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jeudi 24 juillet 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 17








La truite




Suite 17




Il faillit lui rétorquer que cela le regardait également, lui, sa femme et les enfants, mais il se sentit las et soudain pressé de changer de sujet.

- D’accord Marthe, je ferai ce que je peux et te tiendrai au courant du résultat de mes recherches. Je reprends le car de 15 heures. Je mangerais bien un petit morceau avec toi si tu n’y vois pas d’inconvénient. Le whisky, sans grignoter quelque chose, je n’ai pas l’habitude et il commence à me monter à la tête. D’ailleurs, ça sent bon dans la cuisine… tu as préparé quelque chose ?

Elle se détendit un peu et lui adressa un sourire qui la rajeunissait de vingt ans.

- Des œufs en couilles d’âne… ça te dirait ? J’ai déjà préparé la sauce, je n’ai plus qu’à les faire pocher. Ce sera vite fait, plus une salade accompagnée de mes fromages. En dessert, un Poirat, comme mémé le préparait, avec les fruits du verger. Il tiédit au four… tu vois, tout est presque prêt. Je mets la table et dans cinq minutes on pourra commencer à manger. Si tu veux m’aider, les couverts sont toujours à la même place. Juste avant, pourrais-tu me mettre ce chat dehors… Je ne supporte pas un matou dans mes jambes quand je fais la cuisine et quelque chose me dit que ton protégé est du genre quémandeur…

Arsène sursauta. Il pensait s’être fait oublier et ne s’attendait pas à ce que la Marthe ait gardé en tête sa présence. L’homme élégant se leva du canapé et se dirigea vers lui, les bras ballants, paumes ouvertes en signe d’impuissance.

- Désolé mon vieux, mais la patronne ne veut pas de toi à l’heure du repas. Si tu as faim, tu vas devoir te débrouiller avec les moyens du bord. Il y a des tonnes de petites truites qui frétillent dans le Portefeuille… tu devrais y jeter un coup d’œil…

Il accompagna son conseil d’une longue caresse sur le cou d’Arsène, puis obliqua vers la porte d’entrée qu’il ouvrit largement en prodiguant des « Allez, suis-moi… », fermes, quoique peu menaçants.

Le chat comprit qu’il était inutile d’insister et, pour tout avouer, il ressentait un grand besoin de s’oxygéner les neurones. Il en avait appris tellement en si peu de temps que sa pauvre tête frôlait l’explosion. Un étau enserrait les os de son front à en faire craquer les cartilages. Fidèle à sa promesse il avait tenté de mémoriser chaque phrase pour la rapporter textuellement à Jules. Hélas, depuis cinq minutes les mots s’entrechoquaient en désordre dans son cerveau, ceux de la Marthe se mélangeaient à ceux du gentleman. Qui avait dit quoi ? Et d’ailleurs qu’avaient-ils dit ? Une logorrhée embrouillée lui tenait lieu de rapport circonstancié d’enquête. Sa carrière d'inspecteur démarrait sous de mauvais auspices. Il franchit le seuil de la porte en titubant, une expérience toute nouvelle dont il se serait fort bien passé. Voici donc ce qu’éprouvait le cantonnier au sortir du bar « Aux Demoiselles ». Une horreur ! Comment les humains pouvaient-ils rechercher cette sensation d’ivresse ? Un haut-le-cœur terrassa le restant de ses forces.

La cour de la ferme tanguait et il s’emmêla les pattes avant de se retrouver le postérieur affalé sur les pavés disjoints qui bordaient le bâtiment. Tandis qu’il essayait de retrouver ses esprits, la porte claqua dans son dos renfermant derrière elle les effluves d’un repas et ses secrets intimes. Un petit vent frais vint chatouiller ses moustaches et Arsène avala une grande goulée de cet air qui en pénétrant dans ses poumons rassasia l’hémoglobine de ses globules rouges qui se gorgèrent d’un oxygène salvateur. L’effet fut presque immédiat. Un semblant d’ordre chronologique et des pans entiers de la conversation remplacèrent le galimatias qui lui tenait lieu de mémoire. Il se redressa d’abord avec précaution et une fois bien calé sur ses quatre pattes, s’approcha de la porte pour glaner de nouvelles confidences. Hélas, ses deux suspects s’étaient retranchés dans la cuisine dont aucun son ne filtrait. Il patienta un peu, puis abandonna l'espoir d'en apprendre davantage.

Un léger gargouillis monta de ses entrailles. Les humains avaient parlé d’un repas. Le mot seul de repas suffisait à déclencher en lui des tiraillements de l’estomac. La recommandation du frère de la Marthe lui revint en mémoire et quand le mot truite remplaça le précédent, s’imprima aussitôt dans son cerveau, la silhouette élancée gris-verdâtre, aux flancs peints de tons dégradés, constellés de points noirs et rouges, légèrement circonscrits de rose ou de bleu, du poisson de ses rêves. Il saliva d’avance, pointa le museau en l’air pour déterminer le meilleur chemin qui le conduirait aux berges du Portefeuille. Une odeur aqueuse, minérale et boisée provenait de l’ouest et signait sans aucun doute possible, la présence d’une rivière. C’est alors que la mise en garde de Jules lui revint aussi à l’esprit, preuve que son cerveau fonctionnait de nouveau à plein rendement. « Y’a des Martes chez la Marthe ! » bougonnait la voix avinée du vieux cantonnier.

Il tendit les deux oreilles en direction du couchant à l’affût du moindre chant ensorceleur. Le bruissement des feuilles à demi roussies des charmes bordant les rives et le gazouillis ponctué des « tchissic », « tsilip » et « tsitsi » des bergeronnettes grises le rassurèrent. Rien d’inquiétant, rien de maléfique. Du coup, son ventre lui cria avec virulence famine et il se décida à tenter sa chance. Jules n’était-il pas au même instant en train d’apprendre à pêcher à Charlotte ? Si sa mise en garde contenait une once de vérité, il n’aurait pas eu l’inconscience d’emmener sa fille avec lui. Tout cela n’était qu’un fatras d’élucubrations d’ivrogne.

Arsène traversa la cour en diagonale, puis se fraya un chemin entre les longues tiges brunies des cirses qui avaient envahi un champ autrefois cultivé, en contrebas de la ferme. Le soleil était au zénith et la campagne jouait les prolongations estivales. Le chat ressentit un profond bien-être à la caresse des rayons sur son pelage lustré. En aval sur sa dextre, il discerna une masse rouge vif partiellement cachée par les ormiers marquant la limite d’un chemin vicinal. S’en dégageaient des émanations d’huile, d’essence et de pneus chauffés à blanc. Arsène négligea cette nouvelle information qui encombrait inutilement son cerveau. L’odeur de la rivière était bien plus alléchante et c’est d’une foulée souple qu’il parcourut une centaine de mètres. Il touchait à son but et l’excitation le gagna. Au moment de franchir une ultime haie qui lui barrait le passage, ses muscles se figèrent tétanisés par l’effroi. Des gémissements venant de nulle part striaient l’air et déchiraient le staccato des gouttes d’eau d’une cascade. Enfin, une plainte lugubre s’envola vers le ciel d’un bleu azurin.


©Catherine Dutigny/Elsa, juin 2014

à suivre...

3 commentaires:

  1. Ouille, Arsène devrait se méfier, le vieux Jules n'est peut-être pas si fou que ça avec ses histoires de martes !! Je suis contente car je ne connaissais pas "les oeufs en couille"! Je connais les oeufs durs, au vin, maigres, pochés mais ceux-là point !!! J'ai hâte de savoir ce qui va arriver à ce pauvre Arsène !! Casquette bien bas les artistes ! Toujours le même délice !!

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  2. Pour les œufs en couilles d'âne, recette typiquement berrichonne que voici et facile à préparer : http://cuisine.journaldesfemmes.com/recette/305922-oeufs-a-la-couille-d-ane... Bon appétit Eponine :-) et Merci pour ta grande fidélité! ♥

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  3. Comme Eponine je découvre les œufs en couille... j'aime ton écriture qui est belle et très visituelle aussi, l'idée du magnéto est excellente.. ainsi tout le monde peut profiter de ta savoureuse histoire. Je te souhaite un bel été ainsi qu'à tes amis lecteurs et autres.

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