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jeudi 16 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 42








HIBOU MOYEN DUC




Suite 42



En aucun cas son maître ne devait vérifier l’état de ses cordes vocales. Le charme du coq du père Baillou avait à coup sûr modifié l’anatomie de son larynx et si le vétérinaire le constatait, que lui adviendrait-il ? Serait-il transformé en bête de foire, montré aux scientifiques du monde entier, disséqué sur une table de laboratoire et sa gorge conservée pour la postérité dans du formol ? Certes, Arsène rêvait de célébrité et de gloire, mais celles-ci risquaient d’emprunter des chemins qu’il n’avait guère envie d’arpenter. La menace n’était pas à prendre à la légère et il lui fallait fuir cette maison qui l’avait accueilli quand, chaton pelé et couvert de tiques, son bon maître l’avait sauvé d’une mort certaine. Il regarda, les yeux déjà remplis de mélancolie son fauteuil Régence et son doux coussin où il avait si souvent prolongé ses siestes. Jules était un ami fidèle, mais sa demeure manquait cruellement du confort qu’un matou était en droit d’attendre. Quant aux truites carbonisées du cantonnier, elles n’égaleraient jamais pour le bien-être de son estomac les petits plats préparés par le docteur. Plus de télévision avec ses images qui bougent, plus de nouvel épisode des « Cinq dernières minutes », tous ces prodigieux instants seraient à jamais remplacés par cette boîte à voix nasillardes avec une famille Duraton dont les aventures n’avaient pas le sel d’une enquête policière… Tant de choses à perdre ! Et tout cela pour une simple irritation de la gorge… Quelle poisse ! Peut-être qu’avec le temps et s’il se gardait d’éclaircir sa voix, le vétérinaire oublierait de l’ausculter. Alors, et alors seulement, il pourrait retrouver sa place dans ce décor cosy qui lui convenait à merveille.


Pour le moment les deux hommes étaient penchés sur le fac-similé du manuscrit de Sir Hans Sloane. Les lunettes sur le bout du nez, le vétérinaire soulignait de la pointe de l’index certains passages et en expliquait à Jules la teneur. Ensuite, il y eut des postures, des embrassades, des mains posées sur la poitrine dont Arsène ne comprit pas la signification. Le manège des humains dura encore de longues minutes, puis, comme si de rien n’était, ils reprirent leur partie de cartes, là où ils l’avaient interrompue. Lorsque l’horloge du salon sonna vingt et une heures, ils avaient abandonné le jeu pour déguster un vieux brandy dont le vétérinaire n’oubliait jamais de vanter la saveur miellée, caramélisée, ponctuée de notes d’abricot. Jules était au paradis. Un tel nectar que son maigre salaire n’aurait pu lui permettre de s’offrir, se dégustait à petites lampées. S’il adorait les parties de cartes et la compagnie savante du docteur Grimaud, sa cave lui était encore plus attractive. Affalé dans son fauteuil, un sourire niais aux lèvres, l’alcool avait momentanément guéri son mal de dos. Le bonheur de Jules tenait parfois à peu de choses.  Il faisait durer le plaisir sachant fort bien que son hôte avait la main délicate sur les rations d’eau-de-vie. Enfin, le vétérinaire se leva en premier, indiquant de façon muette son envie d’aller se coucher. Jules lapa la dernière goutte de brandy au fond du verre et se résigna, la mort dans l’âme, à quitter les lieux. Arsène, de son côté, sortit de sa cachette, surveilla la porte et lorsque le docteur Grimaud l’ouvrit, il se faufila sans peine à l’extérieur pour se fondre dans l’obscurité de la nuit. La morsure du sol glacé sous ses coussinets lui parut inoffensive comparée au risque de voir son secret éventé. Il hâta l’allure, évitant les plaques gelées dans les caniveaux par de subtils détours et rejoignit le domicile de Jules, bien avant son ami. En l’attendant, le cou dressé, vibrisses frémissantes, il explora les toits à la recherche d’un éventuel spectre. Des cheminées s’échappaient de longs turbans de fumée qui se dissipaient dans l’éther givré, voilant des étoiles pâlichonnes. Le bruit d’un froissement attira son attention. En face de lui, dans l’épaisseur d’une ancienne lucarne à foin perchée à trois mètres de hauteur, une forme noiraude mouvait de gauche à droite en des mouvements saccadés. Les poils d’Arsène se hérissèrent. Ses pupilles dilatées distinguaient très nettement la forme de l’animal qui lui tournait le dos. Soudain la tête pivota à 180° et un rayon de lune éclaira des yeux phosphorescents qui se plantèrent dans ceux du matou. Un long et lugubre hululement paracheva le caractère diabolique de l’apparition. Luttant de toutes ses forces contre la panique, le chat fit le gros dos et recula lentement jusqu’à se blottir dans l’ombre salvatrice de la porte de Jules. Le duel hypnotique cessa à l’écho irrégulier des pas du cantonnier sur les pavés. Arsène fila se réfugier entre les jambes de Jules qui manqua de trébucher.


- Qu’est-ce tu fiches-là ? J’te croyais chez ton maître… et c’est quoi tout ce poil dressé ? On dirait moi, au réveil.


- Là… dans l’angle de la lugarne… une bête maléfigue… cracha le matou, la voix enrouée.

Jules  se rapprocha de la demeure de ses voisins, scruta l’endroit, puis éclata de rire.

- V’là que t’as peur d’un chavon, enfin j’veux dire d’un hibou… j’dirais même, comme ça, à vue de nez, d’un moyen-duc… T’inquiète, il est inoffensif… C’est rare d’en voir nicher dans le bourg, mais là, il a trouvé un ancien nid de corneille et m’est avis qu’il va passer un bon bout de l’hiver en notre compagnie. Entre toi et lui, on risque pas d’avoir des mulots dans le coin… Parce que, rassure-moi le chat… t’as pas oublié comment on chasse le mulot quand même ? Compte pas sur moi pour te pécher des truites tous les jours… Si tu veux te remplir la panse, va falloir que tu y mettes du tien… ou alors, retourne chez ton maître…

- Gamais… Heu !… Jamais… répondit Arsène, en tirant sur ses cordes vocales.

- Allez, viens, on rentre... tu vas m’expliquer tout ça au chaud… Fait trop froid pour discuter dehors…

Arsène emboîta le pas du bonhomme, non sans surveiller de l’œil le prétendu demi noble, le duc quelque chose, que les explications de Jules ne lui avaient pas rendu plus sympathique. Le cantonnier avait trop présumé de la chaleur de son logis. Quelques petits degrés de différence que l’on oubliait, dès la porte franchie. Avant même de se débarrasser de son manteau, il se précipita sur le poêle à mazout, ouvrit en grand le robinet d’arrivée du fuel, attendit que le liquide remplisse le fond du pot pour y jeter un allumeur enflammé. Il régla le chauffage au maximum en maugréant sur la rudesse de l’hiver. Le givre avait dessiné des motifs irisés sur la fenêtre de la cuisine. Certains prenaient la forme d’animaux étranges dont une qui rappela à Arsène, l’oiseau à l’origine de sa récente frayeur. Le chat s’écarta prudemment de la fenêtre et se blottit près du poêle qui commençait à distribuer une touffeur généreuse. L’envie le prit de ronronner. Hélas, il ne produisit qu’un ronflement disgracieux et cette incapacité à se conduire en chat normal, le ramena au sujet de la soirée. Quand Jules fut disposé à l’écouter, il toussota discrètement afin de produire un son clair.

- Il s’en est fallu d’une moustache pour que mon maître ne découvre le pot aux roses.  C’est devenu trop dangereux de rester chez lui. Je voulais en me raclant la gorge attirer votre attention. C’était idiot, je le reconnais, mais ce fut plus fort que moi. Cette poignée de main que mon bon maître vous a expliquée, je suis sûr d’en avoir été le témoin. Je n’arrête pas de me repasser en mémoire les images de l’enterrement. Le détail important sur lequel ma mémoire butait, c’était bien celui-là…

Il laissa en suspension sa dernière phrase. Il adorait piquer la curiosité du vieil homme et le laisser languir.

- Ben accouche, le chat… C’était qui ?

Le ton était bourru. Arsène comprit qu’il ne fallait plus trop tirer sur la corde.


- L’Augustin est une mauvaise langue, mais il n’a pas tort en prétendant que notre maire est franc-maçon, car tout le temps où il est resté sur le perron de l’église avec sa femme avant la cérémonie, je ne l’ai pas quitté des pupilles et c’est lui qui a serré la main exactement comme vous l’avez fait ce soir.

- Et l’autre, c’était qui ? grogna Jules que l’impatience rendait  de plus en plus revêche.

- L’autre… je l’ai à peine observé et je n’ai pas vu son visage… Impossible puisqu’il me tournait un peu le dos… Un chapeau enfoncé bien bas, un pardessus sombre… Ils se sont serré la main. Là, j’ai été attiré par le geste. C’est pour cela que je m’en souviens. Ils se sont dit un truc à l’oreille, puis l’homme au chapeau a disparu… Moi, j’épiais surtout le Blandin, le notaire également et tous ceux dont j’ai pu observer les traits, pas un pardessus…

- Tu peux faire un effort ? Active tes neurones et ne « m’embistrouille » pas avec des mensonges ou de l’à-peu-près… C’est sérieux sur ce coup-là !

- Je ne mens pas ! s’exclama Arsène, vexé comme un pou. Je vous ai dit que mon attention ne s’est pas portée sur cet homme. À force d’en parler, je commence à avoir un sentiment de déjà-vu. Je ne peux pas dire qui exactement… Pourtant cette silhouette… et puis après, quand le parvis s’est vidé de toute cette foule, j’ai senti ce parfum que je connais…

Arsène écarquilla les yeux et le point d’interrogation de poils blancs sur sa tête prit tout son sens.


- C’est juste une intuition… et je ne suis pas certain qu’elle va vous plaire… J’ose à peine en dire davantage… Tant pis, vous l’aurez voulu… La silhouette ressemblait à celle du frère de la Marthe… mais je ne suis pas prêt à parier mon pelage que c’était bien lui…


Arsène avait vu juste. Son intuition ne plut pas à Jules qui balança un violent coup de pied dans la maie de chêne.



à suivre...




©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination




Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 









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