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LA VOIX DE L'ÉCHO

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jeudi 29 mai 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 9











Suite 9



- Après ce massacre, au mois de juin le Guingouin et ses maquisards encerclent Limoges pour forcer l’état-major allemand à négocier. La ville était comme une chausse-trape avec le Ronald coincé dans son usine. La Marthe a bien essayé de le faire revenir au bercail. Elle a tout tenté et fait taire ses réticences pour demander de l’aide au père Blandin, notre actuel maire, qui à l’époque prétendait faire partie de la résistance. Faut dire que le Blandin, elle l’avait repoussé dans sa jeunesse, mais pas fier de ce côté-là, il l’avait poursuivie de ses avances, même une fois mariée au Ronald. Les deux gars, ils avaient même fini par se foutre sur la gueule, un soir où le Blandin était allé trop loin, au bal de la Saint-Jean quand il en avait un coup de trop dans le nez. Y parait, mais ça c’est la Marthe qui le dit, que le Blandin lui aurait promis d’intervenir et de faire protéger le Ronald. Il avait des relations en haut lieu, qu’il disait. Déjà vantard ! M’est avis que la Marthe lui a concédé quelque chose en échange, car je connais le bougre et il fait rien pour rien. De l’oseille peut-être ou bien des largesses de celles que l’on consomme au creux d’un lit ou dans les meules de foin. La Marthe n’a jamais lâché le moindre mot sur l’arrangement conclu. En tout cas, s’ils ont couché ensemble, ils sont restés discrets. V’là la Marthe un peu rassurée et qui se prend à rêver de son homme bientôt à ses côtés. D’autant qu’au mois d’août, le Guingouin et ses troupes entrent dans Limoges désertée du gros des forces allemandes. La ville est libérée. La nouvelle se propage vite et tout le monde finit pour de bon par croire à la victoire. On sort les drapeaux tricolores qu’on accroche aux fenêtres, on chante, on se bécote dans le patelin… T’aurais dû voir la fête… le vin gris a coulé à flots. Tiens, rien que d’y penser, ça me donne soif…

- Ah non ! s’exclama Arsène dont la tête tournait à chaque nouvel effluve d’alcool.

La réaction lui avait échappé et pris dans l’ambiance du récit, il s’attendit à des représailles… Quels horribles sévices allait-il subir ? Le récit de Jules enflammait son imagination. Il retint son souffle, le regard fuyant, bien décidé à vendre chèrement chaque millimètre de fourrure. Pourtant, rien ne se produisit. Lorsqu’il leva ses grands yeux sur Jules, celui-ci fumait tranquillement sa pipe, perdu dans ses pensées. Une rapide inspection de la table lui prouva que la bouteille d’eau-de-vie n’avait pas bougé de place. Il se détendit peu à peu, relâcha un à un ses muscles, laissa échapper un soupir, puis murmura d’une voix douce :

- Donc, si je comprends bien, tout allait pour le mieux…

Ces quelques mots sortirent le cantonnier de sa rêverie.

- Tu plaisantes, le chat ! Tout allait pour le pire… Le Guingouin qui a libéré Limoges, j’tais dit tout à l’heure qu’il fallait s’en méfier. Ha ça ! Pour mener l’épuration, il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère… les exécutions sommaires, ça n’a pas tardé. Remarque des bavures après ces années de guerre, les bonnes gens s’en foutaient. Il y a des tas de choses que l’on raconte sur lui mais tout cela est bien compliqué et puis tu sais les ragots vont bon train et il n’avait pas que des amis au sein du parti communiste. D’ailleurs ça l’a pas empêché d’être élu maire de Limoges après la guerre et puis, il parait qu’il en a bavé après. Non, tout ce que je sais, c’est que le pauvre Ronald a fait partie de la centaine de collabos arrêtés et qu’il a été jugé par ce que l’on appelait un tribunal d’exception. Lui, un collabo ! Tout cela parce qu’il avait traduit des plans et servi d’interprète auprès des allemands. Que des foutaises !  Bien après la guerre et parce que la Marthe voulait pas croire que son homme ait pu faire des choses dégueulasses, il y a eu une vraie enquête qui a démontré, sans aucun doute possible, que le Ronald était innocent. Ils ont dit que les informations qu’il filait aux boches étaient pleines d’erreurs et qu’il les a roulés dans la farine plus d’une fois… Un résistant anonyme à sa façon, si tu préfères… Comme à l’époque, il n’a pas pu se défendre dans les règles, pas eu d’avocat digne de ce nom, ils l’ont condamné à mort et collé au poteau.

- Ils l’ont tué ? demanda avec anxiété Arsène, sincèrement étonné et choqué que les humains tuent pour autre chose que satisfaire leur faim.

- Tout comme je te le dis… En réalité, il a été dénoncé, mais on ne sait toujours pas par qui… La Marthe, elle doit avoir son idée là-dessus et c’est peut-être ce qu’elle voulait nous dire ce soir… de l’eau est passée sous les ponts, mais cette femme c’est pire qu’un barrage fluvial. Elle accumule, garde tout pour elle, mais quand elle ouvre les vannes, c’est pire que la catastrophe de Malpasset…

- Vous croyez qu’elle connait le coupable ? Serait-ce le père Blandin qu’elle soupçonne ?

- Ben, je n’en sais pas plus que toi de ce côté-là. Le père Blandin et Cormaillon, le notaire ont tous les deux prétendu avoir fait partie de la résistance. Pourtant, c’est curieux, on ne leur a jamais décerné de décorations. Tu sais, du genre croix de guerre ou médaille de la résistance, même pas le Mérite agricole… S’il y avait une médaille des filous, en revanche ces deux-là seraient sûrement au grade de Commandeur. Remarque, le père Baillou vaut guère mieux dans le genre, vu le trafic de volailles qu’il faisait au marché noir. Même qu’à partir de 43, il s’est mis à élever du cochon. Quant à l’Augustin, c’est tout juste s’il n’est pas entré dans la milice et il ne cachait pas sa haine des alsaciens qui n’avaient pas rejoint de plein gré les forces allemandes et déblatérait sur ceux qui s’étaient réfugiés par chez nous. Il comprenait pas qu’ils ne se soient pas jetés dans les bras de ceux qu’il appelait les « champions de l’ordre » pour aller grossir le front de l’Est… j’peux te dire qu’il a fait profil bas à la Libération… Aussi transparent que sa bibine qu’il coupait à l’eau, à l’époque… Lui, un saoulard qui a bien failli boire son fond de commerce avant même son ouverture. Bon, je sais que j’ai pas de leçon de morale à faire sur le sujet, pendant la guerre j’étais sobre comme un chameau… c’est plus tard que je suis tombé dans la bouteille… bien plus tard…

La voix de Jules s’étrangla dans un hoquet qui ressemblait à un sanglot. Arsène sentit qu’il devait le réconforter avec des mots choisis.

- Tout cela n’est pas vraiment gai ! Moi, qui pensais être né dans un village idyllique dont la beauté des paysages s’harmonisait à la grandeur d’âme de ses habitants, je suis bien déçu… Je suis sûr pourtant qu’il existe dans ce fier village des honnêtes gens, ne serait-ce que mon maître, le vétérinaire, qui m’a recueilli, m’a soigné et nourri avec tant de dégoument... dé-voue-ment… tssssssss… Et puis, vous Jules, vous n’êtes pas méchant, n’est-ce pas ? C’est une chose que je sens instinctivement, un don béni qui nous fait, nous les chats, reconnaître les bonnes des mauvaises intentions de ceux de votre race. Et vous, j'en mettrais ma patte au feu,  vous êtes un homme bon !

Arsène regretta immédiatement sa dernière phrase, le feu tout comme l’eau, étant ses pires cauchemars.

Les paroles amicales d’Arsène firent naitre un sourire sur le visage du cantonnier, qui s’essuya les yeux avec sa serviette. Il paraissait subitement gêné d’avoir pleuré devant le matou et pour reprendre un peu de contenance, il se servit un nouveau verre d’eau-de-vie qu’il avala cul-sec, au grand dam muet de son compagnon.



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2014

à retrouver sur le site iPagination


à suivre...


9 commentaires:

  1. J'adore Arsène décidément... très drôle de t'entendre lire, quel voix on se croirait au théatre (dans un petit village St Germain sur Ay pas loin de la maison, il y a une fois par an des lecteurs qui viennent faire le "spectacle" en choisissant des ouvrages selon un même thème, je ne manque pas la soirée, j'adore ça)..... vraiment ça vaut le coup j'espère ne pas louper la suite c'est trop bien.. catherine ou babou

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    1. Voilà un commentaire qui me fait bien plaisir en effet. Je comprends votre engouement. ..oui ... on dit bien Gou !!! Pour ce roman d'Elsa, j'ai moi-même grand plaisir à le lire et j'ai la chance qu'Elsa m'en fasse le cadeau. Les épisodes contés sortent ici tous les jeudis. Au plaisir de vous revoir Catherine ou Babou !

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  2. quelle voix (pardon faute oups)

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  3. Catherine, ce n'est pas ma voix mais celle de Tippi, une amie qui a créé ce blog. Elle va être très heureuse que tu ais apprécié. Merci ma belle!

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    1. Oh oui ! Grâce à vous chers auteurs qui me prêter vos mots. J'ai beaucoup de chance !

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  4. Quel Chat que cet Arsène ! fin psychologue de surcroît ! Je l'aime de plus en plus !!! Re-casquette bien basse !

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    1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    2. Psychologue, doué du langage... il va falloir quand même que je lui trouve quelques défauts... la gourmandise, sans doute... son péché mignon! :-)

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