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jeudi 4 juin 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 46






Règlement de comptes à OK Corral



Suite 46

Voyant que la gamine restait bras ballants à l'observer derrière ses grosses lunettes de myope, une moue esquissant un timide sourire, le gendarme demanda à son collègue d’attendre quelques instants, puis, en la tenant délicatement par les épaules, il la guida vers l’arrière du fourgon pour l’y faire grimper. Alors que la porte se refermait sur elle, Charlotte laissa échapper un plaintif « Et Arsène ? » en tendant les bras vers le matou, terré au pied d’un ormier enneigé. Le gendarme fit la sourde oreille et intima à son collègue de démarrer. Arsène échappa de peu au geyser de boue que les larges pneus, patinant sur le sol, répandirent en sa direction. Dans le bruit assourdissant de son moteur diesel de 58 chevaux,  la Goélette parvint à s’extraire de sa gangue glacée et s’éloigna dans un nuage de fumée noire aux particules nauséabondes. Arsène attendit que le nuage se dissipe pour s’aventurer hors de l’abri des racines de l’ormier. La nature indifférente et capricieuse se retrouva vite plongée dans un silence sépulcral. Il choisit de poursuivre sa route en empruntant les rails noirâtres inscrits dans la neige par le fourgon et l’ambulance. Si ses coussinets en seraient spoliés, au moins n’aurait-il pas de la neige jusqu’au ventre et sa progression ralentie par d’incessants bonds épuisants dans l’épaisse couche poudreuse. Peu à peu, quelques bruits de voix l’avertirent qu’il se rapprochait de la ferme de la Marthe. Une odeur acre, bestiale, se mélangeait à celle insipide de la neige. Au détour d’un fourré, il se trouva museau à museau avec une chèvre statufiée dans le décor polaire. La bête ouvrait de grands yeux apeurés et frissonnait sans pourtant essayer de se dégager du trou où elle s’était enlisée. Un peu plus loin, d’autres chèvres, pareillement désemparées, erraient aux abords de la chèvrerie. Dédaignant l’animal à cornes qui bêlait de peur, Arsène, dressé sur ses pattes arrière,  tendit le cou et aperçut deux véhicules garés devant la bâtisse principale. Une DS blanche et un fourgon de la gendarmerie similaire à celui qu’il avait croisé quelques minutes plus tôt. Quelques personnes, dont certaines portant l’uniforme, s’étaient regroupées sous un auvent. Ils marchaient en tapant des pieds pour se réchauffer et de la vapeur s’échappait de leurs bouches lorsqu’ils s’adressaient la parole. Le chat reconnut parmi eux, Jules, Anatole, le garde champêtre et Jean, le frère de la Marthe qui tenait dans ses bras une femme courbée en deux et secouée par de longs sanglots. Le froid commençant à ankyloser ses pattes, il osa se mettre à découvert et louvoya jusqu’au plus près des humains. Arrivé à quelques mètres de Jules, il tenta d’attirer son attention par un miaulement discret. Le cantonnier tourna la tête et l’ayant aussitôt reconnu, se détacha du groupe pour se porter à sa rencontre. Il le prit dans ses bras et ôta la neige qui s’était solidifiée en stalactites autour de ses coussinets. 


- Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais t’avoir demandé de surveiller Charlotte, lui glissa-t-il à l’oreille.

- Ne craignez rien. Elle est à la maison en sécurité. Tout va bien. J’avais juste besoin de me dégourdir les pattes et de… enfin vous me comprenez… soulager un besoin naturel. Que se passe-t-il ici ? enchaîna le matou qui redoutait de donner plus de détails à Jules sur sa présence à la ferme.

Le cantonnier s’éloigna prudemment de la grappe humaine et, lui tournant le dos, confia à Arsène ce que celui-ci brûlait d’entendre :

- C’est terrible, le chat. Ce matin l’Augustin en se levant, il a prévenu sa femme qu’il allait se rendre chez la Marthe, histoire d’en terminer une fois pour toutes avec ce lopin de terre qui longe le Portefeuille et ce papier qu’elle et son frère contestent auprès de cette raclure de Cormaillon. Y paraîtrait que c’est un faux et que les signatures des parents ont été imitées. Comme il savait qu’il allait être accueilli à coups de tromblon, il a pris son fusil de chasse, plus pour faire peur à la Marthe que pour lui coller du plomb dans les fesses et comme sa femme le voyait pas revenir, elle a commencé à avoir peur et à imaginer que ça avait mal tourné. Elle a décidé d’aller le rejoindre et quand elle est arrivée à la ferme, elle a trouvé toutes les chèvres en liberté qui divaguaient autour de la maison. Elle a appelé, sonné à la porte, mais personne n’a répondu. Alors, elle est allée voir dans la chèvrerie au cas où… Et là…

La voix de Jules s’étrangla. Pour que le vieil homme soit ému au point de ne plus pouvoir parler, Arsène imagina le pire. Une tuerie à bouts portants ; les deux protagonistes et ennemis héréditaires, face à face, pointant leurs fusils et tirant en même temps. Un remake de Règlement de comptes à O.K. Corral qu’il avait vu quelques temps auparavant sur la télévision de son bon maître. Jules, tête baissée, restait silencieux et continuait d’un geste machinal à lui frotter les pattes. La curiosité piquée à vif, le chat enfonça ses griffes dans le gras du pouce du cantonnier pour le ramener à la réalité.

-Et là ?

- Là… elle a trouvé son Augustin, assis, quasi effondré comme une vache qui vient de vêler, dans la paille, le fusil entre les jambes, l’air hagard. Et puis, c’est pas tout…

Jules déglutit avant de poursuivre.

- Y’avait la Marthe qui pendait au bout d’une corde accrochée à une solive, un tabouret renversé sous elle. Tin, le chat… la Marthe était déjà morte d’après ce qu’elle dit. L’Odette, elle a d’abord cru que son mari était mort aussi, mais il respirait. Elle l’a examiné sous toutes les coutures et aucune trace de blessure. Rien ! Alors elle a couru chez elle pour appeler la gendarmerie et puis aussi pour prévenir Jean par téléphone. C’est quand elle est retournée chez la Marthe que je l’ai croisée. Je discutais avec Anatole pour savoir lequel de nous deux s’occuperait des poules du père Baillou, vu que leur fille sort de l’hôpital aujourd’hui. On a tous les trois foncé ici et aucun de nous n’a réussi à tirer une parole de l’Augustin. Y regardait droit devant lui comme une souris hypnotisée par un chat… Enfin, tu vois ce que je veux dire…  J’ai voulu décrocher le corps de la Marthe, mais Anatole m’en a empêché, soi-disant qu’il fallait que les choses restent en l’état jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Et puis ça a débarqué de partout… La Marthe y’avait plus rien à faire pour elle, alors c’est l’Augustin qu’ils ont fait monter dans l’ambulance et les gendarmes de Châteauroux ont suivi, des fois qu’il retrouverait la parole à l’hôpital. Le Jean, il est tout retourné… T’aurais dû voir sa figure quand il a découvert sa sœur. Plus pâle qu’un linceul… et puis soudain, il est devenu comme fou. J’ai cru qu’il allait se jeter sur l’Augustin et lui faire la peau. Heureusement qu’il y avait l’Anatole qu’est costaud parce que tout seul, jamais j’aurais pu le maîtriser. Par le cul Dieu ! j’arrive pas à chasser ces images de ma tête… Tu sais pas le pire… la Marthe, elle était pas en noir comme d’habitude ! Non ! Elle avait sa robe de mariée bien blanche et repassée… Le choc que ça m’a fait de la voir habillée comme ça ! Ça m’a ramené des années en arrière, le jour de ses noces, quand elle avait épousé son Ronald. Les gendarmes, ils nous ont fait sortir de la chèvrerie et puis après ils se sont mis à poser des questions. Qui on est, et quand on est arrivés,  et pourquoi on est là ? et patati et papata… tout ça dans le froid… Jean a oublié les clés de la ferme dans la précipitation… On est restés coincés dehors. J’sens plus mes pieds. J’suis sûr d’avoir chopé la crève…

Le cantonnier ne se rendit pas compte de l’incongruité de sa dernière remarque dans de telles circonstances. Il avait froid, s’inquiétait pour sa fille laissée sans la moindre surveillance, offerte à tous les dangers et ne désirait qu’une chose : retourner chez lui au plus vite et avaler un grand verre de gnôle afin de chasser certaines images de son esprit. Le besoin de s’étourdir d’alcool, de glisser dans une ivresse cotonneuse, loin de cette scène sordide, de cette ferme qui puait la mort…  Un brigadier s’approcha pour lui demander de bien vouloir regagner le groupe. S’ensuivit une salve de nouvelles questions auxquelles Jules pensait avoir déjà répondu. Il se plia de bonne grâce à ce nouvel interrogatoire et nul ne s’étonna de le voir tenir dans ses bras un chat au poil souillé par la boue. Même Jean ne fit pas le lien entre le greffier et celui qu’il avait fait rentrer dans la maison de sa sœur le jour où Arsène était venu l’espionner. Les yeux rougis, il tentait de consoler l’Odette qui de son côté, se confondait en excuses, arguant de la futilité de son malheur comparé au sien. Jules avait dit vrai. Le visage ravagé par la peine, les cheveux en bataille, il ne ressemblait qu’à l’ombre du gentleman tiré à quatre épingles qu’il était devenu au fil de sa réussite professionnelle.

Enfin, les gendarmes autorisèrent Anatole et Jules à quitter les lieux non sans avoir exigé qu’ils se tiennent à leur disposition pour enregistrer en bonne et due forme leurs déclarations. Il leur fut précisé, sur un ton qui n’acceptait pas la moindre rebuffade, de ne pas s’absenter tant que l’enquête ne serait pas close. Les pandores n’avaient rien à craindre. Où diable Jules aurait-il pu bien aller ?


à suivre... *



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2015
Texte à retrouver sur iPagination

BEL ÉTÉ À TOUS CHERS AMIS D'ICI ! Et rendez-vous en septembre pour de nouveaux échos d'auteurs , notamment  l'écho des épisodes des Carnets secrets que notre romancière Elsa aura publiés pendant cette période estivale  sur le site iPagination. Sans oublier la page Facebook tenue à jour fidelement par Christian Knoll : L'inspecteur Arsène et les carnets secrets.
Un grand Merci à vous de votre fidèle écoute et à bientôt ! Tippi.



Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 









lundi 1 juin 2015

DURANDAL - LA MER














LA MER 


Enfant déjà, je passais mes vacances sur cette plage. Mes parents louaient un appartement sur le front de mer. Ma tante disposait d’un appartement à l’année pour y emmener mes cousins. Nous adorions construire des châteaux de sable et défier la marée. À plusieurs, nous ne doutions pas de nos forces pour affronter l’océan. Nous regardions nos cerfs-volants tournoyer dans le ciel. Tous les jours sur la digue, les caravanes publicitaires d’entreprises vantaient la qualité de leurs produits et animaient le front de mer. Nous participions à ces concours, des questions-réponses, exercices divers : courses en sacs et autres tirs à la corde. Nous n’arrêtions jamais, entre les bains de mer, la balle au prisonnier, le jokari... La fille unique de notre voisine du dessus jouait souvent avec nous. Ce que je préférais, c’était les châteaux de sable, je faisais des rampes pour y laisser rouler mes billes...

Nous revenions à l’heure du repas coiffés des casquettes à l’effigie des marques, bonbons et autres stylos en poches… Le soir, nous retournions sur la digue et la parcourions en tous sens, pas encore fatigués d’avoir trop couru. Toujours occupés, battus par le vent, nous explorions les dunes lorsque nous étions fatigués des bains de mer.

Ce que j’aimais, c’était la pêche aux crevettes. Équipés d’une épuisette et d’un seau, nous raclions les bâches emplies d’eau que la mer oubliait derrière elle à marée basse. Les parents nous laissaient vivre sur la plage, nous nous surveillions mutuellement. Ils nous donnaient un paquet de ChocoBn pour le goûter, c’était le bonheur. J’étais le plus jeune et peut-être le plus rêveur. Le nord, le sud ne signifiaient pas grand-chose pour moi.

Un jour d’été, je poussai mon épuisette à côté de Lise. Peu attentifs à ce qui se passait autour de nous, nous marchions les pieds dans l’eau, uniquement préoccupés à remplir nos seaux. Elle attrapait moins de crevettes que moi, aussi je remplissais son seau pour que nous finissions plus vite. Rejoindre notre immeuble s’avéra plus compliqué que la pêche aux crevettes car la côte belge à ceci de particulier, c’est que, sur des kilomètres, les immeubles se ressemblent et forment un front de mer uniforme. Et comble d’horreur pour les enfants perdus, les postes de secours des différentes stations ont été bâtis par le même architecte et selon le même plan. Lise m’expliqua qu’elle habitait à Bruxelles, cette ville dont l’emblème est un Manneken Pis. Nous échouâmes au poste de police. À un policier flamand qui voulait nous secourir et nous demandait où nous habitions, je ne sus répondre que « Chez Tante Thérèse ». Cette année-là, elle m’avait invité pour les vacances de Pâques.

Un jour, je m’amusai tout seul sur un brise-lame. Ma tante m’aperçut juste avant qu’une vague plus forte que les autres ne balaie l’éperon rocheux. Elle poussa un cri et vola à mon secours. Elle eut tellement peur qu’elle me gratifia d’une gifle dont elle se souvint encore des années plus tard. Je devais être occupé dans un autre monde parce que je ne m’en souviens pas.

Je n’avais pas de frère, alors pendant ces vacances, un de mes cousins plus âgés en faisait office. Il n’était pas Dieu mais au moins Neptune. J’aimais le suivre dans ses aventures, il posait des lignes de fond le soir à marée basse et les relevait le lendemain ; il vivait au rythme des marées. Rien ne l’arrêtait, il prenait ses poissons à pleines mains dans un grand éclat de rire devant les mines dégoûtées de mes cousines. S’il avait été magicien, il ne m’aurait pas davantage impressionné. Je me souviens l’avoir plusieurs fois accompagné pêcher au carrelet dans un port un peu plus au nord. Nous prenions le tramway qui longeait la côte pour rejoindre les pontons. Ce jour-là, mon cousin avait pêché des anguilles. Pendant qu’il relevait ses filets, j’arpentais la plage en poussant mon épuisette et mon seau empli de crevettes. Nous sommes rentrés en tramway avec notre attirail et le produit de notre pêche. Malheureusement pour moi, mon seau s’est renversé dans le tramway et mes crevettes firent leur dernier trajet entre les pieds des voyageurs. J’étais bien triste de ramener chez moi mon seau vide. Mon cousin crut bien faire en donnant à ma mère des anguilles. Elle ne savait que faire de ces monstres vivants mais mon cousin ne s’arrêtait pas à ces détails. Il attrapa un serpent et lui claqua plusieurs fois la tête sur l’évier. Le sang gicla dans toute la pièce, Pollock n’aurait pas renié un tel dripping réalisé sur les murs mais il n’était du goût de ma mère. Je me souviens de son cri et du rire gargantuesque de mon cousin. « Ne t’inquiète pas, je vais tout nettoyer », lança-t-il en attrapant une éponge. Une giclée de sang ne l’impressionnait pas. La scène reste inscrite en ma mémoire comme si elle datait d’hier.


Mais tout cela est révolu. Mes cousins ont déménagé. J’ai longtemps accompagné ma mère sur la mer du Nord, ma sœur préférait emmener ses enfants s’ennuyer sur les plages exiguës et suffocantes de la Méditerranée. Je retrouvais Lise qui assistait sa mère. Nous restâmes voisins pendant des dizaines d’années, fidèles aux vents du Nord. Nous laissions parfois nos mères seules pendant que nous marchions les pieds dans l’eau. Nous prolongions nos discussions d’enfants à la terrasse d’une brasserie où nous mangions des fruits de mer. Je pêche toujours des crevettes, j’en apporte à Lise. J’adore quand elle prépare ces beignets aux crevettes. Nous les dégustions parfois avec nos mères. Je ne connais rien de meilleur que de manger ces fritures après une longue balade les pieds dans l’eau froide de la mer du Nord. Nos mères nous ont quittés, nous sommes orphelins. Lise loue toujours l’appartement du dessus. Parfois, nous allons, le soir, manger une gaufre sur la digue.


L’année dernière, Lise me proposa de nous retrouver sur une plage en Espagne. Je ne comprends pas bien ce que nous irions chercher là-bas quand nous avons tout ce qu’il nous faut ici, nos souvenirs, nos habitudes… Trouverions-nous seulement des gaufres liégeoises sur la Costa Brava ? Ici les gens nous connaissent. J’arpente la plage en tous sens avec mon seau et lorsque je rencontre un enfant égaré qui pleure en tirant son épuisette, je le reconduis chez lui. Je garde toujours mon paquet de ChocBn dans la poche pour le consoler. Cela doit rassurer les parents de savoir que je veille sur leurs bouts de choux. Quand il pleut, la plage est désertée, alors je mets mon chapeau et je vais pêcher au carrelet. Je me demande si Lise reviendra l’été prochain. J’adore ses beignets aux crevettes…



Tous droits réservés


* L'image : Encore plus ancien que l'époque évoquée dans ce texte de Durandal, mais le lien sous la photo mérite vos visites, foi de Tippi !



Belle occasion de partir en vacances ! Merci Durandal, ce texte tombe à pic ! 


Bel été à tous et soyez heureux ! Profitez bien !

Bien sûr, le vent soufflera bien quelques échos par-ci, par-là !