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jeudi 13 novembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 30







Photographe de presse





Suite 30



La patience n’était pas la qualité première d’Armand et lorsque Jules s’installa enfin sur le siège arrière de la Dauphine, Arsène à ses côtés dans son panier, il démarra en faisant grincer la boîte de vitesse, déboîta en oubliant son clignotant et fit rugir inutilement le moteur, provoquant sur son passage la désapprobation des piétons qui regagnaient, transis par le froid, leurs pénates. Lorsqu’ils quittèrent les faubourgs de Limoges pour emprunter la D 220 en direction de La Crouzille, l’aiguille resta bloquée au compteur sur un 95 suicidaire étant donné l’humidité glacée de la chaussée et les rafales de vent intermittentes qui balayaient la route. Pablo, assis à l’avant et cramponné à son siège, avait été confronté de par son métier à des situations hautement plus périlleuses et avait une réputation d’homme de sang-froid.  Pourtant son teint vira à l’olivâtre quand la voiture chassa de l’arrière et qu’Armand eut toutes les peines du monde à reprendre une trajectoire conforme à leur destination.

- Tou peux rouler mouins vité ? demanda le photographe, avec un fort accent castillan.

Armand esquissa une moue dédaigneuse.

- J’ai un sac de ciment de cinquante kilos dans le coffre avant qui fait l’affaire. Cette bagnole en a vu d’autres et il ne faut pas croire tout ce que les gens racontent à son sujet. Pas plus fiable qu’elle en toutes circonstances… Fais-moi confiance…

Nul dans l’habitacle n’osa le contredire. La pluie s’était remise à tomber et le conducteur accepta, sans se faire prier, de lever légèrement le pied du plancher. Ils laissèrent bientôt le hameau de Nepoulas sur leur gauche, se rapprochèrent des contreforts des monts d’Ambazac qui dressaient leurs petites crêtes granitiques violettes à l’horizon et de l’étang de La Crouzille quand Armand écrasa la pédale de frein. Jules et Pablo plongèrent en avant sans par bonheur se blesser, tandis qu’Arsène remerciait le ciel d’avoir donné à l’osier autant de souplesse que de résistance. Au loin, un barrage de la gendarmerie coupait la route et quelques véhicules formaient une queue d’une cinquantaine de mètres bloquant l’accès au lieu de l’accident. Armand doubla prudemment la file et s’arrêta à deux pas d’un gendarme qui, main tendue en avant, lui intimait de stopper. Le journaliste lui désigna alors le macaron de presse collé au pare-brise et l’homme en uniforme, non sans avoir au préalable jeté un coup d’œil suspicieux à l’intérieur de l’habitacle, l’autorisa à traverser le barrage pour aller se garer à la hauteur d’une estafette noire dont le gyrophare orange distribuait sur un rythme lancinant ses sinistres signaux vers un ciel zébré d’anthracite. Pablo bondit de la voiture, armé de son appareil photo, et commença à mitrailler un amas de ferraille en contrebas de la route autour duquel plusieurs sauveteurs s’agitaient. Des traces de pneus au sortir d’un virage indiquaient que la voiture avait dû freiner avant de quitter la route et d’effectuer plusieurs tonneaux pour terminer sa course au creux d’une tourbière, le châssis offrant sa surface déformée aux intempéries. Pendant qu’Armand interrogeait un gendarme et prenait des notes sur son calepin, Jules descendit de la voiture en tenant Arsène dans ses bras. Aussitôt à l’air libre, le matou laissa échapper une faible plainte. Son poil se hérissa et ses oreilles se figèrent en arrière. Surpris, Jules recula, puis, ayant jugé la distance suffisante pour éviter d’attirer l’attention sur eux, il l’interrogea.


- Qu’est-ce qui t’arrive Arsène, t’as un problème ?

- Cette goiture, je la gonnais…

L’émotion ou l’inactivité de ses cordes vocales ravivaient son défaut de prononciation. Jules considéra avec étonnement la masse informe qui gisait sur le bas-côté et dont il n’aurait pu reconnaître la moindre parcelle de tôle. Il  pressa le chat de donner des détails convaincants.

- C’est la goiture du fils Blandin… Je regonnais l’odeur de cette décapotable et puis ce rouge de la carrosserie est d’une couleur qui est restée gravée dans mes pupilles. Mais il y a pire… je regonnais aussi l’odeur de la mort… et celle de l’agonie qui, dans ce lieu, se dissimule sous un parfum de vanille… Jérôme est mort, mais la Moune vit engore… Il faut faire vite !

- T’es sûr de ce que tu avances ?

- Hélas, oui !… Pas une minute à perdre, il faut sauver la Moune !

Jules, troublé par la conviction d’Arsène, tenta de s’approcher d’Armand qui observait, à côté du gendarme, les secours essayer de dégager les corps de ce qu’il restait de la voiture. En découvrant Jules si proche de l’accident, le pandore l’apostropha en lui demandant ce qu’il faisait là et le journaliste dut intercéder en faveur du cantonnier pour qu’il puisse s’exprimer, sans avoir à présenter ses papiers. Jules précisa qu’il avait reconnu la voiture et qu’il connaissait l’identité des victimes. Il se hâta d’ajouter que selon lui le conducteur était décédé, mais que la passagère vivait encore. Une même lueur d’incrédulité traversa les regards du journaliste et du gendarme. Comment cet homme pouvait-il être aussi sûr de lui, alors que les secours n’avaient toujours pas désincarcéré les corps du conducteur et de sa passagère ? Voyant que personne ne bougeait, Arsène, agacé par tant de tergiversations, sauta des bras de son ami et fila en direction de la Corvair.

Se faufilant entre les jambes d’un secouriste, il parvint à se glisser à patte droite du véhicule dans un petit espace entre la capote criblée de morceaux de tôle et le haut de la vitre brisée. Le corps sens dessus dessous de la Moune baignait dans une flaque de sang. Sa tête reposait sur l’arête du tableau de bord en un angle étrange et son visage lacéré par des éclats était méconnaissable, mais lorsqu’Arsène se blottit contre son cou, il sentit la veine jugulaire palpiter faiblement. Il entreprit de lécher ses blessures, en focalisant ses efforts sur une plaie ouverte à la base du cou dont le sang s’échappait à petits bouillons. Il appliqua un coussinet sur la plaie et appuya de toutes ses forces afin de comprimer l’hémorragie, comme il avait observé parfois son bon maître le faire. Voyant que le sang continuait à couler, il lança un long feulement qui évolua du grave aux sons les plus aigus, espérant ainsi frapper les esprits et hâter l’aide extérieure. Son initiative fut comprise par un secouriste qui appela du renfort. Il fallut trois hommes équipés d’une masse et d’un levier pour finir de briser la vitre et arracher la portière. Le plus mince d’entre eux se fraya un passage en rampant pour constater que le pouls de la Moune persistait à battre. En revanche, un rapide examen de celui de Jérôme conclut à son décès. Quelques secondes plus tard, la jeune femme recevait des premiers soins. Son corps fut allongé sur un brancard, puis, transporté rapidement vers l’estafette, Arsène suivant les secouristes en sautillant sur trois pattes. Pablo en profita pour prendre des clichés supplémentaires.

- Si je n’avais pas vu cela de mes propres yeux, jamais je ne l’aurais cru… dit Armand. Que tu aies reconnu la voiture dans l’état où elle est me surprend déjà assez, mais que tu aies su avant tout le monde que le type était mort et la fille encore en vie, alors, là, ça m’en bouche un coin !

Jules ajusta son écharpe et plissa les yeux.

- Ben tu vois, chez nous, les gars de la campagne… on a, comme qui dirait, un sixième sens…

- Un sixième sens ! Je t’en foutrais d’un sixième sens… Bientôt, tu vas me dire qu’un lutin a parcouru une centaine de kilomètres depuis les Pierres Jaumâtres, et que pour faire le malin il a traversé la route devant les roues de la voiture et que, cerise sur le gâteau, c’est lui qui a provoqué l’accident… Vous, les Berrichons et vos stupides croyances ! En revanche ton chat est tout simplement extraordinaire. Je ne sais pas si la fille va s’en sortir, mais sans lui, elle aurait peut-être déjà passé l’arme à gauche… Je tiens un papier d’enfer, c’est le boss qui va être content !

Jules haussa les épaules, puis tourna la tête en direction du nord-est en murmurant pour lui-même :

- C’est pas les  Pierres Jaumâtres… mais p’tête bien le début d’une malédiction… Le Jérôme et la Moune étaient sur ce fichu toit le jour où le coq a rendu l’âme…

Machinalement il se signa et frissonna en pensant à tous ceux et celles dont les spectres avaient foulé les tuiles de la maison du maire en cette nuit funeste. Lui et sa fille ne les avaient-ils point rejoints dans un second temps ? Serait-il le prochain sur la liste et qu’avait-il fait pour mériter la haine de Belzébuth ? Le bruit de la sirène de l’estafette le sortit de ses sombres pensées et son attention se porta sur Arsène qui continuait à claudiquer. Tout son poil était couvert de sang et le cantonnier craignit qu’il ne se fût grièvement blessé à l’intérieur de la voiture. En examinant ses pattes, il découvrit une minuscule écharde de verre enfoncée dans un coussinet. Avec douceur et précision, il l’enleva, puis il prit le chat dans ses bras, le serra contre lui et déposa un baiser mouillé de larmes sur sa tête. Arsène se laissa faire de bonne grâce et pensa que les larmes et le sang finiraient bien par sécher et par disparaître.



©Catherine Dutigny/Elsa, octobre 2014
à retrouver sur le site iPagination




à suivre...




2 commentaires:

  1. Arsène n'a pas fini de m'étonner, même capable de faire un point de compression à la Moune !! Il va avoir son petit quart d'heure de gloire bien mérité !! Et moi, je me délecte grâce à vous deux aussi foi de Gavroche CHAPEAU BIEN BAS (de rigueur en cette saison) à tous les deux ! Vous êtes géniales ! Gros bisous ! Doux et serein weekend et merciiii !!

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  2. merci Eponine... je vais étant donné les températures me couvrir la tête non pas de cendres, mais d'un chapeau bien chaud aussi. Passe un beau WE et à très bientôt! :-)

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