L'hyperactivité par Petit-Ange
(Extrait 1)
C’est comme lorsque tu pars en vacances. Tu es sur la route, et parfois tu passes devant quelque chose dont tu te souviens, un repère. Tu ne sais pas où se trouve ce repère avant d’y arriver, c’est seulement quand tu passes devant que tu t’en souviens. Les gens autour de moi sont comme ça, des repères dans ma vie, sans qu’ils en fassent vraiment partie. Je passe de l’un à l’autre sans vraiment me sentir liée, alors que tout le monde a au moins une personne qui le connait vraiment. Moi, personne ne me connait, même si beaucoup en sont persuadé. J’ai sans arrêt l’impression que c’est trop tard, que cette partie de moi est définitivement tronquée.
Je ne sais pas à quel moment de ma vie j’ai commencé à prendre en compte le TDAH dans mon comportement, à me demander si mes actes étaient réellement le résultat de mes désirs ou une simple conséquence neurobiologique, mais la différence a toujours influencé mes pensées, et mon rapport aux autres.
Il existe tant de manières de faire comprendre à quelqu’un qu’il est différent, chaque nuance semble trouver en nous un écho, une couleur, une note : un instant immobile auquel nous revenons sans cesse pour comprendre. Les gens pensent que se taire suffit à cacher ses pensées, ou que les expliciter ne changera rien à leur vie ; les parents pensent que la remarque nous fera changer… par amour pour eux, mais l’inverse existe-t-il ? Leur autorité nous transperce.
Seulement, transpercer, c’est passer au travers, et on esquive tout ce qui vient d’eux, brisant le lien. L’empathie des enfants, surtout des enfants hyperactifs, rend tellement précaire leur relation avec ceux qui les élèvent, sans que personne ne s’en rende compte. Cette sensation d’incompréhension n’est pas un mot, comment le dire ? Qu’en faire ?
Chacune des parties pense être la défaite, l’échec de l’autre : mauvais parents, ou mauvais enfant ? J’ai ressenti ce questionnement chez mes parents, en particulier chez mon père : loin d’être ce que je devais être, j’étais tout de même, et ces deux moi ne faisaient qu’accentuer ma différence.
Mon besoin de comprendre, de me comprendre, n’a jamais été pris en compte durant mon enfance. Peut-être n’ai-je pas été capable d’exprimer clairement ce désir, peut-être même n’ai-je pas été capable de m’en rendre compte alors, aussi clairement qu’aujourd’hui ; néanmoins, je pense que cela m’a manqué, et a nettement influencé mon rapport aux autres : aime ton prochain comme toi-même…
Tout ce qu’on me renvoyait, c’était que j’étais un concentré de trop : trop bruyante, trop violente, trop dispersée. Pourtant, je ne me suis pas sentie particulièrement différente avant d’arriver au collège, mes difficultés scolaires bien moins importantes que par la suite, même si le fait que mes résultats ne soient pas à la hauteur de mes capacités soit souvent revenu dans mes bulletins, années après années. Le reste était flou, vague. Je ne me voyais pas, tout simplement.
Le sentiment de différence est venu progressivement, au fur et à mesure que mes intérêts se précisaient, car je pense que ce sont eux qui m’ont réellement éloignée des autres enfants. J’aimais particulièrement les livres, passion encouragée par mes grands-parents, anciens libraires. Le temps que je passais chez eux était considérable… temps hors du temps, stable et immuable. Je ne me sentais pas totalement seule alors, parce que je me sentais connectée à mon grand-père : calme, toujours calme face au encore jeune homme tourmenté qu’était mon père, qui n’a d’ailleurs guère changé. Je n’ai pas les mots pour exprimer ce lien qui me liait à lui, pas plus que pour expliquer les raisons qui m’ont poussée à m’en détacher.
Mon hyperactivité n’est pas tombée du ciel, contrairement à ce que mon père a toujours voulu croire. C’est lui qui me l’a transmise, et son refus de l’admettre résonna longtemps comme un rejet, avant que je me rende compte qu’il était aussi seul que moi, enfermé dans un masochisme qui le pousse à détruire tout ce qui pourrait lui apporter du bonheur : que ce soit dans ses relations amoureuses ou familiales, son impulsivité et son refus de dialogue, ses incessants retours aux périodes difficiles de sa vie poussaient quiconque à restreindre ses conversations avec lui. Il ne semblait jamais s’en rendre compte, préférant certainement se persuader qu’il était quelqu’un de particulièrement épanoui.
Cependant, cette attitude était douloureuse pour moi, qui n’avais aucun mot à mettre sur cette sensation de déchirure que m’inspiraient les souffrances ignorées de mon père, associées à mon impuissance à l’en soulager ; et je n’appréhendais que davantage celles dont j’étais l’origine.
Mon père n’était pas le genre de père calme, modéré, conscient d’avoir en face de lui des enfants, à la fois sensibles et en cours d’apprentissage : il nous demandait sans cesse de nous conduire en adultes, alors que mon frère et moi n’avions pas dix ans. Chaque erreur d’enfant prenait avec lui figure d’échec d’adulte, tandis qu’il nous abreuvait de ses rancœurs liées à son service militaire ou à son divorce d’avec notre mère, et je lui en voulais de nous imposer ça : mon petit frère, alors très proche de notre mère, souffrait de l’entendre dire qu’elle nous avait mis dehors, qu’elle ne voulait plus de nous, qu’elle préférait s’amuser avec ses copains et copines au lieu de s’occuper de nous ; et moi, je lui en voulais de se servir de moi comme réceptacle de sa douleur, m’obligeant à porter une croix qui n’était pas la mienne. Mon empathie démesurée me forçait pourtant à me l’approprier, à faire mienne cette sorte de colère qui, à défaut de se diriger contre une cible concrète, explose dans toutes les directions et touche les êtres qui nous sont le plus chers.
Cette empathie, ce pouvoir d’invoquer en nous des sensations et des émotions qui ne nous appartiennent pas, qui ne sont ni justifiés par une situation, ni même le souvenir d’une situation passée, est une des caractéristiques qui montrent à quel point notre vie psychique est à la fois instable, intense, riche et impersonnelle.
Instable, car nous avons conscience, simultanément, de toutes les possibilités et combinaisons du comportement des autres au même niveau que de nous-même, si bien que la frontière entre la particularité de notre être et l’universalité dont nous faisons l’expérience nous apparait floue dès notre plus jeune âge, nous donnant cet aspect rêveur : nous nous perdons dans des milliards de nuances que nous vivons simultanément et totalement.
Intense, car cette expérience nécessite une intervention de notre part, sans quoi ce brouhaha silencieux viendrait parasiter la plus infime de nos pensées : c’est un compromis que nous devons faire avec nous-même ; comme tout roi, dans toutes ses prétentions à gouverner, ne peut réaliser sa tâche (et donc se réaliser lui-même en tant que souverain) s’il ne tient pas compte des phénomènes qui forment et régissent ceux et ce sur quoi il règne, l’hyperactif doit s’ouvrir à l’ensemble des évènements qui l’influencent, trouver dans cette succession d’idées les moyens de se démarquer par la justesse de ses réflexions sur des sujets qu’il n’a pas étudiés : c’est là la plus grande force de l’hyperactivité, cette faculté de pouvoir prendre position et discuter « sérieusement » de choses auxquelles nous n’avons jamais pensé auparavant.
Riche, donc, puisque ces expériences internes nous permettent de créer nous-même du savoir, processus favorisé par le rejet dont nous sommes dans l’ensemble victime : là où la sociabilité semble pousser à s’oublier au profit de l’autre, l’hyperactif aura une meilleure connaissance de ses capacités, le poussant à expérimenter des choses difficiles, voire dangereuses : contrairement à ce que pensent les psychologues, cela tient moins à notre désinhibition (qui s’exprime autrement), qu’à un besoin de réussir ce que nous avons besoin de réussir : nous possédons une force énorme qui, à défaut de nous protéger des dommages physiques, nous permet d’évoluer à travers la difficulté : nous avons conscience du danger, mais nous voyons également au-delà, contrairement à notre entourage.
Cette connaissance de nos capacités nous permet également (malheureusement ?) de prendre conscience de l’écart entre celles-ci et celles que l’on attend de nous : être capable de nous intéresser à des choses jugées importantes, mais dont la puissance émotionnelle est faible, voire nulle ; seules les choses provoquant un élan émotionnel fort peuvent retenir une personne qui a en elle-même un fonctionnement purement émotionnel.
Impersonnelle, enfin, car la possibilité de ressentir des choses qui ne sont pas des stigmates de notre vie réelle, de comprendre tant de mécanismes sans pour autant parvenir à les faire fonctionner en dehors, nous donne l’impression d’exister davantage en favorisant l’invention constante qu’en utilisant exclusivement les choses qui sont soit provoquées par des évènements réels, physiques, soit le fruit d’un enseignement concret dont nous devons pourtant rendre compte ; c’est dans l’ailleurs que nous trouvons ce dont nous avons besoin pour rester en mouvement dans notre existence, une drogue dont nous ne pouvons pas nous délivrer sans avoir l’impression de nous gâcher : ni nous ni l’autre, nous ne pouvons vivre qu’à travers l’ailleurs, c’est-à-dire ce que je conçois sans connaitre.
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Une tranche de vie dans laquelle j'ai eu l'impression de m'immiscer sans demander l'autorisation, un texte fort. On ne comprend pas la différence, pourquoi faut-il mettre les personnes dans des petites cases, pour donner bonne conscience aux honnêtes gens ! Un texte fort et sensible, un texte authentique ! Long est le chemin de la découverte de soi-même ! Merci pour ce superbe récit que j'ai lu d'une traite ! Casquette bien bas l'artiste et merci de ce beau partage !!
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