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jeudi 17 juillet 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 16













Suite 16



Il se retint de lui dire qu’elle évinçait la réponse. Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui en manquait. Il la connaissait assez pour savoir que s’il la brusquait, elle se claquemurerait dans une hostilité stérile. Sans doute lui préparait-elle, sous sa mine à présent indifférente, une argumentation qu’il aurait toutes les peines du monde à battre en brèche. Il la considéra, penchée sur ses bouteilles, silhouette décharnée, accentuée par le noir de sa robe et son cœur se serra.   

- Si tu as du scotch, je ne suis pas contre… répondit-il, en essayant de colorer d’une pointe d’entrain sa voix.

- Je m’en doutais un peu…  le porto n’a jamais été ton apéritif favori…

Elle sortit du buffet un flacon aux trois quarts rempli d’une liqueur blonde ainsi que deux verres à whisky, les posa sur la table basse, puis invita son frère à se servir en premier. Elle profita de l’attention qu’il portait à remplir son verre pour aborder le sujet qui le tracassait.

- Je ne peux ni ne veux parler à François. Que veux-tu que je lui dise… Il me prend pour une vieille tante qui n’a plus toute sa tête, qu’il ne voit jamais et il ne connait de moi que les cadeaux que je lui envoie pour Noël. C’est parfait, rien à redire… je l’ai voulu ainsi. Vous êtes et resterez ses parents adoptifs. Les seuls qu’il connaisse et qui aient de la valeur à ses yeux. Je ne vais pas bouleverser sa vie du jour au lendemain. Bouleverser ! que dis-je… plutôt détruire, oui ! Lui dire quoi, Jean ? Que sa vraie mère ne sait pas qui est son père ? Que le seul qui aurait dû l’être, ne l’est pas, je suis formelle, les dates ne concordent pas, mais qu’en revanche entre le Blandin et le Waffen SS, Kurt Steiner, il n’a que l’embarras du choix… Tu souhaites que François prenne sa mère pour une pute ! Il y a des vérités que l’on doit garder secrètes. Il est trop jeune encore, il ne comprendrait pas… et quand bien même… Imagine, oui ! imagine un seul instant que je découvre que c’est Blandin ou Steiner le type qui est à l’origine des accusations portées contre Ronald, alors non seulement sa mère aurait couché avec d’autres hommes, mais en plus avec celui qui a prétendu que le seul qu’elle ait aimé et qui n’est pas son père biologique, était un collabo et aurait fourni des informations stratégiques aux Schleus pendant l’occupation! J’ai à l’époque utilisé la seule arme que j’avais, mon corps, pour arracher mon mari à cette usine et aux allemands et François est le fruit empoisonné que j’ai porté neuf mois pour rien, Jean, pour rien… puisque Ronald est mort. Toi et Louise, vous êtes les seuls à m’avoir soutenue. Pas un instant, vous n’avez hésité à adopter cet enfant illégitime et soi-disant abandonné. Vous lui avez donné de l’amour, vous avez fait de lui un jeune homme civilisé, intelligent et heureux de vivre. Et maintenant tu voudrais que tous ces efforts, les vôtres, les miens soient réduits à néant ? Découvrir que sa vraie mère est vivante et qu’en plus c’est sa tante, tu crois que cela lui suffira, qu’il s’écrira « Bonjour maman, quelle joie de savoir que ma tatie est ma mère ! », qu’il ne voudra pas connaître également son père ? Allons Jean… et c’est toi qui me demandes d’être raisonnable…

Ses yeux lançaient des flammes tandis que sa main serrait le verre de whisky à s’en faire blanchir les jointures des doigts. Son frère soutenait son regard nullement surpris par sa tirade. Il en était même satisfait. Elle venait de lui apporter dans le feu de sa révolte les arguments qu’il attendait pour avancer les siens.

- Marthe, je ne te fais aucun reproche, mais tu oublies une chose. Dans peu d’années François sera majeur. C’est un garçon brillant. Je compte beaucoup sur lui pour le voir un jour reprendre derrière moi la direction de l’usine. Un garçon brillant, mais aussi d’une sensibilité extrême et il est hors de question de lui briser le moral, de le casser avec des révélations malsaines. Depuis un an ou deux, il nous pose des questions sur ses origines. On voit bien que cela le perturbe. Dès qu’il aborde le sujet, il s’en veut et nous demande pardon, mais tôt ou tard il voudra en savoir plus. Les conditions de son adoption sont tellement rocambolesques. Un bébé déposé sur notre perron !… Il est aussi têtu que toi parfois, tu sais… et parfois aussi, je le trouve triste, abattu, lui dont les éclats de rire ont si longtemps égayé notre maison. Louise et moi l’avons élevé comme  notre fils et quand Sabine est née, cela n’a rien changé, bien au contraire. Nous formons une vraie famille unie, que je croyais solide, mais il m’arrive maintenant d’avoir des doutes…  je ne veux que rien ni personne ne vienne se dresser entre nous, sauf si des indiscrétions, des rumeurs empoisonnent notre existence. C’est la raison pour laquelle, je trouve ton idée d’enquête fâcheuse et dangereuse. Dangereuse pour lui, en premier lieu. Un déballage sordide l’atteindrait de plein fouet. En revanche, il n’y a que toi, moi et Louise à savoir que Ronald n’est pas son père. Tu pourrais facilement mentir sur les dates et faire passer Ronald pour son vrai père. Ce sera un moment difficile pour tous, très difficile, mais puisque Ronald a été blanchi, il pourrait être fier de son père devenu une victime… tu me suis ? Je te jure que je ne pense qu’à son bien, à son avenir… et ce secret est tellement lourd à porter que je crains qu’un jour Louise ne craque et ne lui dise la vérité… enfin en partie…

Il avala d’un trait son whisky, soudain moins convaincu d’avoir su développer des arguments capables d’ébranler la détermination de la Marthe. Lui-même avait des difficultés à envisager sereinement l’impact sur son fils de telles révélations. L’incertitude occupait son esprit, mais il avait soulagé sa conscience et laissait la décision finale à sa sœur. Là, était le but réel de sa visite et il n’avait pas failli. De son côté, elle l’avait laissé parler sans l’interrompre, sans manifester le moindre sentiment. Il ne savait quoi en penser, sauf, de manière confuse, que les minutes à venir seraient décisives. Il redouta cet instant et le calme avec lequel elle prit la parole, ne lui annonça rien de bon.

- Tu veux ajouter un nouveau mensonge à un autre ? Tu ne crois pas que François en a déjà son lot plus que de raison. Il faudra que je lui explique pourquoi je l’ai abandonné et aussi pourquoi lorsque Ronald a été blanchi, il y a de cela cinq ans, je ne me suis pas manifestée. Pourquoi, je n’ai pas été tout de suite lui dire la vérité et le récupérer. Tous ces pourquoi… Non, Jean… je préfère mille fois que François fantasme sur ses parents naturels, s’invente des géniteurs irréprochables ou victimes de la barbarie nazie, des Juifs déportés, des résistants arrêtés par la police de Vichy ou par la gestapo… que sais-je… n’importe quoi est préférable à la vérité. C’est François que j’ai vu hier, sans doute en rêve sur le toit de la maison, et son regard en disait long sur la haine dont je le pense capable. J’en ai la chair de poule rien que d’y repenser. Si je t’ai demandé de me trouver le nom de celui qui est à l’origine de la mort de Ronald, à toi et à personne d’autre, c’est justement pour éviter que tout n’éclate au grand jour. Tu es bien entendu en droit de refuser. Si tel est le cas, je sais ce qu’il me reste à faire. Je vendrai cette ferme à laquelle je tiens plus qu’à la prunelle de mes yeux et avec l’argent, je prendrai le meilleur avocat, devrais-je le faire venir de la capitale et là, oui, on en entendra parler… et tout le monde sera éclaboussé. La boue ne demande qu’à se répandre et n’est guère regardante sur ceux et celles qui seront sur sa trajectoire. Quant à Louise, elle a su se taire pendant dix-sept ans, alors qu’elle continue à le faire…

S’envola alors, le peu d’espoir qui lui restait. Impossible de la faire fléchir. Il lui en voulut aussi du manque d’empathie qu’elle manifestait par rapport à sa belle-sœur. Louise ne méritait pas son mépris. Il garda son sang-froid pour ne pas envenimer la situation et garder la confiance de sa sœur.

- Et si tu obtiens ce nom que tu cherches tant, et qui semble plus précieux à tes yeux que la vérité due à ton fils, qu’en feras-tu ensuite ?

- Cela ne regarde que moi, Jean…




©Catherine Dutigny/Elsa, juin 2014




à suivre...

2 commentaires:

  1. Houlala ! C'est "tempête sous un crâne" ! quel dilemme et que de révélations, suspense garanti !! j'ai hâte ! J'suis gourmande de tes histoires qui me font évader et ça, c'est formidable ! bises et merci !!!

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  2. Chère Christine, j'aime effectivement amener le lecteur sur des sentiers où il peut humer un air différent de son quotidien... du moins j'essaie... :-) Je te claque plein de bises aussi sur les deux joues! ♥

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