Mercredi 13 juin 2012
- Attendez-moi !
J’obtempère en pressant le bouton adéquat de l’ascenseur.
- Je suis votre nouvelle voisine de palier, se présente-t-elle.
La conversation aurait pu en rester là, mais, entre voisins , il
faut bien faire connaissance. Coup d’œil rapide sur la capacité
de l’engin pour me rassurer. Sous un tablier à fleurs d’une
autre époque, la nouvelle venue a, en effet, une certaine envergure.
C'est bon, il nous reste de la marge. À moi d’accueillir.
-
Alors, ce déménagement ! Ça s’est bien passé ?
- En gros, oui. (J’imaginais difficilement en maigre) Mais pour le
lit, dit-elle …
La phrase en suspension m’invite à poursuivre. C'est facile, il
suffit de répéter le dernier mot de façon plus ou moins
interrogative.
- Le lit ?
- On n’a pas pu lui faire prendre l’ascenseur !
Celui-ci ouvre ses portes sur le hall du rez-de-chaussée.
J’esquisse un pas vers la sortie. Aucune esquive possible !
Elle s’accroche à ma manche, me retient presque de force.
- Il est trop grand. C'est à cause de mon mari. Vous comprenez, (pas
encore) il mesure plus de deux mètres. Alors vous pensez !
dit-elle, pendant que l’ascenseur nous entraîne de nouveau vers
les étages supérieurs.
Voilà, c’est ma nouvelle voisine : très encombrante, un rien
collante, bavarde juste ce qu’il faut, vêtue façon mamie années
60, et maintenant muette … Ou presque.
- Ben alors ! Il est rapide celui-là ! conclut-elle, pendant
notre périple ascensionnel.
Jeudi 14 juin 2012
- Attendez-moi !
C’est
ma voisine. Je ne vous la présente plus, sauf à dire qu'elle a
remplacé la feuille de salade qui nous a quittés, sans laisser
d'adresse, pour fuir ses créanciers. Depuis qu'elle a emménagé,
c’est un état permanent chez elle que d’être ma voisine, sa
raison d’être. Je ne peux que m’exécuter. Me voilà coincé
contre la cloison du palier avec pour seule compagnie cette espèce
de mappemonde avec un collier tahitien imprimé autour de la taille,
de l'hibiscus qui descend du nombril jusqu'aux genoux. Quelques jours
qu’on se connaît. Tout juste si elle ne me tape pas sur le ventre.
J’ai beau me taire, fermer les yeux, détourner la tête, bailler
ostensiblement, rien. Elle démarre au quart de tour.
- Faut que j’aille faire des courses. J’ai plus rien dans le
frigo.
À croire que son amant, c’est le frigo ! À croire aussi
qu’elle me surveille par l’œilleton de sa porte, et dès que je
referme la mienne :
- Attendez-moi !
Elle me hante, me persécute, me met, en quelque sorte, au défi de
sortir sans elle. Si, par inadvertance, elle ne se précipite pas sur
le palier, dès que j’y apparais, elle me manque aussi. Elle est
une sorte de drogue dont je deviens dépendant. Je patiente un peu.
Je laisse passer un ascenseur. Je me tasse tout au fond de la cage
vide. Je mets une option sur l’énorme place vacante.
En
quelques jours, elle a rempli ma vie. Si elle rapplique, je déborde.
Si elle m’oublie, je m’inquiète. Pour elle qui manque à
l’appel, pour Double Mètre, son mari, que je n’ai encore jamais
croisé, pour son cabas trop lourd, pour une extinction de voix
probable, pour, pour, pour.
Mais elle est bien là. Avec les poussinettes, je n'ai plus le temps
de rien. Alors c’est tout pour aujourd’hui.
Vendredi 15 juin 2012
- Attendez-moi ! Encore ? C’est la voisine.
Heureusement que je n’en ai pas toute une kyrielle comme celle-là !
Pourtant, dans son genre, c’est une beauté : imposante en
diable, une voix à réveiller tout l’immeuble, aujourd'hui
impeccablement vêtue d’un ample tablier imprimé, vous l’aviez
remarqué dès le premier jour où elle s’est installée sur votre
palier. Le mien en l'occurrence ! Pas le genre à provoquer
votre flamme cette beauté tonitruante ! Non… Plutôt envie de
partir en voyage pour l’oublier. Impossible.
C’est quelqu’un tout de même. Aujourd’hui elle est
particulièrement inspirée. Elle a troqué la fleur pour l’oiseau.
Toute une ribambelle entourant la mappemonde. Une utopie de colombes
blanches prêtes à l’envol, déborde de son ventre proéminent.
Ouf ! Voici l’ascenseur. Il démarre avant qu'elle n’ait eu
le temps de fermer sa porte.
Samedi 16 juin 2012
Les mots, comment les apprivoiser, ils sont tant et tant, toute une
kyrielle. Ils tournent, tournent, s’envolent, refusent de se fixer,
partent à la ribambelle, flopée flottant informe, insaisissables.
Vous draguez les voyelles, elles vous prennent pour un voyou. Vous
sonnez les consonnes, elles vous snobent. Alors vous tentez la
virgule et c’est le point qui vous laisse en suspension ! Vous
lancez l’invective, vous jetez l’anathème. Rien, rien n’y
fait. De la cédille à l’accent circonflexe, tout contribue à
vous rendre perplexe. Ils ruent les mots, ils ruent entre les
parenthèses et se sauvent illico. Puis moqueurs, ils vous narguent à
la périphérie du cerveau. Et pourtant, ils sont là, imprimés bien
serrés, sur le tablier de la voisine qui sort de chez elle en
hurlant : « - Attendez-moi » surgissant juste au
moment où vous avez le doigt sur le bouton d’appel de l’ascenseur.
Dans l’étroite cage elle se presse contre vous et vous enfonce
dans l’estomac le mot «maladroit. » Alors vous comprenez.
Pourquoi vouloir tout saisir à la fois ! Vous vous laissez guider
par le hasard. En voici un qui pointe sur l’immense
poitrine : patience. Il n'est pas vraiment écrit, mais il
s'empare de votre intimité et vous l'appliquez en souriant bêtement
à ce visage poupin, ravi de faire la route avec vous. Vous recyclez
quelques mots de la veille qui se bousculent à nouveau dans ce
réduit où vous étouffez.
Et vous attendez.
Dimanche 17 juin 2012
Nuance
: un peu mais pas trop sinon je m’y perds.
Flamme
: un peu mais pas trop sinon je m’y brûle.
Utopie
: un peu mais pas trop sinon j’espère.
Kyrielle
: un peu mais pas trop sinon j’erre.
Quelqu’un
: un peu mais pas trop sinon je lui présente… qui vous
savez.
Beauté
: un peu mais pas trop sinon je m’enflamme.
Encore
: un peu mais pas trop sinon je suis malade.
Oiseau
: un peu mais pas trop sinon je m’enfiente
Voyage
: un peu mais pas trop sinon je fatigue.
Inspiré
: un peu mais pas trop sinon j’explose.
Ensuite
: peut-être …
Une occasion de découvrir "Le KOICECA" de Henri Maleysson !