne savait
même plus l’heure qu’il était, il n’avait pas de montre, il
n’avait d’autre horloge que le soleil, du moins le matin, parce
que l’après-midi, la notion du temps lui échappait. Il vivait
avec les bet’azels dans une joyeuse camaraderie.
Un
soir, ma mère m’envoya à
St Joseph chercher mon père. J’arrivai au mauvais moment car Marie
apportait des verres de bière aux joueurs. Machinalement je me suis
retourné lorsqu’elle s’éloignait avec les verres vides. Cela
sentait bon la soupe à St Joseph, c’était samedi, je pressentais
que mon père ne reviendrait pas manger chez nous. Les plis de la
robe de Marie s’agitaient dans un mouvement de balancier, un
balancier comme celui de l’horloge
de ma grand-mère.
Georges, qui était le plus glauque de
la troupe, essaya d’imiter les ondulations de Marie pour se moquer
de moi. Pas bien malin mais pas un mauvais bougre dans le fond. Quand
je sortis de l’antre
des Bet’azels,
il me cria à la
cantonade :
« Fais de beaux rêves ». Mon père le fustigea du regard
et lui dit de fermer sa grande gueule. Cela me rassura d’être
soutenu par la voix de mon père. S’il ne l’avait fait, je
n’aurais peut-être plus osé franchir la porte du St Joseph.
Je
ne savais pas que l’ondulation de la robe de Marie allait me
poursuivre toute ma vie. Je me suis longtemps demandé si les filles
faisaient exprès
de s’agiter
comme le balancier de l’horloge
de ma grand-mère.
J’essayai plusieurs fois, lorsque j’étais seul, de me balancer
ainsi que je les voyais faire. L’exercice me parut d’autant plus
difficile que je ne savais pas si je le faisais correctement. Faute
d’avoir les yeux derrière la tête, le miroir ne m’apportait pas
un grand secours.
Un
jour, j’entendis dans la bouche de Brassens une mélopée qui
me laissa perplexe: « J' lui enseignai le moyen d'bientôt faire fortune en bougeant l’endroit
où le
dos r'ssemble à
la lune ». Il expliquait lato
senso que
pour marcher de la sorte, un apprentissage était nécessaire.
Peut-être les filles apprenaient-elles à marcher comme elles
apprenaient à sauter à la corde ou à jouer à la marelle ?
Je
continuais mes observations, je suivais les filles qui portaient des
hauts-talons. Était-ce un truc pour amplifier le mouvement. Je
profitai de
l’absence
de ma mère pour essayer ses chaussures à talons.
C’était
diablement casse-gueule ce machin-là, je compris pourquoi ma mère
les mettait si peu souvent mais je me demandais pourquoi les femmes
se donnaient tant de mal pour ondoyer de la sorte ? Pour moi, cela
relevait de la coquetterie. Elles se maquillaient, portaient des
cheveux longs… Elles utilisaient tous les subterfuges pour se
différencier.
Pendant
les vacances de Pâques,
ma tante m’invita
quelques jours chez elle, elle habitait près
de la Préfecture.
Ma mère
était contente que j’aille chez sa sœur « à la ville »,
elle disait que cela me sortait, qu’il fallait que je m’habitue
parce que je ne vivrais pas toute ma vie dans une ferme… Je me
demandais ce qu’elle voulait dire quand-même. Qui allait s’occuper
de mes lapins si je n’étais plus là ? Un matin, je pris
l’autocar et Fabien, mon cousin vint me chercher au terminus.
Lorsque
mon cousin prenait ses cours de piano, ma tante allait faire ses
courses et m’emmenait avec elle. J’aimais bien l’accompagner,
il y avait du monde, cela bougeait, on rencontrait des gens qu’on
n’avait pas vus la veille. Je demandais sans cesse à ma tante qui
étaient ces gens, elle me répondait qu’elle n’en savait rien.
J’ai cru un moment qu’elle me mentait, qu’elle ne voulait pas
leur avouer que j’étais son neveu, elle avait honte de moi. Dans
mon village, je connaissais tout le monde, je ne faisais pas tant de
manières.
Lorsque
ma tante entrait dans un magasin, je restais devant la vitrine et je
regardais les gens passer. Enfin, surtout les femmes, je les voyais
s’éloigner et j’observais le regard des hommes. Certains d’entre
eux se retournaient pour suivre d’un regard concupiscent la
femme qu’ils venaient de croiser. Je crus vraiment ce jour-là que
les femmes ondulaient pour se faire remarquer. Mais cet étrange
mouvement ne se voyait que lorsque les coquettes montraient
leur dos. Peut-être
s’agitaient-elles ainsi pour dire au revoir ?
Ma
tante prit l’habitude de me laisser sur la grand-place pendant
qu’elle faisait ses emplettes, moi j’adorais
cela, je me régalais
de voir autant d’animation autour de moi. Je restai sans bouger
à mon
poste d’observation
comme une buse sur un poteau télégraphique. Ma tante s’en étonna
d’ailleurs auprès
de ma mère.
Mon
cousin jouait
avec son épée dans une salle d’armes tandis que ma cousine
faisait des cabrioles dans un gymnase. La ville avait ceci de
magique, non seulement il y avait des magasins où vous
trouviez toutes sortes de choses que vous ne voyez jamais chez nous
mais vous pouviez pratiquer des sports que l’on ne voyait qu’à
la télé. À la campagne, nous jouions aux flibustiers avec
nos épées en bois sur le parvis de l’église quand Monsieur le
Curé avait le dos tourné. Fabien,
engoncé
dans son casque et son brocart blanc
maniait le fleuret sur la piste.
Dans
le jardin, nous nous amusions parfois avec nos bâtons en bois. Bien
sûr, il savait manier l’épée et il voulait absolument que nous
respections les règles car à ce jeu-là,
il me
dominait mais moi je voulais me battre, rouler dans l’herbe, le
plaquer au sol, jouer de tout mon corps, avoir mal… Mon
cousin n’aimait
pas jouer à la
bagarre.
Un
jour, alors que Fabien prenait son cours de piano, j’accompagnai ma
tante à une compétition de gymnastique à laquelle participait ma
cousine. J’espérai que ces jolies gymnastes, habillées
en baigneuses, me révèlent le secret du balancier ? Elles
marchaient d’un pas décidé
et n’ondulaient pas comme les femmes que je voyais dans la rue.
Quand elles couraient, je me concentrais sur leurs silhouettes
mais tout cela allait trop vite pour que je comprenne l’explication
du phénomène qui me tracassait. Après cette compétition, je
pensai que ce mouvement de pendule qui animait les femmes n’était
pas naturel mais qu’elles usaient de ce stratagème pour faire leur
intéressante et attirer le regard des hommes. D’ailleurs, les
robes à crinoline du
Grand Siècle, aperçues dans mon livre d’Histoire,
prouvaient par leur extravagance que les cocottes aimaient accentuer
l’amplitude
du balancier.
Le
mystère restait entier. Un jour, une femme sanglée dans des
pantalons étroits (à cette époque, la mode ne parvenait pas à
s’implanter dans nos bourgs) passa devant moi, je la suivis pour
comprendre le mécanisme d’un tel chambardement. Cela bougeait dans
tous les sens, je n’y comprenais plus rien au point que je me
demandais si elle n’allait pas se retourner hilare et me
dire : « je le fais bien ».
Plus
tard, j’ai
eu l’occasion
d’aller à
la plage mais le mystère
de l’horloge
de ma grand-mère
ne me préoccupait plus autant, j’avais passé l’âge, je
cherchais à percer d’autres mystères.
Et
puis il valait mieux ne pas s’arrêter à cela, il fallait parler
aux donzelles de manière diserte,
d’un
air détaché, comme
si tout allait de soi et que le monde nous avait révélé tous ses
secrets. Mes obsessions de jeunesse s’effritèrent,
d’autres
les remplacèrent.
Au
décès
de ma grand-mère,
j’ai
insisté
pour récupérer son horloge. Le copain de Fabien n’a pas compris
pourquoi je revendiquai cet objet avec autant de véhémence.
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Un petit tour de lune avec Brassens, ça vous dit !
Superbe ! Un pur régal ! je me suis franchement délectée ! J'ai adoré cette métaphore du balancier de l'horloge, c'est vraiment finement trouvé, et puis merci à Durandal car j'ai fait un saut en arrière petite-fille chez mes grands parents à la campagne ! C'est tout à fait cela, il a su très bien capter les us de ces personnes. C'est fluide, dès les premières lignes, je me suis laissée embarquée avec délectation dans la barque des mots ! Merci toi la magicienne pour nous offrir de si beaux textes ! CHAPEAU BIEN BAS à tous les deux + des bisous et une douce semaine loin de toute peine !!
RépondreSupprimerJ'allais oublier et le grand Georges en prime, c'est que du Bonheur !! Merci, il faut que je rejoigne vite les plumes amies mais les jours ne sont pas assez long mais je viendrai sois-en sûre ! re-gros bisous et BRAVO pour cette truculente histoire !!
RépondreSupprimerRavi de raviver tes souvenirs ! Qui écrira le pendant féminin de ce texte ? Il s'ennuie tout seul sans sa vis-à-vis. Merci de ton écoute.
SupprimerDélectable ! Je me suis régalée en lisant ton texte Durandal et en écoutant ta voix Tippi. J'ai adoré tes interrogations sur l'ondulation du dos des femmes. As-tu trouvé la réponse depuis que l'horloge vit chez toi ? Un grand merci à vous deux !
RépondreSupprimerAgathe
Sympa cette visite Agathe ! Merci beaucoup ! J'en avise tout de suite Durandal !
SupprimerIl est des questions que l'on aime se poser et auxquelles on redoute de trouver des réponses. Merci
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