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jeudi 30 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 44





Poupée début années soixante





Suite 44



Il savait également tenir ses promesses et dès le lendemain il fila, à peine l’aube levée, au marché comme promis. Une heure plus tard, Arsène bénéficiait d’un panier en osier neuf agrémenté d’un splendide coussin écossais. Après de multiples essais, son installation définitive dans un coin de la cuisine, ni trop proche, ni trop éloigné du poêle à mazout, déclencha les cris d’allégresse de Charlotte que Christine avait déposée chez Jules en début d’après-midi. Une fois apaisée, ses gestes intempestifs et souvent maladroits se transformèrent sur les conseils de son père, en petites caresses délicates sur la tête du chat. Peu à peu, Arsène apprit à lui accorder sa confiance en dépit de sa fâcheuse habitude à le serrer contre sa poitrine après l’avoir soulevé sans ménagement par les pattes antérieures. L’étreinte était étouffante, mais débordait d’une telle affection que le chat ne lui en tint pas grief et retrouva instinctivement un semblant de ronronnement. Jules et Arsène, après concertation, se décidèrent à ne pas changer leurs habitudes et à parler librement devant la petite qui trouva cela naturel. Elle prit plaisir à les écouter, puis décida un jour d’associer le chat aux quelques devoirs d’une simplicité exagérée que l’ancien instituteur lui donnait à faire le soir à la maison. Le chat se révéla un élève studieux, parfois un pédagogue patient aux remarques pertinentes et Charlotte une excellente copiste.


Le lundi suivant, après une séance chez le rebouteux qui lui remit quelques vertèbres en place, Jules se rendit à la mairie pour étudier avec le maire l’aménagement du jardin dont celui-ci voulait lui en confier la réalisation. Il constata que le projet était ancien et qu’il ne portait nulle part la mention d’un nom particulier, en aucun cas celui du fils décédé et que cette lubie de le nommer Les Bucoliques de Jérôme Blandin avait dû germer dans l’esprit de l’édile suite au choc psychologique qu’il venait de subir. Une fois les plans étudiés et discutés, il évalua le chantier à trois semaines de travail avec une petite équipe à plein temps. Ils se mirent d’accord pour attendre le début du printemps quand le sol aurait dégelé, avant de l’entreprendre. Pendant tout l’entretien Jules n’avait pu s’empêcher d’observer le maire avec des yeux inquisiteurs, comme si cette observation lui aurait permis d’en apprendre davantage sur le passé de Joseph Blandin. Son interlocuteur finit par s’en apercevoir et lui en demanda la raison. Jules s’embrouilla dans des explications oiseuses qui mirent les deux hommes mal à l’aise. Il fut sauvé par un coup de téléphone qui accapara le maire de longues minutes. Lorsque le maire raccrocha, il avait déjà oublié l’incident et ils se quittèrent sur de bienveillantes civilités et de franches poignées de main.

Le mois de décembre sur tout le centre de la France fut d’une rigueur extrême. Le Berry grelotait. Le bourg était figé dans une torpeur glaciale, noyé dans un silence profond, la nature retenant sa respiration et les chiens leurs aboiements. Même le moyen-duc avait le bec cloué. Un épais manteau de neige arrondissait les angles des toits, adoucissait les escarpements du bocage et soulignait d’un trait ouaté les lignes électriques entre les maisons. Une odeur fade s’insinuait dans les demeures et dans les ruelles encombrées de congères, seules des traces de pas dans la surface croûtée, signifiaient que la vie continuait à s’écouler.

Peu avant les fêtes de Noël une nouvelle redonna de l’animation à la cité endormie. La Moune était sortie du coma et les médecins avaient laissé entendre que si son état continuait à s’améliorer, elle serait autorisée à rentrer chez elle vers la mi-janvier. Le père Baillou avait fait le tour des commerçants pour colporter l’information en évitant soigneusement le bar « Aux Demoiselles », l’Augustin ayant appris, suite à une indiscrétion, que son fils avait pris pension chez lui. Depuis, les deux hommes se battaient froid. Le bouche à oreille suppléa à la mission de centre de diffusion des derniers potins que constituait l’estaminet de l’Augustin. On parla beaucoup de la Moune et on parla beaucoup d’Arsène. Sa renommée et sa popularité grimpèrent en flèche. N’était-il pas celui dont le courage avait sauvé la Moune? Il était devenu l’équivalent d’une mascotte pour les habitants du bourg et lorsqu’il se risquait à mettre une patte dans la neige pour folâtrer du côté du marché, les murmures élogieux l’accompagnaient dans sa déambulation et les mains fouillaient dans les sacs à provisions, à la recherche d’une gâterie. Le problème de la chasse aux mulots s’en trouva momentanément réglé.


Au milieu de ces réjouissances, Jules gardait pourtant une mine renfrognée. Il avait reçu un courrier en recommandé de l’avocat de Michèle qui le menaçait, si aucun accord à l’amiable n’était conclu entre les deux parties quant à la garde de Charlotte, de le traîner devant les tribunaux. La menace l’avait ébranlé. Il n’avait pas les moyens financiers de se payer un bon avocat et s’en étant ouvert à Arsène devant Charlotte, la petite avait, à la surprise générale, brusquement réclamé de voir sa mère. Le calme de son comportement lié à la présence amicale d’Arsène céda alors la place à une agitation frénétique et à des crises de larmes que Jules et le chat n’arrivaient pas à stopper. Même la présence de Christine et de sa fille Anne se révéla inopérante. Charlotte refusa désormais de se rendre chez elles, obligeant son père à négocier des arrangements avec le maire pour disposer de plus de temps à lui consacrer. Heureusement l’hiver réduisait les corvées du cantonnier et Arsène se montra parfaitement fiable pour surveiller Charlotte quand le bonhomme devait s’absenter. Pendant une grande partie du réveillon elle bouda et ne toucha qu’avec parcimonie à la dinde farcie que Christine avait fait rôtir pour l’occasion, puis se rattrapa sur la bûche aux marrons pour enfin éclater à nouveau en sanglots. Alors que Jules commençait à perdre patience et à hausser le ton, Christine vola au secours de la petite en expliquant qu’il était normal qu’elle veuille connaître sa mère et puisse passer des moments avec elle. Jules en prit ombrage. Ce fut l’unique fois où lui et Christine s’affrontèrent de manière véhémente. Réduit au rôle de spectateur, Arsène profita de l’altercation pour chaparder un morceau de dinde tombé à côté de l’assiette de Charlotte qu’il alla ensuite tranquillement déguster dans son panier d’osier. Quand les douze coups de minuit sonnèrent au clocher de l’église Christine et Anne avaient déjà regagné leur maison, Charlotte dormait dans son lit et rêvait de sa mère, Jules fumait sa pipe et tentait d’oublier son désarroi en sirotant une eau-de-vie de poire achetée pour les fêtes, Arsène digérait son blanc de dinde en pensant à la douceur et au délicat parfum de la poitrine de la Moune.

Au petit matin, la découverte des cadeaux devant la cheminée de la chambre de Charlotte changea la donne. Une poupée Bella en rhodoïd mesurant environ soixante centimètres fit scintiller les yeux de la petite et revenir son sourire. Jules avait largement puisé dans ses économies, mais le bonheur de sa fille n’avait pas de prix. Une boîte de gouache assortie de pinceaux en poils de martre rouge, cadeau d’Anne et Christine produisit sur l’enfant un effet similaire. Jules laissa Charlotte jouer avec sa poupée et gagna la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Pendant que le café passait dans sa chaussette et que le lait de sa fille chauffait sur la cuisinière, il tendit à Arsène un petit paquet enrubanné de bolduc doré.

- C’est pour toi, le chat ! Ne bouge pas, je vais te l’ouvrir… Sois patient…

Arsène fut submergé par l’émotion. Jules était définitivement un brave homme. Certes, son bon maître était également un humain très généreux. Il l’avait habitué à recevoir des cadeaux le jour de Noël, mais le docteur Grimaud avait les moyens financiers de le faire. Jules, non. Assis sur son derrière, il leva le museau vers le paquet et attendit, confiant, de découvrir la divine surprise. Au terme d’un laborieux dépiautage de rubans entrelacés, papiers pliés multicolores, le cantonnier brandit sous les yeux ébahis du chat une souris noire à longue queue en fourrure synthétique. Il l’agita et le bruit d’une bille résonna dans l’abdomen de la fausse bête. Un jouet pour chat débile ! Jules avait l’air si fier et satisfait de sa trouvaille qu’Arsène n’eut pas le courage de lui dire combien ce présent l’offusquait en le ramenant au rang d’un vulgaire matou. Bien au contraire. Décidé à ne rien laisser paraître, il contrefit à la perfection le chat de gouttière inculte en la prenant dans sa gueule pour la lancer en l’air, la rattraper d’un coup de griffe, la redéposer au sol, lui tapoter de la patte le derrière et recommencer ainsi une vingtaine de fois de suite. Il commençait à se lasser de ce petit jeu qui n’amusait que Jules lorsque Charlotte entra pieds nus et sa poupée dans les bras dans la cuisine. Le visage rayonnant de bonheur, elle s’assit sur une chaise pendant que le cantonnier lui servait son chocolat dans un grand bol et lui beurrait deux tartines d’une baguette fraîche, après avoir ôté le trop plein de mie. Avant de tremper ses lèvres dans le breuvage, la fillette planta un regard interrogateur dans les yeux attendris de son père.

- Et pour maman, y’a pas aussi de petit-déjeuner ?

C’est alors que Jules réalisa que la poupée Bella qu’il avait choisie pour sa fille était pourvue d’une magnifique, longue et bouclée chevelure auburn. Il se mordit les lèvres et se traita intérieurement de fieffé « coillon ».



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination





Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 









mardi 28 avril 2015

MARCEL FAURE - 0251 à 0255 de La danse des jours et des mots








Mardi 29 mai 2012 

Le petit trou de tes yeux n'est pas un lac, je ne m'y jetterai pas. C'est un champ de mines dit l'ophtalmologiste lorsqu'il les observe avec le grossissement de ses appareils. Alors je me fais démineur. Même lorsque tu les fermes, l'obscur n'est pas en toi.
De chair et d'os, bien loin de la Dame évaporée et un peu désuète des poèmes courtois, tu pimentes mes jours. En avouant cela, je ne prouve rien. Comment parler alors de ce discret picotement qui me saisit quand nous sommes dans la même pièce, comment retranscrire l'émotion de ton regard posé sur moi. Non, je ne me noie pas dans tes yeux, je les bois. Tu es ce grain de poussière qui m'arrache des pleurs. Alors je ris de toi, de moi, de nous.



Mercredi 30 mai 2012 

Une image marche à ma rencontre. D'où sort-elle celle-là dans son habit de vers. Verlaine ou Baudelaire, dans ses souliers de vair quelque peu démodés, elle marmonne et semble scander la mesure de ses pas.
J'ai vécu, dit-elle suffisamment distinctement, en me croisant. Surtout ne pas se retourner, ne pas la suivre, si fluide et belle soit-elle. Je vivrai, dis-je en réponse, continuant à aller de l'avant. Et même si je sens l'Histoire, plantée dans mon dos et me taraudant les côtes comme un couteau, jamais je ne retournerai sur mes pas.
Au loin une autre image encore floue, battante comme un cœur amoureux. Lorsque j'arriverai à sa hauteur, je m'imprimerai et j'espère que la dernière photo de moi ne sera pas ratée.



Jeudi 31 mai 2012 

Je suis dans un long couloir. Devant moi Lloydia avance rapidement sans jamais se retourner. Sur mon dos, je porte un lave-linge, sans effort me semble-t-il. Il faudrait prendre l'ascenseur, mais il est en panne. Alors ce seront les escaliers.
Lloydia m'attend dubitative. Les escaliers sont effondrés. Lambeaux de marches reliées entre elles par des échelles, paliers encombrés de gravats. L'immeuble est pourtant habité, j'ai aperçu, par une porte ouverte, une vieille connaissance. Qui donc ? Je ne sais déjà plus.
Je refuse consciemment de quitter ce cauchemar. Je veux comprendre.
Mon dos supporte très bien cette charge inouïe de linge sale, le lave-linge déborde, presque entièrement masqué par toute ma saleté accumulée. Toute une vie, pensez donc ! Je me croyais plus blanc que cela ! Grosse déception.
Lloydia me montre la direction du hall d'entrée, tout en haut, sur le toit, puis elle grimpe sans plus attendre. Aide-moi, aide-moi. Je la supplie à plusieurs reprises mais je l'ai depuis longtemps perdue de vue.
Me voici enfin à l'extérieur. Je n'ai plus mon fardeau sur le dos. Lloydia a disparu. Je cours en tous sens dans une ville plate, c'est à dire sans relief. Je suis plus grand que les maisons, je devrai la voir. Rien, pas même un chat auprès de qui se renseigner. Lloydia, Lloydia, mon cri affolé résonne dans le silence de cette ville morte. Il est temps de sortir de ce cauchemar.
Bonjour mon amour, dis-je en me réveillant.



Vendredi 1er juin 2012 

Je souhaite à tous d'avoir eu, au moins une fois dans sa vie, une belle grappe de tendresse pendue autour de son cou. Cette expérience, je l'avais déjà vécue avec mes petits enfants, il y a déjà quelques années, mais aujourd'hui, la grappe était énorme, triple pour être précis.
Tout avait cependant débuté calmement, les bisous étaient plus appuyés que d'habitude, cela faisait trois jours que nous n'avions pas vu les poussinettes. Alors oui, il y avait plus d'engouement, plus d'empressement, plus de bonheur à se revoir.
C'est alors que j'ai proposé une coupe de glace avec de la crème chantilly. Ce fut comme une envolée d'anges se précipitant à mon cou, un de ces moments exceptionnels, hors du temps, où toute la douceur du monde se retrouve concentrée dans six petits bras qui m'emmitouflaient de tendresse, accompagnée d'un babil enthousiaste entrecoupé de bisous.
Voilà l'effet magique que peut provoquer une glace vanille chocolat abondamment saupoudrée d'une crème industrielle vendue en bombe.
Certaines mauvaises langues pourraient insinuer que nos poussinettes, comme les chats, n'ont que la reconnaissance du ventre. À ceux-là, je ferai remarquer que ces mignonnes petites chattes n'ont pas de griffe et ne s'endorment pas dès qu'elles ont le ventre plein.



Samedi 2 juin 2012 

" Quand il se réveilla le poème
Était toujours
Là"
Citation provenant d'un site, sous la signature de Gryphon.

Il en est ainsi des poèmes. Ils prennent leur envol à la recherche d'un œil où se poser. Dans le mien, ils trouvent toujours un nid pour faire escale. Je rends ainsi hommage à tous ces grands oiseaux migrateurs qui traversent les poèmes.















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jeudi 23 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 43








Carabine 22 LR




Suite 43


Des jurons en français, en patois berrichon, en onomatopées successives, saturèrent l’espace. La maie avait résisté, pas le gros orteil de Jules. Sautant à cloche-pied, il réussit tant bien que mal à s’asseoir sur une chaise, délassa sa chaussure et ôta la chaussette. L’appendice métatarsien avait déjà viré au violet. Jules entreprit de soulager la douleur par un massage qui, de fait, décupla sa souffrance. Entre ses problèmes de dos et cette nouvelle blessure, il se sentit soudain vieux, diminué, presque impotent. Un sentiment d’impuissance, mais aussi de révolte face à ce corps qui le trahissait, l’envahit et mina un moral que les hypothèses d’Arsène avaient passablement sapé. Il serra les dents, tenta de se calmer et d’analyser froidement la situation. Il lui était impossible de croire que Jean ait pu dénoncer le propre mari de sa sœur. Non, Arsène ne pouvait que se méprendre. Jean n’était pas l’homme au pardessus.  Impensable… Il ne pouvait être celui qu’il avait croisé le matin même, qui lui était tombé dans les bras et l’avait embrassé comme du bon pain. Cet homme qui avait adopté l’enfant de la Marthe, l’avait élevé comme son propre fils ne pouvait être un salaud. Tiens… l’enfant ? Jules comprit à l'instant que le jeune homme qu’il avait entraperçu dans la DS de Jean, garée à deux pas de l’étude du notaire, devait être François, cet enfant caché et abandonné par la Marthe. Le cantonnier ne l’avait jamais vu auparavant, mais l’idée qu’il put s’agir de lui s’imposa dans son esprit avec la force et la netteté d’une certitude. Ainsi donc, l’endeuillée perpétuelle avait enfin accepté de le rencontrer... La Marthe n’était pas le genre de personne à modifier son comportement facilement. Sans doute Jean, lui avait-il promis quelque chose d’important en échange pour l’amener à changer d’avis. Avait-il profité de sa notoriété et de ses relations pour fouiller des archives ? Savait-il déjà qui était le Fox et l’avait-il dit à sa sœur ? Jules enfouit sa tête entre ses mains. Trop d’idées se bousculaient dans son pauvre crâne. Combien de temps serait-il encore en état physique et mental de mener son enquête en dépit de la présence désormais régulière d’Arsène à ses côtés ? Une nouvelle fois, l’envie de tout laisser tomber chassa tout autre type de pensée. Dans la nuit glaciale, un second hululement sinistre brisa net le silence. Il releva la tête et découvrit le matou grimpé sur la table, poil hérissé, qui l’observait attentivement. Jules haussa les épaules en signe d’impuissance.

- J’ t’avoue le chat, que je ne sais vraiment plus quoi faire… J’peux pas croire en la culpabilité de Jean. Je connais trop le gars et il aime trop sa sœur… Le Blandin, il a beau parfois m’être antipathique, rapport à son orgueil, son goût pour les honneurs et les liaisons extraconjugales, c’est pareil… je le vois pas balancer un mec. Reste le Cormaillon, mais lui c’est le pognon qui lui fait se bouger les fesses… et là, y’avait rien à glaner. Un frangin qui parle anglais, c’est tout ce que l’on a et c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. T’en penses quoi ? Parce que là, tu vois, je sèche… Si t’as une petite idée, surtout ne te gène pas, mais fais vite, j’ai mal partout et j’ai besoin d’aller m’allonger.

Arsène réfléchit aux propos pleins de bon sens du cantonnier. Pour dénoncer Ronald, il fallait un mobile. Le chat avait trop regardé la télévision et suivi les enquêtes de l’inspecteur Bourrel pour ne pas avoir saisi que la règle de toute bonne investigation était de rechercher à qui profitait le crime. En l’occurrence, l’exécution de Ronald, par des voies certes détournées, en était un. Il récapitula dans son petit cerveau tout ce que Jules lui avait confié depuis le début de ses confidences.

- Si j’ai bien compris, les trois "Emmiouleux" - j’écarte le curé que j’imagine mal franc-maçon- avaient une bonne raison d’en vouloir à Ronald. Vous avez dit que Jean aimait « trop » sa sœur et je me souviens que lorsque vous m’avez raconté l’histoire de cette petite bande, vous aviez précisé qu’il avait rompu avec ses amis parce qu’ils tournaient avec insistance autour d’elle. Il n’a peut-être pas supporté qu’elle tombe amoureuse de l’Alsacien non plus. Son mobile serait dans ce cas la jalousie. Le Blandin, même fiancé, continuait à harceler la Marthe et s’est battu avec Ronald un soir de la Saint-Jean. A-t-il tenté de forcer la Marthe à coucher avec lui, pire, l’a-t-il violée ? Il était déjà ambitieux et très cavaleur. Imaginez un instant que le mari de la Marthe l’ait menacé de ruiner sa réputation, ce qui aurait été un obstacle à sa carrière politique… Vengeance pour protéger ses futures activités? Quant au Cormaillon, en faisant éliminer le Ronald, il pensait affaiblir la Marthe et pouvoir lui racheter sa ferme et ses terres à bas prix… Cupidité ? Amour, vengeance, cupidité… trois bonnes raisons pour se débarrasser de quelqu’un, chez vous les humains, non ?

Jules dodelina du chef.

- Ensemble oui, répondit-il. Prises séparément, ça me semble un peu léger… ou alors un mélange de chaque ingrédient pour l’un d’entre eux. Là, on peut craindre le pire…


Le chat trouva l’argument intéressant. Le bourg avait son lot de langues bien pendues, mais Jules ignorait peut-être certains faits qui leur auraient désigné sans l’ombre d’un doute, le coupable. La fatigue tirait les traits du cantonnier et le matou voyait qu’il faisait des efforts pour garder les yeux ouverts. Avant de le voir s’assoupir à même la table, il décida de jouer son va-tout.

- Nous tenons quand même deux éléments clés, le surnom du traître et son appartenance à la franc-maçonnerie. Pourquoi ne pas aller trouver la Marthe et lui dire ce que nous avons découvert? Avec ce qu’elle sait et que de notre côté nous ignorons, elle sera peut-être sur une piste sérieuse.

La proposition d’Arsène sortit Jules de sa somnolence.

- Tu veux ma mort ? Tous ceux qui approchent de sa ferme sans y avoir été invités se font accueillir à coups de carabine. Du .22 Long Rifle, d’accord… mais ça peut quand même te crever un œil… Même si je lui téléphone avant, j’suis sûr qu’elle me raccrochera au nez. Elle risque pas d’apprécier notre enquête. C’est pas le genre à aimer ceux qui mettent le nez dans ses affaires… Oublie tout de suite… Après, elle me chercherait des histoires et je dois protéger Charlotte de tout ce que cette vipère pourrait raconter sur sa mère…

Arsène n’avait aucune envie d’en rester là.

- Vous pourriez lui écrire une lettre… sans la signer…

La glotte de Jules fit un rapide mouvement de bas en haut et ses joues s’empourprèrent.


- De mieux en mieux… Maintenant, v’là que tu me suggères d’écrire une lettre anonyme ! Bravo le « maraud » ! Me transformer en corbeau, t’as rien de mieux à me proposer ? J’sais pas c’que ton maître t’a appris ou c’que t’as vu sur ta télévision chez lui, mais on bouffe pas de cette soupe sous mon toit… Ah ça non!… on bouffe pas de cette soupe-là…

Le chat eut des difficultés à comprendre qu’un humain puisse se transformer en un oiseau, aussi sinistre soit-il, en écrivant une lettre non signée. Il reconnut pourtant que cette expression était souvent employée dans les feuilletons policiers qu’il avait coutume de regarder et que les hommes la jugeaient indigne. Il s’en voulut d’avoir évoqué cette possibilité qui révulsait Jules. Ce n’était guère le moment de le froisser s’il voulait échapper à la corvée de trouver sa pitance en chassant les mulots. S’amuser avec ces petits rongeurs était une chose qu’il affectionnait, les avaler crus, une habitude qu’il avait perdue depuis son enfance et avec laquelle il ne souhaitait pas renouer. Faire preuve de plus de diplomatie lui assurerait pour les semaines à venir des repas moins sanguinolents. Il opta pour un compromis transitoire en abandonnant le terrain de l’enquête. L’idée d’une solution venait de germer dans son esprit qu’il garderait secrète et ne mettrait en œuvre qu’en l’absence de preuve formelle et en désespoir de cause. Décidé à ne plus provoquer la colère de Jules, il sauta au bas de la table à la recherche d’un coin douillet où se lover pour la nuit. Après avoir reniflé tous les endroits secrets et abrités de la cuisine, il repéra un vieux torchon maculé de taches qui gisait sur le carrelage à quelques mètres du poêle à mazout. Le bout de tissu était encore imprégné de l’odeur des truites pêchées par le cantonnier et quelques écailles en incrustaient la trame. Il s’apprêtait à en faire une couche de fortune lorsque Jules daigna s’intéresser à son confort. Se levant péniblement de sa chaise, son ami hocha la tête et eut un sourire contrit.

- Tu vas pas dormir là quand même... Tu vas puer le poisson ! Demain, j’ferai un tour au marché. J’te trouverai un panier avec un beau coussin pour dormir dedans. Ce soir, exceptionnellement, puisque Charlotte n’est pas là pour le voir… étant donné que la p’tite, ça pourrait lui donner des idées pour après… tu coucheras dans ma chambre. J’vais te faire une place sur l’édredon de plumes d’oie. Avant, j’vais quand même baisser un peu le chauffage… ça nous fera des économies. Ben, oui, y a une bouche de plus à nourrir ici depuis que t’as quitté ton « bon maître ».  Et puis, entre les plumes et toi, je risque pas d’attraper froid… Tu vois, j’fais ça surtout pour moi et mes vieilles douleurs. Allez, c’est l’heure… suis-moi le chat…

Jules avait une manière inimitable de masquer aux autres ses élans du cœur.



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
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Jamais trop tard !

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mardi 21 avril 2015

MARCEL FAURE - 0246 à 0250 de La danse des jours et des mots







Jeudi 24 mai 2012 

En te nommant sans cesse, je ne sais plus que ton nom.
Lloydia, et ta double consonne plus douce qu'une voyelle.
Dehors, la lumière du soir décline l'horizon des collines alanguies.
Lloydia enveloppée dans le pourpre, bientôt reine de la nuit.
Mes lèvres dans un murmure, Lloydia.


Vendredi 25 mai 2012 

J'ai toujours eu horreur du téléphone. En dehors du fait qu'il sonne toujours au mauvais moment, lorsque je réponds, je m'entends dire nombre de banalités, voire de bêtises. La voix de mon correspondant me paraît irréelle et je ne comprends pas toujours distinctement son propos.
Lloydia me dit que je deviens sourd. Je n'y crois pas trop. La réalité d'une présence physique me manque et j'écoute distraitement des propos parfois très graves, qui me bouleverseraient si je recevais un courrier, mais là, rien, je suis une pierre, insensible à tout. Pourtant, s'il le faut, je saute dans mes chaussures, je me précipite vers la voiture, et je conduis comme un fou et sans aucune prudence vers l'ami ou le parent qui appelle au secours.
Lorsque j'arrive chez lui, au comble de l'inquiétude, je le trouve finalement assez guilleret. Je me sens un peu trahi et je regrette ma précipitation.
Mais imaginons un instant que je découvre mon ami au bord du gouffre, je dis alors merci à ce foutu téléphone et peste contre mon correspondant précédent qui occupait la ligne sans avoir rien à dire.
Furieux je me penche à nouveau sur mon écrit interrompu et je pèse tant les mots, que souvent, je laisse en paix la feuille blanche et qu'ils me restent sur l'estomac.



Samedi 26 mai 2012 

Entendu ce mot dans un commentaire télé : infobésité. C'était bien sûr à propos de cette orgie d'information dont nous sommes saturés jusqu'à l'indigestion. Il se rapporterait d'abord à l'information numérique et serait d'origine québécoise. Un internaute fait cependant remarquer que de tout temps l'homme a eu une masse d'information à gérer et que notre cerveau doit faire des choix depuis toujours.
Cette nécessité que nous avons de nous situer par rapport au monde et aux autres, nous pousse toujours plus à vouloir savoir et comprendre. L'infobésité serait donc une maladie de la connaissance que l'on pourrait traduire par " avoir les yeux plus gros que le cerveau ".



Dimanche 27 mai 2012 

Je mâchouille indéfiniment la même idée, la présence centrale du bonheur dans toute vie. Je ne parle pas de l'aptitude au bien être, parfois poussé jusqu'à l'angoisse, mais de ce plaisir que j'éprouve à tout faire pleinement.
Comme nous tous, je subis aussi nombre de conventions mais je n'aspire à rien d'autre qu'à cet instant où je suis nuage, haut, très haut, mais porteur de pluie et d'espoir. Oui, la pluie que certains redoutent, mais tellement essentielle à la vie.
Je perds la journée entière à ne rien faire d'autre que m'effilocher en petits brins de bonheurs. Et je m'endors à ton clair de cœur.



Lundi 28 mai 2012 

Ce catalogue de possibles qui s'enroule sur lui-même sans jamais se répéter, je le consulte et me sers. Ton sourire encore, qu'un oiseau curieux subjugué, posé sur le rebord de la fenêtre, contemple à loisir. Tu lui tournes le dos, il s'envole.
Cette chanson à capella qui parle d'Italie et qui vient de si haut, comme tombée du ciel.
Soudain un pan de souvenirs. Ma chambre d'enfant, coincée entre l'échoppe d'un coiffeur qui susurrait des airs langoureux à longueur de journée, en coupant les cheveux de ses clients et un bistrot, où le soir, Tino, noyant sa mélancolie, ébranlait le mince galandage de sa belle voix de ténor, pour ressusciter son terroir natal. Mes oreilles résonnent encore de ces lointaines mélodies qui m'ont servi de berceuses.
Ce catalogue plein d'interférences, impulsions de la mémoire qui font irruption, laisse filtrer suffisamment de lumière pour occulter les traces trop monotones. Je renoue le fil du jour avec la colline qui secoue doucement son feuillage printanier. Elle imprime ma rétine étonnée de toute cette vague verte et fraîche.

Jusqu'à l'ultime épuisement de mon souffle, je déviderai toutes ces histoires parallèles inscrites en moi, les possibles sans cesse en mouvement.














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samedi 18 avril 2015

EVELYNE DE GRACIA - L'ESCALIER

BANDE AUDIO ICI


La voix de l' Écho sur une musique de Erik Satie (vidéo YouTube en bas de page)


Tableau de Vladimir Kush




L'escalier


Ma jambe hésite et je vacille, titubant comme si j'étais prise de vertige, emportée par un tourbillon que je ne maîtrise pas.



Ma jambe est là, elle monte une marche qui n'existe plus et m'entraîne toute entière dans le vide.



Je plonge. Où suis-je, pas encore noyée, anéantie, mes jambes n'existent plus et je ne reçois que de violents coups au niveau de l'aine qui m'indiquent que je ne peux plus marcher. Il n'y a plus de sol, la terre molle et accueillante s'est dérobée sous moi et je suis dans une sorte de vide où rien n'existe plus que des coups violents que je reçois chaque fois que j'essaye de marcher.


Il est tard, il est temps de dormir.

Demain sera mieux, bien mieux . 

Demain ne sera jamais comme l'avenir que nous avions prévu, il sera autre.

Comment l'inventer et retrouver la terre ferme? Tous les jours j'essaye et m'accroche à des marches qui s'écroulent sous mon poids. L'escalier n'est toujours pas reconstruit. J'attends et ne perds pas patience.

C'était hier où pour la première fois je me suis dit" il faut te faire confiance", comme si je n'avais plus confiance en moi.

Alors là, c'est trop!

L'escalier est démoli, le pont pour traverser n'existe plus et mes idées partent en sucette.

Ma pauvre fille, ressaisis-toi, sinon tu vas tomber pour de bon.

Je m'invente des titres de noblesse comme Être très forte, Avoir à nouveau confiance, pour trouver l'escalier.

Ça marchera et quand j'aurai trouvé, l'escalier tiendra et je pourrai monter les marches comme avant.

Avant...



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Retrouvez ICI la page hommage à Véronique, un havre d'amour et de dialogues entre deux sœurs séparées brutalement l'été dernier.




Ci-dessous la vidéo "Les fils des étoiles" de Erik Satie. Merci d'y rendre visite avant de quitter cette page :-)








jeudi 16 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 42








HIBOU MOYEN DUC




Suite 42



En aucun cas son maître ne devait vérifier l’état de ses cordes vocales. Le charme du coq du père Baillou avait à coup sûr modifié l’anatomie de son larynx et si le vétérinaire le constatait, que lui adviendrait-il ? Serait-il transformé en bête de foire, montré aux scientifiques du monde entier, disséqué sur une table de laboratoire et sa gorge conservée pour la postérité dans du formol ? Certes, Arsène rêvait de célébrité et de gloire, mais celles-ci risquaient d’emprunter des chemins qu’il n’avait guère envie d’arpenter. La menace n’était pas à prendre à la légère et il lui fallait fuir cette maison qui l’avait accueilli quand, chaton pelé et couvert de tiques, son bon maître l’avait sauvé d’une mort certaine. Il regarda, les yeux déjà remplis de mélancolie son fauteuil Régence et son doux coussin où il avait si souvent prolongé ses siestes. Jules était un ami fidèle, mais sa demeure manquait cruellement du confort qu’un matou était en droit d’attendre. Quant aux truites carbonisées du cantonnier, elles n’égaleraient jamais pour le bien-être de son estomac les petits plats préparés par le docteur. Plus de télévision avec ses images qui bougent, plus de nouvel épisode des « Cinq dernières minutes », tous ces prodigieux instants seraient à jamais remplacés par cette boîte à voix nasillardes avec une famille Duraton dont les aventures n’avaient pas le sel d’une enquête policière… Tant de choses à perdre ! Et tout cela pour une simple irritation de la gorge… Quelle poisse ! Peut-être qu’avec le temps et s’il se gardait d’éclaircir sa voix, le vétérinaire oublierait de l’ausculter. Alors, et alors seulement, il pourrait retrouver sa place dans ce décor cosy qui lui convenait à merveille.


Pour le moment les deux hommes étaient penchés sur le fac-similé du manuscrit de Sir Hans Sloane. Les lunettes sur le bout du nez, le vétérinaire soulignait de la pointe de l’index certains passages et en expliquait à Jules la teneur. Ensuite, il y eut des postures, des embrassades, des mains posées sur la poitrine dont Arsène ne comprit pas la signification. Le manège des humains dura encore de longues minutes, puis, comme si de rien n’était, ils reprirent leur partie de cartes, là où ils l’avaient interrompue. Lorsque l’horloge du salon sonna vingt et une heures, ils avaient abandonné le jeu pour déguster un vieux brandy dont le vétérinaire n’oubliait jamais de vanter la saveur miellée, caramélisée, ponctuée de notes d’abricot. Jules était au paradis. Un tel nectar que son maigre salaire n’aurait pu lui permettre de s’offrir, se dégustait à petites lampées. S’il adorait les parties de cartes et la compagnie savante du docteur Grimaud, sa cave lui était encore plus attractive. Affalé dans son fauteuil, un sourire niais aux lèvres, l’alcool avait momentanément guéri son mal de dos. Le bonheur de Jules tenait parfois à peu de choses.  Il faisait durer le plaisir sachant fort bien que son hôte avait la main délicate sur les rations d’eau-de-vie. Enfin, le vétérinaire se leva en premier, indiquant de façon muette son envie d’aller se coucher. Jules lapa la dernière goutte de brandy au fond du verre et se résigna, la mort dans l’âme, à quitter les lieux. Arsène, de son côté, sortit de sa cachette, surveilla la porte et lorsque le docteur Grimaud l’ouvrit, il se faufila sans peine à l’extérieur pour se fondre dans l’obscurité de la nuit. La morsure du sol glacé sous ses coussinets lui parut inoffensive comparée au risque de voir son secret éventé. Il hâta l’allure, évitant les plaques gelées dans les caniveaux par de subtils détours et rejoignit le domicile de Jules, bien avant son ami. En l’attendant, le cou dressé, vibrisses frémissantes, il explora les toits à la recherche d’un éventuel spectre. Des cheminées s’échappaient de longs turbans de fumée qui se dissipaient dans l’éther givré, voilant des étoiles pâlichonnes. Le bruit d’un froissement attira son attention. En face de lui, dans l’épaisseur d’une ancienne lucarne à foin perchée à trois mètres de hauteur, une forme noiraude mouvait de gauche à droite en des mouvements saccadés. Les poils d’Arsène se hérissèrent. Ses pupilles dilatées distinguaient très nettement la forme de l’animal qui lui tournait le dos. Soudain la tête pivota à 180° et un rayon de lune éclaira des yeux phosphorescents qui se plantèrent dans ceux du matou. Un long et lugubre hululement paracheva le caractère diabolique de l’apparition. Luttant de toutes ses forces contre la panique, le chat fit le gros dos et recula lentement jusqu’à se blottir dans l’ombre salvatrice de la porte de Jules. Le duel hypnotique cessa à l’écho irrégulier des pas du cantonnier sur les pavés. Arsène fila se réfugier entre les jambes de Jules qui manqua de trébucher.


- Qu’est-ce tu fiches-là ? J’te croyais chez ton maître… et c’est quoi tout ce poil dressé ? On dirait moi, au réveil.


- Là… dans l’angle de la lugarne… une bête maléfigue… cracha le matou, la voix enrouée.

Jules  se rapprocha de la demeure de ses voisins, scruta l’endroit, puis éclata de rire.

- V’là que t’as peur d’un chavon, enfin j’veux dire d’un hibou… j’dirais même, comme ça, à vue de nez, d’un moyen-duc… T’inquiète, il est inoffensif… C’est rare d’en voir nicher dans le bourg, mais là, il a trouvé un ancien nid de corneille et m’est avis qu’il va passer un bon bout de l’hiver en notre compagnie. Entre toi et lui, on risque pas d’avoir des mulots dans le coin… Parce que, rassure-moi le chat… t’as pas oublié comment on chasse le mulot quand même ? Compte pas sur moi pour te pécher des truites tous les jours… Si tu veux te remplir la panse, va falloir que tu y mettes du tien… ou alors, retourne chez ton maître…

- Gamais… Heu !… Jamais… répondit Arsène, en tirant sur ses cordes vocales.

- Allez, viens, on rentre... tu vas m’expliquer tout ça au chaud… Fait trop froid pour discuter dehors…

Arsène emboîta le pas du bonhomme, non sans surveiller de l’œil le prétendu demi noble, le duc quelque chose, que les explications de Jules ne lui avaient pas rendu plus sympathique. Le cantonnier avait trop présumé de la chaleur de son logis. Quelques petits degrés de différence que l’on oubliait, dès la porte franchie. Avant même de se débarrasser de son manteau, il se précipita sur le poêle à mazout, ouvrit en grand le robinet d’arrivée du fuel, attendit que le liquide remplisse le fond du pot pour y jeter un allumeur enflammé. Il régla le chauffage au maximum en maugréant sur la rudesse de l’hiver. Le givre avait dessiné des motifs irisés sur la fenêtre de la cuisine. Certains prenaient la forme d’animaux étranges dont une qui rappela à Arsène, l’oiseau à l’origine de sa récente frayeur. Le chat s’écarta prudemment de la fenêtre et se blottit près du poêle qui commençait à distribuer une touffeur généreuse. L’envie le prit de ronronner. Hélas, il ne produisit qu’un ronflement disgracieux et cette incapacité à se conduire en chat normal, le ramena au sujet de la soirée. Quand Jules fut disposé à l’écouter, il toussota discrètement afin de produire un son clair.

- Il s’en est fallu d’une moustache pour que mon maître ne découvre le pot aux roses.  C’est devenu trop dangereux de rester chez lui. Je voulais en me raclant la gorge attirer votre attention. C’était idiot, je le reconnais, mais ce fut plus fort que moi. Cette poignée de main que mon bon maître vous a expliquée, je suis sûr d’en avoir été le témoin. Je n’arrête pas de me repasser en mémoire les images de l’enterrement. Le détail important sur lequel ma mémoire butait, c’était bien celui-là…

Il laissa en suspension sa dernière phrase. Il adorait piquer la curiosité du vieil homme et le laisser languir.

- Ben accouche, le chat… C’était qui ?

Le ton était bourru. Arsène comprit qu’il ne fallait plus trop tirer sur la corde.


- L’Augustin est une mauvaise langue, mais il n’a pas tort en prétendant que notre maire est franc-maçon, car tout le temps où il est resté sur le perron de l’église avec sa femme avant la cérémonie, je ne l’ai pas quitté des pupilles et c’est lui qui a serré la main exactement comme vous l’avez fait ce soir.

- Et l’autre, c’était qui ? grogna Jules que l’impatience rendait  de plus en plus revêche.

- L’autre… je l’ai à peine observé et je n’ai pas vu son visage… Impossible puisqu’il me tournait un peu le dos… Un chapeau enfoncé bien bas, un pardessus sombre… Ils se sont serré la main. Là, j’ai été attiré par le geste. C’est pour cela que je m’en souviens. Ils se sont dit un truc à l’oreille, puis l’homme au chapeau a disparu… Moi, j’épiais surtout le Blandin, le notaire également et tous ceux dont j’ai pu observer les traits, pas un pardessus…

- Tu peux faire un effort ? Active tes neurones et ne « m’embistrouille » pas avec des mensonges ou de l’à-peu-près… C’est sérieux sur ce coup-là !

- Je ne mens pas ! s’exclama Arsène, vexé comme un pou. Je vous ai dit que mon attention ne s’est pas portée sur cet homme. À force d’en parler, je commence à avoir un sentiment de déjà-vu. Je ne peux pas dire qui exactement… Pourtant cette silhouette… et puis après, quand le parvis s’est vidé de toute cette foule, j’ai senti ce parfum que je connais…

Arsène écarquilla les yeux et le point d’interrogation de poils blancs sur sa tête prit tout son sens.


- C’est juste une intuition… et je ne suis pas certain qu’elle va vous plaire… J’ose à peine en dire davantage… Tant pis, vous l’aurez voulu… La silhouette ressemblait à celle du frère de la Marthe… mais je ne suis pas prêt à parier mon pelage que c’était bien lui…


Arsène avait vu juste. Son intuition ne plut pas à Jules qui balança un violent coup de pied dans la maie de chêne.



à suivre...




©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination




Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène !