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jeudi 26 février 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - NOTES DE L'AUTEUR (3)









Notes de l'auteur (3)


Le soleil avait déjà disparu derrière les toits du bourg et une bise glaciale s’engouffrait dans les ruelles humides quand pour la première fois Jules, assis dans mon fauteuil Voltaire avait commencé à me raconter ses confidences. Une dizaine d’années s’étaient écoulées, sans pour autant altérer sa mémoire.

J’avais accepté de m’occuper de Charlotte à la fin de mes cours après avoir renoncé à l’intégrer dans ma classe suite à plusieurs tentatives infructueuses. Un esprit de douze ans dans un corps de jeune femme provoquait les railleries parfois salaces des gamins dont j’avais la charge. J’avais remarqué que Charlotte, loin de s’en offusquer, en riait à gorge déployée et n’hésitait pas, via de multiples mimiques et grimaces, à relancer leurs ardeurs moqueuses quand celles-ci venaient à s’essouffler. Ma classe était devenue ingérable.

Au calme, dans mon logement de fonction, il m’arrivait parfois de mieux retenir son attention. J’ai très vite été stupéfié par ses aptitudes visuelles et j'ai compris que l’emploi d’images, le commentaire d’illustrations, les travaux pratiques simples et ludiques, compensaient sa faiblesse à mémoriser des concepts abstraits et que lui proposer des choix au lieu de lui imposer des contraintes, lui convenait à merveille. Il me fallut pour chaque matière enseignée trouver un mode de communication différent de celui auquel j’étais formé et adapter la durée d’un exercice à ses capacités de concentration. Au fil des séances, je notais chaque progrès et en tirais des enseignements qui me permirent peu à peu d’ouvrir l’esprit de Charlotte,  l’aider à mémoriser ses acquis et améliorer son expression verbale. Jules s’aperçut du changement et me voua dès lors une admiration absolue qui me plongea dans l’embarras. Il ne savait comment me remercier et comme j’avais refusé toute rémunération pour ces cours très particuliers, il n’avait de cesse de me proposer en échange de menus services. J’étais et je suis toujours un piètre bricoleur. Cela ne lui avait pas échappé. Aussi, quand il fallait réparer une huisserie, déboucher une canalisation, voire lessiver et repeindre un mur, il était toujours partant à un âge où le ménagement de son dos et de ses articulations s’avérait indispensable. Chaque fois qu’il venait chercher sa fille, j’angoissais à l’idée que son œil ferait le tour de l’appartement à la recherche d’une fissure à reboucher et que son oreille guetterait le moindre bruit de goutte à goutte, indice d’une probable fuite à réparer. Aussi, quand il s’installa ce jour-là confortablement dans le fauteuil et qu’il sortit son antique bouffarde de sa poche, sans inspecter les lieux, je fus tout d’abord soulagé. Charlotte jouait avec des coloriages et ignorait notre présence. Lorsqu’il commença par me dire : «  J’ai une étrange histoire à vous raconter », j’étais sans a prioriet ne me doutais nullement du contenu de ce qu’il voulait me dire. Jules ne m’avait pas habitué aux commérages pourtant si prisés dans un environnement qui vivait en cercle fermé. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter et je l’ai donc pressé de parler tout en allant préparer un vin chaud dont je le savais grand amateur. Je pensais alors que cette « histoire » ne prendrait que quelques minutes. J’avais des copies à corriger et le dîner à préparer avant le retour de Corinne.

Ah oui ! cher lecteur, je ne t’ai pas parlé de Corinne… d’ailleurs, qui sait si ce n’est pas toi, ma tendre épouse, qui es en ce moment précis plongée dans ce récit ? Rassure-toi mon ange, je ne vais pas glisser ici des souvenirs qui n’appartiennent qu’à nous deux. Oh si ! tiens… laisse-moi juste relater une petite anecdote peu compromettante et qui reste en rapport étroit avec les confidences de Jules.

Te souviens-tu du jour où nous bouclions nos sacs pour ce voyage qui devait nous mener au Sénégal de Saint-Louis à la Casamance et que nous avions préparé ensemble ?  Au dernier moment, je t’ai vue retirer une pile de tee-shirts et t’éclipser dans mon bureau. J’étais en train de vérifier que j’avais bien rangé nos passeports et les billets d’avion dans mon sac à dos, lorsque tu es réapparue les bras chargés de cahiers d’écoliers et de pochettes bourrées de stylos BIC. Je me suis précipité sur toi et tu as failli tout laisser tomber devant ma mine atterrée. J’ai bafouillé une excuse bidon pour te faire quitter la pièce et te demander de me retrouver cette infâme chemise à fleurs dont je ne pouvais soi-disant me passer pendant ces dix jours sur les terres africaines. Tu as du me prendre pour un fou et je me rappelle ton haussement d’épaules quand tu as tourné les talons en direction de la chambre.

Eh bien, tu as déjà compris, n’est-ce-pas ? Les confidences de Jules étaient inscrites sur des cahiers similaires à ceux que tu voulais emporter pour les distribuer dans les petites écoles de brousse. Généralement, je m’arrangeais pour les dissimuler au milieu d’autres parfaitement vierges. Comme je n’inscrivais aucune mention sur la couverture pour ne pas attirer l’attention, tu aurais très bien pu par mégarde t’emparer de ceux qui me sont si chers. J’ai feuilleté aussi vite que possible ces cahiers avant ton retour. Aucun d’entre eux ne contenait mes notes. Tu t’étais servie sur le dessus de mon vieux stock et j’en ai été quitte pour une sacrée frayeur et pour me traîner cette horrible chemise pendant tout le séjour avant de l’échanger sur le marché de Ziguinchor contre des bimbeloteries dont tu étais tombée amoureuse.

Le soir où Jules commença sa narration, je n’ai pris aucune note. Je l’ai écouté, tout d’abord avec bienveillance, puis avec circonspection. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’idée m’est venue de retranscrire par écrit à chacune de ses visites ses incroyables révélations après son départ. J’étais déjà immergé dans cet état de suspension volontaire de l’incrédulité, si bien défini par l’écrivain et poète Samuel Taylor Coleridge. J’en avais expérimenté l’effet bénéfique à la lecture de romans mêlant le rêve à la réalité, mais c’était la première fois qu’une telle chose m’arrivait en écoutant une histoire contée de vive voix. Charlotte a toujours été présente lors de ces moments de confidences intimes. Je ne l’ai jamais vue surprise et j’ai même remarqué son visage épanoui lorsque Jules imitait la voix d’Arsène. Sans doute les seuls instants où son attention se portait entièrement sur son père, où elle abandonnait son jeu de coloriage pour l’écouter avec délectation. Sa confiance et le plaisir qu’elle prenait à l’entendre contribuèrent certainement à débloquer mes dernières réticences. Sitôt que la porte se refermait sur eux, la réalité reprenait ses droits et je ne suis jamais devenu, enfin je l’espère… mythomane.

Alors, oui, Corinne… je ne t’ai rien dit et tu pourrais à juste titre m’en vouloir, alors que nous avions fait le serment de ne jamais rien nous cacher. Mais vois-tu, à l’époque, partagé entre la fascination et le doute, je n’avais guère envie de t’importuner avec une histoire de jau maléfique, de chat qui parle et de vieille vengeance non assouvie depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, lorsque tu rentrais exténuée par ta journée de travail au Tribunal de Châteauroux. Piètre excuse, sans aucun doute. Gâcher notre temps libre avec des divagations de vieux cantonnier, j’étais persuadé que nous avions mieux à faire. Je te désirais tellement et toi, tu me le rendais au centuple. Lorsque nous ne faisions pas l’amour, il restait les voyages à planifier, ta marotte… les disques des Stones à écouter en boucle et mes innombrables bouquins pour occuper nos soirées. Encore aujourd’hui, au seuil de notre vieillesse, je préférerais de très loin, m’allonger auprès de toi, caresser tes courbes à peine plus généreuses qu’au temps béni où je t’ai rencontrée, plutôt que passer mes soirées à remettre au propre ces vieux cahiers jaunis.

Mon esprit subitement vagabonde et je te revois comme si c’était hier, te baladant dans les rues de notre superbe bourg, en mini-jupe l’été, en cuissardes, short et manteau maxi l’hiver, sous l’œil sévère et offusqué de nos chers concitoyens. Je n’ai jamais su si ce qui les scandalisait le plus était la licence de tes tenues où le fait que nous vivions ensemble sans être mariés. Les deux, sans doute. Seul ton statut d’avocate, et l'aura de mon travail d’instituteur les empêchaient de nous vouer aux gémonies.

Donc, j’imagine que tu me lis et figure-toi qu’une question me taraude l’esprit. Vas-tu être déçue par le dénouement ? Voici que je m’inquiète… et pourtant quel est le risque de te décevoir ? Après tout, je ne suis que la plume qui retranscrit les paroles d’un vieux bonhomme porté sur la bouteille. À quelques détails près, je lui suis resté fidèle. En réalité mon appréhension est liée à une seule chose… tu as connu celui que la Marthe cherchait. Je compte sur toi pour ne pas dévoiler, si je venais à disparaître avant toi, sa véritable identité. Et pour finir sur une note plus légère, si par hasard l’envie te prenait d’adopter un matou, en espérant l’entendre un jour te saluer et te faire la conversation, oublie cette idée immédiatement… tu sais très bien que je suis allergique aux poils de chat et que le jau à l’origine de cet imbroglio est mort depuis des lustres. Ne compte pas sur moi pour couper le cou de l’un de ses descendants alors que la vue du sang m’est insupportable.

Voilà… je te laisse pour retrouver Arsène et Jules au beau milieu de leur enquête. Ne te fais aucun souci… tu es toujours présente en moi, même lorsque j’écris.


à suivre...


©Catherine Dutigny/Elsa, février 2015
Texte à retrouver sur le site iPagination




Jamais trop tard !



4 commentaires:

  1. J'aime beaucoup cette parenthèse qui nous fait entrer dans l'esprit du narrateur et j'adore le passage intimiste dans lequel il est question de Charlotte ! Point d'Arsène dans celui ci ! Ce sera pour la prochaine fois ! CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux, les magiciennes ! Gros bisous et douce soirée loin de toute contrariété !!

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  2. Merci Epo, touchée par ton commentaire... Rassure-toi Arsène n'est jamais bien loin... Passe un super beau week-end! ♥

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