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LA VOIX DE L'ÉCHO

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dimanche 30 novembre 2014

EVE ZIBELYNE - LES AMOUREUX DE SANDUN








à Zib 




Les amoureux de Sandun

Il est une légende perdue dans les rus du ciel, entre rires et larmes, sur la terre de Guérande – celle de l’étang de Sandun, ou plutôt, celle de l’amoureuse de Sandun.
Son prénom s’est égaré dans les gerçures des temps anciens, mais il n’est pas besoin de définir ce qui est. Venez à Sandun, son empreinte s’y dessine, vous la reconnaîtrez, lors que vous me lisez. La révolution gronde et si les chouans, à plus de six mille mirent à mal la nouvelle République, la noblesse connut ses heures de déchante et de larmes.

Les chouans de Vendée sillonnaient la contrée en ces temps troublés d’affrontements. La Bretagne était belle et l’or coulait dans les pichets, à peine troublé. Les hommes fiers frappaient d’estoc et les femmes pleuraient. La demoiselle de Sandun était de celles-là, qui craignaient chaque jour le fracas des sans-culottes aux hauts de chausse des servants du roi.
Son amoureux, bien né, était de ceux-là. Il ne dédaignait pas se frotter aux corvées, remonter les cordées et botteler le foin et se frottait souvent aux gueux des galetas – nés comme lui sur la terre fertile, aux falaises rouges, parfois.
Ses amis d’autre endroit l’avisaient, bons enfants, des menaces tricolores en pays penestois. Il s’éclipsait alors en terres fortifiées sur le roc haut perché d’ar Roc'h-Bernez, fief encore sûr au roi. La fougue impétueuse du jeune homme se lassait vite du goulet majestueux de l’estuaire et du calme de la Vilaine. Il s’élançait alors, d’un galop, droit devant vers sa belle, sans souci, ignorant du ricanement des armes et du lys, le sang.
Il s’en fût, des batailles auxquelles il échappa, et son impatience lui valut la vie sauve, à l’assaut d’ar Roc'h où cordes et cris résonnent encore aux joints des pierres lavées. Sa chance était telle que sa réputation dépassa la région, de Nantes à Quimper, de Brest à Saint-Brieuc, et suivant la Vilaine de l’Oust au Meu, de la Seiche au Don, du Semnon à l’Isac – courant en pays chouan telle une traînée de poudre à canon.
Sa belle en fut bien chagrine, craignant plus chaque instant à mesure que sa renommée grandissait, frémissant plus, chaque nuit, aux bottes des chouans qu’il recevait. Ses amis, pour les foins, se passèrent de lui. Ils en prirent quelque ombrage et, chafouins, omirent de l’aller quérir lorsqu’en grandes manœuvres la République se mit.
Il ne s’en soucia point et alla de sa mie, à l’envi, vanter tous les délices aux chouans ébahis. La cour de la demoiselle s’en vit agrandie, à l’effroi qu’en toute raison elle avait. Les batailleurs aguerris retrouvaient quelque lustre aux pieds d’une dame qu’ils savaient illustre.
Las ! Les gueux, aventureux et autres besogneux en firent babillage et l’on sut partout qu’en pays de Guérande, les suppôts du roi faisaient affront au bon peuple et à sa révolution.
Dès lors, la machinerie huila ses rouages et s’ourdit le complot.
Un soir d’été limpide où crissaient les grillons — à l’heure où rougit le ciel et lors qu’en sa demeure la belle donnait fête, sa maisonnée, assaillie, fut réduite au silence. Les genêts s’en trouvèrent écarlates de honte et périrent en un instant. Les hortensias, livides, en perdirent la tête et les bruyères seules, en leur modeste parure se tinrent pour témoins de sinistre devanture. L’assaut fut donné de toutes les fenêtres et les chouans, si vaillants, pourfendant les manants s’écroulèrent sous le nombre, rendant sang aux tapis et tripes au couchant. Les oiseaux s’enfuirent vers le large, laissant place à ceux de proie. Une mare sur le chemin accueillit avocettes élégantes, aigrettes et pluviers, laissant aux mouettes les embruns des rochers. Le ciel nappé de nuages tira le voile sur la demeure, mais le cri de la demoiselle s’étira jusqu’à l’estuaire, s’effilocha par les criques et les anses aux heurtées de granit, par les falaises rouges, en crescendo de honte et de douleur à l’odieux arc-boutage des gueux blanc-bleu. Le rouge fut sa couleur, maculant sa blancheur. De tous les outrages qu’elle subit, elle ne dit pas un mot et s’en fut dans la nuit en tout abandon, délaissée, déflorée et grosse jusqu’au cœur du fruit de leur labeur.
Jamais elle ne dira, au croisé de leurs yeux qu’elle en a reconnus, des natifs de ces lieux. Leur fureur lubrique nourrie de bolées d’or n’a pas eu chagrin pour celle qui, naguère, leur servait à boire aux assemblées, au bras de cet ami, par la grâce de la guerre, ennemi devenu. Elle a lavé sa honte à l’océan rageur, ouverte au ressac qui l’a rejetée sur la grève, inondée de pleurs. Elle l’a cherché, lui, son cœur empli de craintes pour l’aimé en péril, car c’est lui qu’ils cherchaient, Lui, pour le tuer.
Elle a couru sans fin, de Guérande à Pénestin, taillant dans les fougères odorantes à travers bois et champs. Elle a laissé sa trace sur le sable humide des plages, déchiré ses pieds nus aux rochers, sous la lune étonnée de cette ombre blanche aux bras qui tournoyaient.
Ivre de folie et de chagrin, elle marchait de nuit au matin, sans larmes, et les gueux s’écartaient devant cette folle sacrée que rien n’arrêtait. Car la honte qui tenaille les tenants de la trahison leur rongeait les entrailles et nul ne se prit d’en finir une bonne fois.
Elle a suivi sa trace, celle de Lui, son amoureux en fuite qui par les bois sans fin la cherchait, Elle, son âme aimée qu’il n’avait su protéger. Il avait su les cris. Il avait vu le lit, les cadavres éventrés, les têtes découronnées. Chaque corps il a soulevé, autant de coups de pistolet, craignant de l’y trouver. C’est une fillette qui lui a conté avoir vu sa dame, en chemise se fondre dans la nuit sans fond. Pris d’un espoir insensé, il s’est résolu à la trouver et, du matin à la nuit, bravant les gueux et les estourbis il a suivi les sentes, les ruelles et les rochers, haranguant marées, crabes et mouettes, les sommant de lui montrer la route vers le cœur de sa bienaimée.
De Pénestin à Guérande, il a marché sans fin, les yeux noirs de supplice, le ventre serré de colère, sous la cime des pins. Dans le creux des fougères parfois, il a cru la trouver, reconnaître sa couche, humer son parfum, mais en vain. À la nuit, épuisé, il tombait en pleurs sous le couvert des forêts, gravant, éperdu, ses affres aux troncs puissants des géants chenus.
C’est ainsi qu’un soir, il a chu, s’abreuvant à la mare de Sandun après une longue marche qui le laissait fourbu.
Las ! Dans son harassement, il n’avait pas vu le pas des chevaux dans la vase, l’empreinte des bottes imprimée en outrage sur les herbes couchées, brisées, piétinées. La lueur des sabres sous la lune, reflétée sur l’eau sage, lui ouvrit les yeux, mais bien tard. Quatre gueux mal fagotés dans des uniformes si bleus lui firent fête à coups de lame et de mousquets qu’il contra tant et si bien que trois, il trancha ! Le quatrième, bon couard, se prit à bramer si fort que le val en trembla et s’empressa de pousser loin la vocifération qui sentait fort la pisse et l’effroi.
Las ! Une escouade proche s’y rua et sans plus réfléchir, pourfendit le capon, le chie-en culotte, dépouillé dans l’affaire de l’uniforme si bleu qui ne lui seyait guère. L’alangui se crut un instant sauvé, mais la clameur qui résonnait encore vint tout droit aux conscrits. Forts de son entendement et de la duperie, ils en furent bien aigris et entrèrent en furie.
Loin, trop loin, Elle, avait compris. Qui d’autre que son aimé aurait pu susciter tant d’épouvantement en son pays ? Il était donc ici, à Sandun où elle passait pour la neuvième fois, Sandun, où il avait, près de la mare aux vœux, scellé leur amour d’un baiser sur les yeux.
Elle court à perdre haleine, prise d’un effarement immense. Le fracas de la troupe la pousse vers le guêpier, vers Lui, qu’enfin ! elle va retrouver.
Le galop des haridelles fuyant sur l’eau la fait défaillir. Elle surgit, silhouette blanche en lambeaux sur le champ de bataille et le voit, étendu, les yeux vers le ciel, moucheté par la mitraille. Elle crie, il tressaille. Couchée sur son côté, de sa bouche elle reçoit son premier baiser, terre bleuie de fer en épousailles. Ses yeux tournent au vitrail – elle le serre, le réchauffe, le couvre de ses cheveux en oriflamme, ferme de ses doigts les plaies et fredonne à son oreille une comptine tendre. Il chuchote sa flamme en répons, il s’étiole, et d’un dernier baiser reçoit pour le passage le souffle de ses lèvres en ultime message.
De son corps nu elle a couvert le sien, les yeux rivés au ciel, y cherchant son étoile. De sa robe blanche en marée étale elle a paré sa couche en linceul à son âme. Elle s’est évadée, perdue dans les nuages, le lait de ses seins en fleuve intarissable. Le lait de son ventre meurtri a submergé les prés et noyé les vilains. Le lait de sa vie a enfanté la vallée de cette eau limpide qui plaît aux oiseaux. Aigrettes et avocettes s’en firent gorges chaudes et de ce jour, naquit une blanche oiselle, la Tippistrelle picoreuse qui parcourt les rives sur ses fines pattes rouges dans une quête sans fin, celle de Lui, celui qui jamais ne reviendra.
Car le fruit de cette eau est celui de la forfaiture des traîne-misère, des assassins, des faucheux et si la mare originelle s’étend désormais jusque vers la Brière en chevelure dense aux reflets de ciel bleu, hébergeant hérons et busards au même gîte que la gracieuse Tippistrelle, ce n’est pas qu’Elle a pardonné, non. Elle veille sur la rive, le corps offert en roc, glorieuse en manifeste pour nous dire qu’en ce pays comme ailleurs, la femme est et restera.
Ses seins se sont creusés pour avoir trop pleuré mais ils gardent de cette eau pour les plus assoiffés. Son ventre arrondi s’offre au siège des promeneurs pour une rêverie dont je sors après vous y avoir promenés.
Les blanches Tippistrelles suivent les sentes sur les pas des amoureux, du couvert des fougères aux cosses des genêts, rappelant leurs origines aux hommes de ce temps, fruits de guerres fratricides et d’amours meurtris, et les hampes roses des herbes folles qui frissonnent de nos émois déclinent au vent les strophes d’une rengaine que l’on entend, parfois, quand se tend l'étole du couchant.




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De Guérande à Pénestin
Je t’ai cherché en vain,
Mon tendre, mon aimé, digue dondaine
Tu gisais à Sandun.digue don don.
Le cidre coulait à flots
Aux mâles râles, sanglots
Des lames, aux sangs mêlés, digue dondaine
Au baiser de la faux, digue don don.
Le cidre coulait à cris
Je te cherchais en vain,
De Guérande à Sandun, digue dondaine,
Tu gisais, mon chagrin, digue don dé.
Mes cheveux sur tes yeux bleus
L’horizon dans les miens
J’ai vu mon ventre rond, digue dondaine,
Et les pleurs de mes seins, digue don don
Et la terre de mes larmes
A uni nos destins
Mon tendre, mon aimé, digue dondaine,
Une Tippistrelle est née, digue don dé. Bis



Ève Zibelyne  2014 - Tous droits réservés sur texte et illustration.



jeudi 27 novembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 32






Les commères et Arsène veillent sur ce pauvre Jérôme !




Suite 32


Arsène enrageait, cloîtré dans l’appartement de son bon maître. La promesse que celui-ci avait faite à Jules s’était évaporée. Quatre jours déjà à vivre sous haute surveillance et à n’être autorisé qu’à de rapides allers-retours hygiéniques dans la cour engazonnée du cabinet encastrée entre de hauts murs lisses qu’il avait renoncé à escalader. Il ne comprenait pas le comportement du vétérinaire, qui, d’un côté, avait découpé l’article du Populaire pour ensuite l’encadrer de bois doré avant de l’accrocher dans la salle d’attente et qui, d’un autre côté, le punissait en le privant d’une liberté et d’une autonomie auxquelles il tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux. Qu’allait devenir l’enquête s’il ne pouvait rencontrer Jules, élaborer de nouveaux projets et agir à sa guise ?

Le pavillon poilu d’une oreille collé à la porte du cabinet d’auscultation, il avait suivi les nouvelles du bourg que les clientes débitaient à flots ininterrompus allant jusqu’à oublier le pourquoi de leur visite ainsi que les regards affolés de leurs animaux de compagnie devant la menace d’une piqure. Il entendit tout et son contraire. Les deux premières journées, à les en croire, la Moune était morte avant d’être à nouveau en vie, puis à nouveau morte et ainsi de suite. La jeune femme ressuscita et mourut plus de cinq fois en un seul après-midi. Il décela chez certaines commères une véritable complaisance, voire de la jouissance, à évoquer l’imminent trépas de celle dont la réputation de femme légère ravivait les aigreurs et de secrètes frustrations. De là à invoquer une manifestation de la justice divine, certaines ne s’en privèrent même pas. Au terme de la troisième journée, il y eut une bouche tordue peinturlurée de Rouge Baiser pour susurrer que l’accident était louche et suggérer, en baissant la voix, un attentat de sympathisants du FLN dirigé contre Jérôme qui aurait détourné des fonds de la coopérative agricole pour apporter son soutien financier à l’OAS. Arsène avait compris que le bourg et ses habitants marchaient sur la tête. On inventait, brodait avec des aiguilles trempées dans le fiel, on jouait l’intéressant aux dépens d’un mort et d’une femme luttant pour sa survie. Le docteur Grimaud avait bien tenté à plusieurs reprises de contenir leurs débordements verbaux. Peine perdue pour la plupart y compris pour cette cliente qui fut la seule à aborder un autre sujet que celui de l’accident et où maître Cormaillon tenait le premier rôle. L’âme charitable et discrète prétendait que le notaire magouillait dans le cadre de la vente d’une ferme. Elle donna de multiples petites indications qui lassèrent le vétérinaire, occupé à vacciner une vieille chatte de gouttière trop faible pour protester mais assez sournoise pour attendre le moindre moment d’inattention du praticien et lui planter des griffes sales dans le gras du pouce. Si les informations fournies ne suscitèrent aucun intérêt auprès du praticien, Arsène les grava dans sa mémoire. Allez comprendre pourquoi ?

Pour l’instant, il cogitait sur le meilleur moyen de fausser compagnie à son bon maître. Il avait employé jusqu’à présent une technique peu originale et propre à sa race : miauler des heures durant face à la porte d’entrée tout en labourant de ses griffes son chambranle.  Il n’avait réussi qu’à l'exaspérer et s’était vu menacé d’une sévère correction à base de papier journal roulé. Utilisée de nuit, la technique s’avéra aussi vaine, le docteur Grimaud s’étant muni de boules Quies pour échapper à la torture et ménager son sommeil. Il lui fallait ruser, s’il souhaitait s’évader. On devait enterrer Jérôme en milieu d’après-midi et des faire-part avaient été envoyés à tout ce que le bourg comprenait de personnes valides pour accompagner la dépouille jusqu’au cimetière. Le docteur Grimaud avait reçu le sien et reporté plusieurs rendez-vous afin de fermer son cabinet suffisamment tôt pour assister à la cérémonie religieuse, puis à l’enterrement. Le matou se lova le long du mur de l’entrée et fit semblant de s’être assoupi lorsque le vétérinaire se coiffa d’un couvre-chef de feutre noir tout en se dirigeant vers la porte. Arsène connaissait par cœur le rituel qui allait suivre, lorsque la sortie était d’importance. Il ouvrirait la porte, mais avant d’en franchir le pas, une coquette habitude l’amènerait à s’assurer dans le grand miroir du portemanteau mural de l’élégance de sa mise. Quelques secondes à peine, mais assez pour donner à Arsène la possibilité de bondir hors de l’appartement. Il avait tellement attendu ce moment que lorsque l’occasion se présenta, il manqua de le faire trébucher en heurtant ses jambes qui lui barraient l’issue.

Une fois dehors, le chat fit la sourde oreille aux imprécations du docteur lui intimant de rentrer au logis immédiatement. Il fila droit devant lui, sans remarquer les stores baissés des commerces, les ruelles désertes et rejoignit les abords de l’église, où une foule était déjà massée sur le parvis devant le porche roman dans l’attente du fourgon mortuaire. Il repéra sur la onzième marche de l’escalier, blottis contre les piliers soutenant les voussures, Jules et sa fille Charlotte, ainsi que Christine et Anne qui se tenaient à leur droite. Il savait pertinemment que sa présence n’était guère souhaitée en ces lieux et risquait de choquer l’assistance. En dépit du point d’interrogation blanc qui égayait sa livrée, Arsène restait pour les humains avant tout un chat noir, autant dire un démon. Prudent, il se réfugia dans l’encoignure ombrée d’une porte cochère pour détailler ceux et celles venus soutenir le maire et sa femme dans leur épreuve. Quelques personnes manquaient à l’appel. En premier lieu le père Baillou et sa femme qui devaient être restés au chevet de la Moune que l’on disait encore plongée dans le coma. La Marthe brillait également par son absence. Sans doute son haut fait du 11 novembre que peu de personnes avaient apprécié, l’avait-il rendue méfiante et se sentait-elle gênée d’apparaitre en public devant un homme brisé, un père aujourd’hui endeuillé, qu’elle avait tenté de décrédibiliser de méchante manière en laissant entendre que les morts un jour se vengeraient. Scrutant chaque personne, il eut bien des difficultés à reconnaitre dans le visage livide et les traits émaciés d’un anachorète, l’Augustin qu’il avait toujours croisé plus bouffi et rubicond que Santa Claus sur une affiche Coca-Cola. Pouvait-il être à ce point affecté par la disparition de Jérôme pour perdre en quelques jours tant de couleurs, de chair et de graisse ? En revanche, au sommet de sa forme, le profil orgueilleux souligné par son long nez aquilin, maître Cormaillon fendit la foule au milieu de murmures que l’on ne pouvait qualifier ni de respectueux ni d’hostiles, des murmures dans le meilleur des cas, pleins de sous-entendus. Il s’arrêta en haut des marches, non loin de Jules, et son regard acéré de rapace se perdit dans le lointain bien au-dessus des têtes de tous ces gens, les ignorant comme s’ils n’existaient pas.

Le fourgon arriva avec quelques minutes de retard et la fleuriste du bourg, mademoiselle Compaing, profita de ce délai inopiné pour se frayer un passage parmi la foule et déposer auprès d’autres gerbes apprêtées et couronnes prétentieuses, un curieux et discret coussin fait d’immortelles, de branches d’acacia et de quelques épis de blé séchés. Quand le maire et sa femme descendirent du fourgon, le village tout entier se figea dans le silence, et lorsque les porteurs sortirent le cercueil de chêne massif, le banal croassement d’un corbeau perché sur le clocher sonna comme un blasphème. Brisée par la douleur la mère de Jérôme s’accrochait au bras de son mari en sanglotant derrière une voilette noire qui masquait son visage aux regards indiscrets. Si le maire ne comptait pas que des amis dans l’assistance, la douleur qui marquait ses traits et le désespoir de sa femme unirent les cœurs dans un élan de compassion au moment exact où les cloches entonnaient le glas. Peu à peu le parvis se vida de son monde et l’église, pleine à craquer, referma ses portes alors qu’un harmonium attaquait les premières notes d’un délicat morceau de Purcell.


Resté seul à l’extérieur, Arsène se glissa hors de sa cachette et arpenta l’espace rendu vacant. La cérémonie allait durer une bonne heure le laissant sans but précis en proie à des sentiments contradictoires. Les humains changeaient selon les circonstances tellement rapidement d’aspect et de comportement. Qu’avait-il espéré de cet examen rapide ? Ses yeux pouvaient scruter les expressions, en déduire des impressions,  mais en aucun cas sonder les consciences. Il avait acquis le don de parler et en tenait d’autres de naissance liés à sa nature de chat. Des dispositions qui avaient leurs limites. Peut-être, songea-t-il, que par exemple, l’attitude hautaine du notaire n’était qu’une façon de protéger une nature anxieuse ou du moins peu confiante en elle-même et que toute cette apparence ne correspondait pas à sa personnalité profonde. Ou bien l’inverse… Arsène n’avait jamais entendu le vétérinaire lire à voix haute les ouvrages d’un certain Sigmund Freud, pourtant présents dans sa bibliothèque et qu’il citait parfois.

Il se désolait de ce manque de connaissances et surtout de ne pas détenir plus de dons surnaturels pour mener son enquête quand soudain son odorat détecta quelques subtiles notes boisées, ponctuées de citron, lavande, verveine et de mousse de chêne. L’eau de toilette du docteur Grimaud ! Erreur ! Pas tout à fait la même, à en juger par la dernière note épicée de tabac blond qui s’y était glissée… Arsène en reconnut immédiatement l’origine et savait d’expérience que son bon maître ne fumait pas.




©Catherine Dutigny/Elsa, novembre 2014
Texte à retrouver sur le site iPagination




à suivre...



mardi 25 novembre 2014

MARCEL FAURE - 0161 à 0165 de La danse des jours et des mots


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Mercredi 29 février 2012 

Je grimpe à l'échelle du siècle. Toujours quelques barreaux de retard. Alors je me déleste de quelques regrets. Ma progression reprend, plus vive, plus gaie, plus consciente. Maintenant je peux parler avec l'homme qui bataille sur l'échelle d'à côté, que j'encourage et qui m'aiguillonne.
Plus haut, la lune est prise, abandonnée, reprise et à nouveau délaissée. Aucun intérêt, trop cher. Allez mes Pierrots, sur ce coup-là nous avons de l'avance, grimpons. La Poémie est proche.



Jeudi 1er mars 2012 

Urgent : New York.

Au secours, au secours !
Ils veulent me tuer.
Je veux rentrer en France,
Vite.
La nuit,
Seule dans mon île,
J'éteins la flamme.

Mais ils savent où je suis !
Trop rouillée pour courir !

En mon nom,
Ils ont pu acheter des armes.
Et maintenant,
C'est contre moi qu'ils veulent s'en servir.
Au secours !
Venez me chercher.
Je veux rentrer en France.

Signé : la statue de la Liberté.



Vendredi 2 mars 2012 

C'est donc le prix de leur bonheur, là-bas, outre-Atlantique, pouvoir s'entretuer librement dans les écoles, ou ailleurs, partout. Avoir le droit de porter une arme parce que la liberté absolue, c'est la jungle.
Au passage, ils exportent leur ferraille dans le reste du monde, avec pour tout message, cette conception sanglante de la liberté... et du libre échange. Les grands mots sont lâchés. Les grands fauves aussi. Sournoisement ils guettent.
Chez eux, des pacifistes aussi donnent de la voix. " Peace and love ". Les sourds constitutionnels n'entendent rien. Ils sortent leurs griffes, conspuent, conspirent, manipulent. Et si leur fils meurt, sous la balle libre d'une arme acquise en toute liberté, comme les crocodiles, ils versent une larme.
Quand ils ont faim, les prédateurs mangent aussi leurs enfants.



Samedi 3 mars 2012 

Je ne suis sans doute pas le seul à avoir reçu ce S.O.S. Personne ne l'a relayé sur les réseaux sociaux. Pas de buzz comme ils disent. Rien.
Les statues ne parlent pas, ne peuvent pas envoyer de message, ne pensent même pas. Rodin, et son Penseur, qu'en faites-vous ! D'ailleurs les sculpteurs modernes le savent. Plus d'hommes ni de femmes dans leurs œuvres. Des colonnes, des symboles à l'esthétisme épuré qui s'élancent à l'assaut de l'espace public et, s'ils ont un doute, pour éviter tout dialogue, une bonne concrétion. Et hop, on ne pense plus, on admire, on attend, on cherche une direction. Un doigt géant, privé de corps nous indique le ciel.
Heureusement il nous reste le zouave du pont de l'Alma. Lui au moins sait nous conter la Seine, les bateaux et les hommes. Il s'inquiète chaque fois qu'une crue risque de le noyer, et nous avec lui.



Dimanche 4 mars 2012 

Je guette à la fenêtre. Ce jour mordra peut-être à mes lignes de mots, lancées comme des appâts dans le sillage des jours. Levant les yeux, je m'essaie à la néphélomancie. Pas un nuage à l'horizon. Je reste sec.
Je plonge dans Montale pour rouler mes galets dans ces rivières qui fredonnent l'Italie. Aucune fontaine jaillissante, aucun signe.
Attentif pourtant à la moindre fissure, au moindre épanchement, mes doigts noués ne laissent rien échapper. Je dois avoir une ardoise qu'il me faut payer avant de poursuivre.
Ah oui, les voisins, le café. Il est quinze heures, je change d'étage.







Textes déposés et protégés
sur le site iPagination








dimanche 23 novembre 2014

ANNA LOGON - MANHATTAN MELODY




MISE EN VOIX JAVA ET TIPPI (voix de l'Écho)












« Manhattan Melody »


I

Collectionneur d’éphémères,
J’avançais dans la vie
Droit devant, sûr de tout,
Surtout de mes libertés
Que j’humais nez aux vents,
Sans jamais m’enchaîner.
Pharmacien des maux,
J’essaimais magicien
Quatre mots friandises
Anesthésiant les cœurs,
Pour consommer leurs corps,
Comptoirs de mes fast-foods.
Doigts frivoles,
Aiguillon désireux,
Appétits dégoulinants
Une ivresse enragée.
Promptement,
Je portais l’estocade,
Brefs à-pics décharnés,
Jouissance dénudée de plaisir,
Ni saveur ni lendemain,
Qu’il soit pire ou meilleur !

Sur Colombus Avenue,
Elle sortit de voiture.
Je ne vis que son pied,
Fin et assuré.
Le bout d’une chaussure.
Premier pas dans mon existence.
Ensuite, découvrais
Une cheville charmeuse,
Le contour du jarret,
Perchés en gratte-ciel.
Déjà, me régalais.
Pourtant j’en avais vu
De toutes les beautés,
Des musclés, des fragiles,
Du piment exotique
Au parfum clandestin.
La silhouette élancée
S’extirpa ondulante
De son bleu habitacle.
Nul besoin de bouquet,
Elle ne m’attendait pas.
Me fallait l’aborder,
Aucun mot parut digne.
Comment ? J’en restais coi ?
Ah, gourmandise inconnue...

II

Collectionneuse d’échecs,
J’escaladais l’existence
Droit devant, fière de rien,
Sauf de rêves fébriles
Glacés aux courants d’air.
J’avançais entravée
À l’ancre de mes maux.
Je renversais sur mes plaies
Des mots d’encre placebo,
Cautérisant le papier.
Dans la vie,
Il n’y a pas que le Q,
Bon sang, il faut du I !
Depuis, je ménageais mon cœur,
Comptable des morsures
Des guerriers de passage,
Confiants d’élans pressés,
Prétentions arrogantes.
Fuyais ces abordages,
Leurs bréviaires insipides
Abreuvés de « Je t’aime »
Superficiels, médiocres.

Sur Colombus Avenue,
Je garais ma voiture.
Puis me tordis le pied,
Injuriais l’effilé
Du talon de ma chaussure
Venant de se coincer
Sous ce maudit embrayage !
Dépêtrais chancelante
Ma silhouette énervée
Du sanglé habitacle.
Premiers pas dans la rue.
Alors, éprouvant
Une cheville douloureuse,
Le galbe bleui du mollet,
Sa brûlure artérielle,
Déjà je gémissais.
C’est là que je l’ai vu.
Ni beau ni musclé,
Au profil commun,
Finalement,
Rien de bien excentrique.
Puisqu’il se trouvait là,
Me fallait le héler,
Nul pas assez solide
Permettait d’avancer
Vers cet individu,
L’anonyme de la foule...

III

Premier soir, j’suis en retard.
À la moindre réflexion,
Je lui propose un verre
Et on conclut vite fait !
Si madame sait se taire,
Sans me prendre la tête,
OK, on ira au resto,
Eleven Park,
Un must sur Madison.
Soudain, je l’aperçois,
Jupe courte,
Elle avance.
Longues jambes,
Hanches cintrées,
Eh eh... Bonsoir, ma mignonne,
J’accélère mon pas.
Elle me sourit.
Soyons gentleman,
Un galant baisemain.
Ma tête s’incline,
Mes yeux plongent,
Apprécient
Col ouvert,
L’échancrure,
Dentelle blanche,
La naissance des seins
Déjà, j’imagine ma bouche
Sur ce mamelon pointu.
« Si nous prenions un verre ? »
King Cole Bar, 55th St.
Un Cosmopolitan pour elle,
Moi, une mousse
Ambrée comme sa voix,
Enivrante, sexy.
La soirée s’annonce bien.
« Je t’invite au resto ? »
Une table, deux bougies,
Trois fleurs, c’est parfait,
Les filles adorent ça.
Sous la nappe, je devine
Les cuisses croisées,
Tièdes.
Le songe se fait voyeur,
Bas ou collants ?
Elle parle beaucoup,
Mais, loin d’être sotte.
J’aime bien sa turbulence,
Un je ne sais quel...
Qui m’intimide.
Pff ! Dis pas n’importe quoi !
Mon vieux, sois sérieux,
Reprends-toi.
Je m’évertue d’être drôle,
Femme qui rit
Sera plus tôt dans ton lit !
C’est l’heure de l’addition,
Ah oui... Quand même...
Le temps passe, vite.
Allons à Central Park,
Ce banc sera très bien.
Soudain, je n’en peux plus
Lui mange les joues,
Dévore toute sa bouche.
Ses paupières se ferment,
Quand elle m’offre ses lèvres.
Ça m’électrise, m’échauffe.
Turgescence...
Sacré briscard, tu bandes !
Allons, mène-la dans ton lit,
Éperonne-la prestement !

Je te serre dans mes bras,
Et voudrais t’y garder.
Ta bouche coquine,
Ta main dans mon cou.
Oui caresse-moi encore, et...
Retiens-toi, mon gaillard,
Non pas elle, pas tout de suite...
Dis-moi vite « À bientôt »,
Please, deux petits mots,
Pour la première fois
Je pourrais les entendre.
Cette nuit, il faut nous quitter.
Tu me manques déjà,
Retiens-moi,
Ne sois pas éphémère...



IV

Le soir guette mon impatience.
J’épie ombres,
Signe d’une main,
Filament de voix.
Soudain, entre les hauts buildings,
Mes yeux se précipitent sur lui.
Il avance vers moi.
Voilà enfin l’instant.
L’agitation alentour devient floue.
La rumeur de milliers de pas
Filant aux logis
Disparait.
Je ne vois que lui.
Nos sourires se reconnurent.
Sur ma main, ses lèvres sages
En gracieux interlude.
Un verre préambule.
Je bois l’azur des prunelles,
Le velouté de sa voix,
En cocktail grisant.
Lueurs feutrées de l’auberge
Suaves agapes, grâces sucrées.
Plaisantes fariboles
Et riches bavardages
S’entrelacent.
Nos âmes fébriles tissent
Un face-à-face arc-en-ciel...
Balancier immobile
Dans les langueurs du soir.
Sur le banc s’attardant
Au cœur de Central Park
Mille joyaux tombaient
Sur mon visage clos
En fine nuée d’or.
Un délice,
Que dis-je, un vertige
Me parcourt les veines.
Les silences s’envoûtent
Sous le cobalt céleste,
S’entremêlent des mots
Aux douceurs hypnotiques.
Orfèvrerie nocturne
Dans l’havre de ses bras.
Ne pouvant nous quitter,
Sa bouche jamais rassasiée
Réaccoste en ondes infinies.
Encore et encore !
En vagues bondissantes
L’une au-dessus de l’autre.

Emporte-moi au loin.
Ne sens-tu pas
L’impossible couvre-feu
Naissant au creux de mes reins
Courir en vibrations lascives
Jusqu’au brûlant abîme ?
L’indécente intempérance
Me dévore la moelle,
Et toi seul peux l’étreindre.
Je me donne entièrement,
Soudainement voluptueuse,
Mon corps, ma raison.
Alors prends, vole, pille !
Mais par pitié...
Viens...


V

Avant les premières ombres
Et l’hiver de nos nuits,
Calmer l’horloge de l’entrée,
Nous rendre la mort patiente.
Faire du temps qui nous reste
La plus belle des ivresses.
Croquer toutes les pommes
De nos derniers Éden.
Dimanche, le soleil glissera
Ses douceurs en terrasse,
Sur la place du marché
Un nouveau fromager,
Une bouteille de vin
En garance nectar...
Un joyeux Saint-Amour !
Tendresses silencieuses
Entre nos doigts noués.
Nos regards toujours vifs
En complices dialogues.
Nos bras moins vigoureux
Où nos cœurs se blottissent,
J’entends battre le tien
Le long de ma poitrine.
Ma main toujours câline
Dans le creux de ton cou.
Deux gouttes et trois cachets
D’amour chaque jour,
En heureux pharmacien.
Ton affection se penche
Au-dessus de mes nuits,
Elle veille sur mon sommeil.
Tu caresses mon front, mes cheveux,
En m’écoutant dormir.
Notre tendresse si vivante
Depuis toutes ces années
Malgré les cailloux bleus,
Parfois, dans nos chaussures.
Alors, j’allais pieds nus,
Vers toi, tendais mon âme.
J’ai tant besoin de toi,
Comme je te suis précieuse.
Nous nous sommes appris,
Et parfois devinés,
Nos forces et nos faiblesses,
Les désirs, les refus.
Nos ardeurs subsistent
Aux corps qui s’affaiblissent.
Nos caresses apaisantes
Endorment nos douleurs.
Mon bel amant,
J’aime toujours tes baisers
Telle une pluie printanière.
Souvenirs dans nos veines,
Marqueurs guérisseurs
De notre mémoire...
Intacte ?

- « Et qu’avions-nous dîné ?

- Du foie gras en entrée,
Après, m’en rappelle plus...

- Qu’avais-tu pris en dessert ?

- Tes lèvres, ma douce, t’en souviens-tu ?

- Comme si c’était hier...
Quel bonheur, tout de même,
Que ce talon cassé !
Ça tient à peu de choses
La vie...
L’amour...

- Sais-tu, ma mignonne,
Sans ta foutue cheville,
Je t’aurai bien baptisée
Sur le capot de ta Pontiac !

- Oui oui, mon bel oiseau,
À l’époque, tu étais encore vert... »



Anna – 15 Mars 2014 ©




Un texte  inédit offert très généreusement par Anna à TippiRod VOTRE ÉCHO pour notre plus grand plaisir à tous ! MERCI ANNA !