Au-dessus du je-nous
Conseil au lecteur: Respire profondément, détends toi et laisse toi aller...il est possible que tu aies besoin de toute ta concentration...Bonne lecture.
Cette histoire avait pourtant bien commencé.
Le couple se promène sereinement en voiture, toutes vitres ouvertes laissant ainsi l’air vivifiant pénétrer au plus profond de chacun. Il fait bon vivre l’instant, l’esprit apparemment libéré. Le silence s’est imposé entre eux comme une évidence, nul ne voulant perturber la quiétude de l’autre. Les paysages et les magnifiques villages successifs se suffisent à eux-mêmes laissant planer cette doucereuse impression que rien ne peut venir altérer ce "bucolisme". Une simple question va toutefois gripper la belle harmonie de façade.
« On est bien, non ? dit JE
- Ce « on » me semble bien indéfini, répond SOI »
A ce stade de l’histoire, il nous faut faire connaissance avec les personnages. En effet, JE cohabite avec SOI depuis qu’ils sont nés. C’est dire s’ils se connaissent ! Enfin, le pensent-ils encore en cet instant anodin. Leur vie commune serait somme toute bien banale si d’aventure, nombre de gêneurs ne venaient pas troubler leur relation. Les linguistes en premier, qui prétextant leurs différences, souhaitent les assimiler à des jumeaux indifférenciés. Certains préconisent donc l’adjonction de « même » à Soi ; ainsi JE devient plus proche de SOI-même. Il n’est nul besoin de préciser plus avant que l’armée des « psys » de toute confession, s’écharpent depuis leur naissance à ce sujet. Sans parler du Moi!
« Tu préfères que je parle de « nous » mais, sommes nous pluriels rétorque JE ?
- Tout de suite les grands mots, ironise SOI.
- D’autant que ça ne me paraît pas si simple cette histoire de je-nous insiste JE
- Ah ! Et pourquoi ? questionne SOI
- Car j’ai un doute lâche JE, soudain grave.
-Explique-toi donc enfin réplique SOI un tantinet agacé. »
Et voilà, c'est reparti! Nos deux compères recommencent à se chamailler, se questionner, s’introspecter ce qui avouons-le est plus facile que seul. Naturellement, cela engendre nombre de cogitations et de réparties mais globalement, nous pouvons dire qu’ils s’aiment bien. Attentif l’un à l’autre, JE prend soin de SOI et lui prête généralement sa confiance.
« Qui suis-je est une question qui me tourmente commence JE. Pourtant ce doute me confirme que j’existe, puisque je pense. Pour douter il faut être, n’est-ce pas ?
- Mais si tu le penses, donc tu es, mon pauvre ami insiste SOI
- Dans ton « donc » je trouve toutes les raisons de mes doutes. Voilà ! rétorque JE. »
L’échange est bien parti pour se prolonger mais survient le panneau d’un village portant un joli nom : « Ipséité. »
« Tu ne voulais pas t’arrêter visiter ce village ? interroge dubitatif SOI
- Si bien-sûr, le prochain également. Ces deux villages collés presque l’un à l’autre sont singuliers et représentent la particularité de la région explique JE.
- Ah ! Et comment s’appelle l’autre ? demande SOI
- « Altérité », je crois répond JE. »
Effectivement, la jolie route de campagne traverse ces deux beaux sites qui après bien des luttes intestines sont devenus finalement très complémentaires. Chacun voulait aux temps anciens, exister par lui-même. Mais une logique humaniste finit par triompher pour le bien de chacun de leurs habitants. Quelle est donc cette raison qui a prévalu ? La prise de conscience d’être lui-même - devise de l’Ipséité - s’est confrontée à celle de l’Altérité « qualité de ce qui est autre ». L’ipséité a donc compris qu’elle ne pouvait exister sans l’autre et que précisément, sa propre existence passait par l’autre village.
JE est sur le point d’expliquer tout cela à SOI quand celui-ci interrompt brutalement son intention :
« Figure toi que moi aussi je me pose une question existentielle.
- Bien ! Quelle est-elle ? s'étonne JE, interloqué.
- Pour moi, tu es un autre. Un autre que je crois connaître et qui peut être ne me connaît pas. Ma question est pour toi, l'Autre : Qui suis-je ? Comment me vois-tu? Puis, c'est ici à mon tour d'être l'Autre. Car je suis un autre. Tu comprends JE ? poursuit SOI
- Oui, je te comprends. En fait, je ne suis moi que parce que je me distingue des autres, parce que mon histoire est différente de celle des autres. Il faut beaucoup de SOI pour parvenir à l'Autre, n’est-ce pas ? lui réplique malicieusement JE
- « Oui et…Soi-même comme un autre » devise SOI, satisfait de son effet !
- Tu as raison SOI. Comme ces deux villages. Tu vois, « l'Ipséité du soi-même implique l'Altérité à un degré si intime que l'une ne se laisse pas penser sans l'autre, que l'une passe plutôt dans l'autre reprend JE en citant pour l’occasion une réflexion de Paul Ricœur.
- Hum ! Tu n’as pas l’impression que notre discussion devient un petit peu trop philosophique ? plaisante SOI en éclatant d’un rire sincère.
- Oui, répond JE en se joignant à l’hilarité de son compagnon, restons-en là ! »
La voiture poursuit ainsi sa route jusqu’à une intersection. Tournant à droite, le pilote, JE, s’exclame soudain à l’attention de SOI :
« - Tu as vu ? La route que nous prenons s’appelle « Reconnaissance ».
« Que le lecteur veuille bien me pardonner, je ne parle de moi que pour chercher le plus loyalement du monde ce qu'il en est de lui ».
Michel Serres
Pour aller plus loin : Paul Ricœur « Soi-même comme un autre », René Descartes « Le discours de la méthode » et l’article « Le paradoxe de l’ethnologue » Ipséité et altérité par M. Martial Villemin..
En cliquant sur l'image, vous y serez immédiatement téléportés!
Tous droits réservés
Texte à retrouver sur le site iPagination
Bravo ! Foi de Gavroche CASQUETTE BIEN BAS ! Je me suis régalée avec ces mots décalés qui décoiffent ! Très profond et évocateur, je crois que c'est Rimbaud qui avait dit "je est un autre" ! Je vais de ce pas le partager sur mon mur afin de partager mon plaisir ! Merciiii à tous les deux pour cet excellent moment ! Ce récit est une perle !! BRAVOOOO !!!
RépondreSupprimer