Le mot du jour

Qui suis-je?


LA VOIX DE L'ÉCHO

POUR LE PLAISIR DE TOUS: AUTEURS, LECTEURS, AUDITEURS...

jeudi 27 novembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 32






Les commères et Arsène veillent sur ce pauvre Jérôme !




Suite 32


Arsène enrageait, cloîtré dans l’appartement de son bon maître. La promesse que celui-ci avait faite à Jules s’était évaporée. Quatre jours déjà à vivre sous haute surveillance et à n’être autorisé qu’à de rapides allers-retours hygiéniques dans la cour engazonnée du cabinet encastrée entre de hauts murs lisses qu’il avait renoncé à escalader. Il ne comprenait pas le comportement du vétérinaire, qui, d’un côté, avait découpé l’article du Populaire pour ensuite l’encadrer de bois doré avant de l’accrocher dans la salle d’attente et qui, d’un autre côté, le punissait en le privant d’une liberté et d’une autonomie auxquelles il tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux. Qu’allait devenir l’enquête s’il ne pouvait rencontrer Jules, élaborer de nouveaux projets et agir à sa guise ?

Le pavillon poilu d’une oreille collé à la porte du cabinet d’auscultation, il avait suivi les nouvelles du bourg que les clientes débitaient à flots ininterrompus allant jusqu’à oublier le pourquoi de leur visite ainsi que les regards affolés de leurs animaux de compagnie devant la menace d’une piqure. Il entendit tout et son contraire. Les deux premières journées, à les en croire, la Moune était morte avant d’être à nouveau en vie, puis à nouveau morte et ainsi de suite. La jeune femme ressuscita et mourut plus de cinq fois en un seul après-midi. Il décela chez certaines commères une véritable complaisance, voire de la jouissance, à évoquer l’imminent trépas de celle dont la réputation de femme légère ravivait les aigreurs et de secrètes frustrations. De là à invoquer une manifestation de la justice divine, certaines ne s’en privèrent même pas. Au terme de la troisième journée, il y eut une bouche tordue peinturlurée de Rouge Baiser pour susurrer que l’accident était louche et suggérer, en baissant la voix, un attentat de sympathisants du FLN dirigé contre Jérôme qui aurait détourné des fonds de la coopérative agricole pour apporter son soutien financier à l’OAS. Arsène avait compris que le bourg et ses habitants marchaient sur la tête. On inventait, brodait avec des aiguilles trempées dans le fiel, on jouait l’intéressant aux dépens d’un mort et d’une femme luttant pour sa survie. Le docteur Grimaud avait bien tenté à plusieurs reprises de contenir leurs débordements verbaux. Peine perdue pour la plupart y compris pour cette cliente qui fut la seule à aborder un autre sujet que celui de l’accident et où maître Cormaillon tenait le premier rôle. L’âme charitable et discrète prétendait que le notaire magouillait dans le cadre de la vente d’une ferme. Elle donna de multiples petites indications qui lassèrent le vétérinaire, occupé à vacciner une vieille chatte de gouttière trop faible pour protester mais assez sournoise pour attendre le moindre moment d’inattention du praticien et lui planter des griffes sales dans le gras du pouce. Si les informations fournies ne suscitèrent aucun intérêt auprès du praticien, Arsène les grava dans sa mémoire. Allez comprendre pourquoi ?

Pour l’instant, il cogitait sur le meilleur moyen de fausser compagnie à son bon maître. Il avait employé jusqu’à présent une technique peu originale et propre à sa race : miauler des heures durant face à la porte d’entrée tout en labourant de ses griffes son chambranle.  Il n’avait réussi qu’à l'exaspérer et s’était vu menacé d’une sévère correction à base de papier journal roulé. Utilisée de nuit, la technique s’avéra aussi vaine, le docteur Grimaud s’étant muni de boules Quies pour échapper à la torture et ménager son sommeil. Il lui fallait ruser, s’il souhaitait s’évader. On devait enterrer Jérôme en milieu d’après-midi et des faire-part avaient été envoyés à tout ce que le bourg comprenait de personnes valides pour accompagner la dépouille jusqu’au cimetière. Le docteur Grimaud avait reçu le sien et reporté plusieurs rendez-vous afin de fermer son cabinet suffisamment tôt pour assister à la cérémonie religieuse, puis à l’enterrement. Le matou se lova le long du mur de l’entrée et fit semblant de s’être assoupi lorsque le vétérinaire se coiffa d’un couvre-chef de feutre noir tout en se dirigeant vers la porte. Arsène connaissait par cœur le rituel qui allait suivre, lorsque la sortie était d’importance. Il ouvrirait la porte, mais avant d’en franchir le pas, une coquette habitude l’amènerait à s’assurer dans le grand miroir du portemanteau mural de l’élégance de sa mise. Quelques secondes à peine, mais assez pour donner à Arsène la possibilité de bondir hors de l’appartement. Il avait tellement attendu ce moment que lorsque l’occasion se présenta, il manqua de le faire trébucher en heurtant ses jambes qui lui barraient l’issue.

Une fois dehors, le chat fit la sourde oreille aux imprécations du docteur lui intimant de rentrer au logis immédiatement. Il fila droit devant lui, sans remarquer les stores baissés des commerces, les ruelles désertes et rejoignit les abords de l’église, où une foule était déjà massée sur le parvis devant le porche roman dans l’attente du fourgon mortuaire. Il repéra sur la onzième marche de l’escalier, blottis contre les piliers soutenant les voussures, Jules et sa fille Charlotte, ainsi que Christine et Anne qui se tenaient à leur droite. Il savait pertinemment que sa présence n’était guère souhaitée en ces lieux et risquait de choquer l’assistance. En dépit du point d’interrogation blanc qui égayait sa livrée, Arsène restait pour les humains avant tout un chat noir, autant dire un démon. Prudent, il se réfugia dans l’encoignure ombrée d’une porte cochère pour détailler ceux et celles venus soutenir le maire et sa femme dans leur épreuve. Quelques personnes manquaient à l’appel. En premier lieu le père Baillou et sa femme qui devaient être restés au chevet de la Moune que l’on disait encore plongée dans le coma. La Marthe brillait également par son absence. Sans doute son haut fait du 11 novembre que peu de personnes avaient apprécié, l’avait-il rendue méfiante et se sentait-elle gênée d’apparaitre en public devant un homme brisé, un père aujourd’hui endeuillé, qu’elle avait tenté de décrédibiliser de méchante manière en laissant entendre que les morts un jour se vengeraient. Scrutant chaque personne, il eut bien des difficultés à reconnaitre dans le visage livide et les traits émaciés d’un anachorète, l’Augustin qu’il avait toujours croisé plus bouffi et rubicond que Santa Claus sur une affiche Coca-Cola. Pouvait-il être à ce point affecté par la disparition de Jérôme pour perdre en quelques jours tant de couleurs, de chair et de graisse ? En revanche, au sommet de sa forme, le profil orgueilleux souligné par son long nez aquilin, maître Cormaillon fendit la foule au milieu de murmures que l’on ne pouvait qualifier ni de respectueux ni d’hostiles, des murmures dans le meilleur des cas, pleins de sous-entendus. Il s’arrêta en haut des marches, non loin de Jules, et son regard acéré de rapace se perdit dans le lointain bien au-dessus des têtes de tous ces gens, les ignorant comme s’ils n’existaient pas.

Le fourgon arriva avec quelques minutes de retard et la fleuriste du bourg, mademoiselle Compaing, profita de ce délai inopiné pour se frayer un passage parmi la foule et déposer auprès d’autres gerbes apprêtées et couronnes prétentieuses, un curieux et discret coussin fait d’immortelles, de branches d’acacia et de quelques épis de blé séchés. Quand le maire et sa femme descendirent du fourgon, le village tout entier se figea dans le silence, et lorsque les porteurs sortirent le cercueil de chêne massif, le banal croassement d’un corbeau perché sur le clocher sonna comme un blasphème. Brisée par la douleur la mère de Jérôme s’accrochait au bras de son mari en sanglotant derrière une voilette noire qui masquait son visage aux regards indiscrets. Si le maire ne comptait pas que des amis dans l’assistance, la douleur qui marquait ses traits et le désespoir de sa femme unirent les cœurs dans un élan de compassion au moment exact où les cloches entonnaient le glas. Peu à peu le parvis se vida de son monde et l’église, pleine à craquer, referma ses portes alors qu’un harmonium attaquait les premières notes d’un délicat morceau de Purcell.


Resté seul à l’extérieur, Arsène se glissa hors de sa cachette et arpenta l’espace rendu vacant. La cérémonie allait durer une bonne heure le laissant sans but précis en proie à des sentiments contradictoires. Les humains changeaient selon les circonstances tellement rapidement d’aspect et de comportement. Qu’avait-il espéré de cet examen rapide ? Ses yeux pouvaient scruter les expressions, en déduire des impressions,  mais en aucun cas sonder les consciences. Il avait acquis le don de parler et en tenait d’autres de naissance liés à sa nature de chat. Des dispositions qui avaient leurs limites. Peut-être, songea-t-il, que par exemple, l’attitude hautaine du notaire n’était qu’une façon de protéger une nature anxieuse ou du moins peu confiante en elle-même et que toute cette apparence ne correspondait pas à sa personnalité profonde. Ou bien l’inverse… Arsène n’avait jamais entendu le vétérinaire lire à voix haute les ouvrages d’un certain Sigmund Freud, pourtant présents dans sa bibliothèque et qu’il citait parfois.

Il se désolait de ce manque de connaissances et surtout de ne pas détenir plus de dons surnaturels pour mener son enquête quand soudain son odorat détecta quelques subtiles notes boisées, ponctuées de citron, lavande, verveine et de mousse de chêne. L’eau de toilette du docteur Grimaud ! Erreur ! Pas tout à fait la même, à en juger par la dernière note épicée de tabac blond qui s’y était glissée… Arsène en reconnut immédiatement l’origine et savait d’expérience que son bon maître ne fumait pas.




©Catherine Dutigny/Elsa, novembre 2014
Texte à retrouver sur le site iPagination




à suivre...



12 commentaires:

  1. Je crois qu'Arsène va devoir enquêter... quand je mets un commentaire, pfft, il s'évade et je ne sais où il s'en va. Cela vient-il de mon ordinateur, happé par une main vorace qui se permet de boulotter mes mots ? Bref, j'adore cette écriture de qualité et en profite avec délectation !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour une fois Zib... je n'ai pas ce genre de pb avec les coms et pourtant, je suis une spécialiste des bugs etc. C'est peut-être Arsène qui les a boulottés, un sacré appétit c'te bestiau... :-) Bizouilles...

      Supprimer
    2. Désolée de ce désagrément. Hélas je ne sais quoi y faire si ce n'est de vous conseiller de "copier coller" vos commentaires et de me les envoyer en cas de problème ! (en me disant où je dois coller bien sûr !) Ziboux, car toujours un plaisir de te voir passer ,par ici et ne même pas repartir par là ! Comme dit Elsa, l'a gros appétit le bestiau ! Il a ptet une Zib dans la gorge !!!!

      Supprimer
    3. C'est peut-être que ce futé d'Arsène n'aime pas que les humains se mettent à chatter :-). Voilà qu'on parle maintenant de chat en ligne. Non, mais !

      Supprimer
  2. Arsène est toujours plein de ressources ! Je vois que les cancans et commérages n'ont pas changé depuis l'après-guerre dans les petits villages (j'en sais quelque chose hi! hi!) ! Toujours un régal de suivre Arsène et Jules car il ne faut pas l'oublier non plus, ce pauvre Jules !! Merciii à vous deux, toi Tippi la magicienne et toi Elsa, la grande écrivaine (j'ai horreur d'écrire écrivaine et auteure !) ! Gros bisous à toutes les deux et belle journée enchantée et merciiii ! Moi j'ai de la chance, je crois qu'ils restent mes commentaires, en tout cas je l'espère !!!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tes commentaires restent et sont très appréciés de nous tous, Elsa, Arsène, Jules, La Moune, Marthe, le coq et mo, nous sommes tous ravis de te voir ponter la casquette ! Merci Eponine de ta fidélité très encourageante !

      Supprimer
    2. Ah j'oubliais Eponine ! Moi aussi "horreur" de ces "E" et pourtant ... je m'oblige à les mettre aussi... mais ça m'écorche les doigts ! Et en même temps, je me dis que ne pas les mettre, serait nier quelque chose !

      Supprimer
    3. je n'aime pas non plus le mot écrivaine, d'autant que le véritable mot à employer au féminin est "autrice" et non écrivaine... mais manque de bol je déteste encore plus autrice!!! (rires) Un grand Merci Eponine pour ta participation à nos aventures. Je t'embrasse affectueusement!

      Supprimer
  3. comme Zib je me delecte, j'avais laissé Arsene voici quelques temps, il reprend vie dans ta voix Tippi...
    Java

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Heureuse de ce retour de chat ! Je suis persuadée que notre amie et romancière Elsa ne le sera pas moins ! Merci Java.

      Supprimer
    2. Si la voix de Tippi est le vecteur qui permet à Arsène de toucher le cœur de ses auditeurs, alors sa créatrice qui n'en avait pas douté un seul instant (du talent de Tippi) est aux anges et s'efface modestement derrière l'interprète. Merci à toi Java d'apprécier cette histoire, disons plutôt ce roman-feuilleton qui n'est pas encore terminé. Au plaisir de te retrouver et j'espère que tu y trouveras encore beaucoup, beaucoup de plaisir! Amitiés

      Supprimer
    3. Teu teu teu teu teu ! je ne peux laisser dire cela ! Elsa tu es la créatrice et ce sont bien tes mots, tes expressions, ton humour, ton analyse de la société qui font tout le charme, tout le sel de ce roman où Arsène tient une place de roi. Un style et une écriture très personnels, tu as ta patte chère romancière et elle n'est pas féline ! L'interprétation est secondaire. N'allez quand même pas me dire que je lirais le bottin avec passion ! Je suis très très fière et très honorée de tous les cadeaux qui me sont offerts ici par les auteurs et je prends effectivement beaucoup de plaisir à les interpréter. Vos compliments sont toutes les cerises sur mon beau gros gâteau ! MERCI MILLE MERCIS

      Supprimer