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jeudi 20 novembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 31








Dogue baveux !




Suite 31


Armand tenait son papier sur deux colonnes, Pablo ses photos et Jules son héros. Ils remontèrent dans la voiture et reprirent la route vers Limoges, chacun revivant en silence les moments à la fois exaltants et morbides qu’ils venaient de vivre. Le journaliste avait décidé de déposer Jules et Arsène au terminus des cars avant de se rendre au siège du « Populaire » afin de taper son article et avait fini dans le feu de l’action par oublier la raison de la visite de son ami cantonnier. Aussi, lorsque Jules au moment des adieux se risqua à lui demander une dernière fois qui se cachait derrière le surnom Le Fox, il lâcha à contrecœur un sibyllin  « un gars de ton bled… », puis il recommanda à Jules de surveiller la parution du « Popu », tout particulièrement la rubrique des faits divers, tourna les talons, s’engouffra dans la Dauphine et démarra en trombe en direction de la Place Fontaine-des-Barres.

Le trajet de retour fut triste et morne. L’homme et l’animal s’endormirent de concert au bout d’une demi-heure et lorsque les murs ancestraux du village perché sur son promontoire de granite se profilèrent au sortir d’un ultime virage, le conducteur de l’autocar dut en répéter à plusieurs reprises et en forçant la voix le nom, pour délivrer Jules d’un rêve dont les tenants et aboutissants tournaient au cauchemar. En ce début de soirée, la clarté obscure d’un crépuscule hivernal encapuchonnait les masures serrées de part et d’autre des ruelles qui escaladaient en un labyrinthe complexe l’éperon rocheux. Dans la pénombre, Jules ouvrit les battants du panier à pique-nique et libéra Arsène dont les muscles commençaient à s’ankyloser. Le bonhomme chercha du regard les lumières du bar « Aux Demoiselles » et les repéra, brasillantes, derrière la ramure haute et dénudée d’un vieil ormier. La mémoire du goût légèrement acidulé du vin clairet vint titiller ses papilles. Il se souvint alors de n’avoir pas déjeuné et encore moins bu. Il ne pouvait échapper au terme d’une journée aussi riche en émotions à l’appel insidieux du breuvage et pourtant il hésita, soudain envahi par une terrible appréhension. La nouvelle de la mort de Jérôme était-elle déjà parvenue jusqu’ici ? Si oui, devait-il céder à la tentation de raconter ce dont il avait été le témoin et le rôle qu’avait joué Arsène dans les secours apportés à la Moune ? Si non, et s’il se taisait, les gens découvriraient dès le lendemain dans les pages du « Popu » peut-être son propre nom en gros caractères et sans aucun doute la photo d’Arsène. On lui reprocherait alors de n’avoir rien dit et les suppositions, les ragots iraient bon train.

Le maire devait avoir reçu un appel des gendarmes ainsi que le père Baillou. Il fallait se rendre à l’évidence : l’annonce de l’accident avait déjà circulé dans un village où la moindre nouvelle se répandait plus vite que la foudre ne frappait le clocher de l’église. Était-ce le moment adéquat pour pointer sa bedaine dans un lieu qui, dans la fumée des cigarettes et les vapeurs d’alcool, amplifiait vérités et mensonges bien mieux qu’un haut-parleur dans une fête foraine ? Serait-il capable de supporter les plaisanteries de mauvais goût que l’Augustin, avec sa légendaire délicatesse, ne manquerait pas de faire sur Jérôme et la Moune ? Il s’en ouvrit à Arsène dont l’avis en toutes choses lui était devenu indispensable et infiniment précieux. Le chat n’avait pour sa part aucune envie de pénétrer dans une auberge où derrière le comptoir un dogue aussi laid et haineux que son propriétaire gardait, la lippe baveuse, le tiroir-caisse. De plus, il se doutait que ses absences répétées devaient intriguer son bon maître et l’agacer un peu. Son plus cher désir était de regagner la demeure qui l’abritait depuis ses premiers feulements, d’avaler une copieuse gamelle et de faire un somme sur un douillet coussin. Quant à encourager Jules à boire, il ne pouvait s’y résoudre et le bonhomme avait-il soudain oublié que sa fille l’attendait chez Christine ?

Le conseil qu’il donna fut clair et sans appel : fuir la tentation, récupérer Charlotte, aller dormir et aviser le lendemain. Que du bon sens… Le cantonnier ne fut guère surpris par la réponse du chat, tout en regrettant amèrement de ne pouvoir sacrifier à un petit gorgeon en compagnie de ses habituels compagnons de beuverie. Pour être tout à fait juste, il lui était également pénible de ne pas devenir, ne serait-ce que l’espace d’un instant, le centre d’intérêt des discussions. Il imaginait sans peine la tête de l’Augustin s’allongeant d’étonnement et se figeant dans le respect au fur et à mesure de son récit. Ha ! il tenait sa revanche sur le bravache… Enfin terminé le temps où ce filou, cet escroc de basse-fosse le traitait de « coillon* ». Se priver d’un tel spectacle était inhumain ! Il se consola en se souvenant que dans le placard de sa cuisine il restait une bouteille de Menetou-Salon non entamée et en estimant que la publication de l’article d’Armand illustré par les photos de Pablo aurait un impact encore plus grand sur les esprits que ses propres mots souvent maladroits. Ils contournèrent par la droite le bar « Aux Demoiselles », rallongeant leur route d’un petit détour, gravirent en silence les ruelles et lorsqu’ils se quittèrent aux abords de la Place du Donjon, Jules ne put s’empêcher de lever les yeux pour scruter les toits. Arsène, par mimétisme, en fit de même, mais seules quelques innocentes feuilles mortes en une légère sarabande virevoltaient dans le ciel avant de se déposer sur les tuiles, glisser et venir s’accumuler au fond des gouttières.

Le lendemain matin, dès sept heures trente, une queue s’était formée sur le trottoir à hauteur de la papeterie-librairie du bourg alors que le rideau de fer n’était pas encore totalement relevé. Depuis la veille, le bouche-à-oreille avait fonctionné à merveille. L’édition du « Populaire » s’arracha si vite qu’à huit heures pile le stock de la marchande de journaux était épuisé. De petits groupes de villageois indifférents à la morsure d’un vent glacial se formèrent dans la rue pour commenter l’article ainsi que les photos. Si certains s’interrogeaient sur les conditions de l’accident, se désolaient plus ou moins sincèrement de la mort de Jérôme, plaignaient le maire et son épouse ou s’inquiétaient du sort de la Moune, la grande majorité n’émettait des commentaires que pour saluer l’exploit d’Arsène dont le portrait en noir et blanc agrémentait l’article sous celle bien plus sinistre de la carcasse difforme de la Corvair.

Vers neuf heures, le docteur Grimaud apprit la nouvelle dans son cabinet grâce aux confidences de la propriétaire d’une petite chienne qu’il avait opérée deux jours auparavant d’un kyste aux ovaires. Il tenta de rester de marbre en éludant les réponses aux questions pressantes de sa cliente. Il en fut tout autrement quand à l’heure du déjeuner il sonna à la porte de Jules. Il s’emporta face au cantonnier, le priant de lui expliquer séance tenante de quel droit il s’était rendu à Limoges en compagnie de « SON » chat et comment il avait eu le culot de déclarer au journaliste qu’Arsène lui appartenait ? Jules s’empêtra dans des explications oiseuses qui ne firent qu’augmenter le courroux du vétérinaire. Voyant qu’il n’arriverait pas à calmer son interlocuteur, Jules fit alors référence dans sa narration à une superbe rousse qui transmettait ses chaudes amitiés au praticien et qui se désolait de ne pas le voir plus souvent. L’allusion à la péripatéticienne, ponctuée de détails anatomiques croustillants, fit fondre la colère du docteur qui, sous des dehors débonnaires, était extrêmement sourcilleux et prudent quant à sa réputation dans le bourg. Rendu à de meilleurs sentiments, il accepta de laisser Arsène naviguer à sa guise d’un logement à un autre sous condition d’être tenu au courant si le chat devait sortir des limites du canton. Un verre de gnôle vint clore l’incident et ils se mirent d’accord pour une partie de cartes le samedi soir suivant. Au moment où il raccompagnait le vétérinaire à sa porte, Jules eut soudain l’idée de l’interroger sur le surnom confié par Armand.

- Le Fox, ça vous dit quelque chose ?

Le vétérinaire lui jeta au travers de ses lunettes de myope un regard interdit.

- À part, le fox-terrier, un bien brave animal qui, comme son nom l’indique, chasse le renard jusqu’au fond de son terrier… autrement, non, je ne vois pas… Ma réponse vous convient-elle ?

Jules se satisfit effectivement d’une réponse qui ne faisait pourtant guère avancer son enquête. Il avait hâte de retrouver Arsène pour affiner ses recherches, mais auparavant, il y aurait du travail de nettoyage sur la route conduisant au cimetière. Tant que lui-même serait vivant, les morts du bourg seraient enterrés proprement. Juste une question de conscience professionnelle.


* "Coillon": Couillon en patois berrichon.


©Catherine Dutigny/Elsa, novembre 2014
Texte à retrouver sur le site iPagination



à suivre...



2 commentaires:

  1. Chapeau bien bas comme d'habitude à vous deux !! Les jours se suivent mais sont loin de se ressembler !! J'l'adore Arsène ! Il est la voix de la raison (c'est le cas de le dire) ! Toujours un régal de suivre ses aventures !! Merciiii à vous deux les filles ! Vous êtes géniales !! Bisous !

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  2. merci Eponine... toujours aussi précieux tes coups de chapeau et de casquette... :-)

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