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mercredi 1 octobre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 26









Rue Monte-à-Regret - Limoges



Suite 26



En obliquant vers le sud, l’autocar se dirigea vers des nuées chargées de menaces orageuses. Jules y vit un pressentiment funeste. Son inquiétude se renforça quand une heure plus tard, l’autocar freina un peu trop brusquement en longeant la gare de Limoges-Bénédictins afin d’éviter de justesse un piéton qui traversait la rue, tête rentrée dans les épaules, tentant d’échapper à la pluie qui détrempait la ville, ruisselait à gros bouillons dans les caniveaux et débordait des gouttières encombrées de feuilles mortes. La cité, supposée magique, était parée d’un linceul gris aux reflets noirâtres jouant l’harmonie funéraire avec la teinte des bâtiments, des arbres dénudés et du macadam. Arsène, réveillé par la secousse, pointa le museau hors du panier pour découvrir le désastre. Il chercha une tache lumineuse, une  note de couleur pastel, voire une affiche aux tons criards placardée sur un mur pour flatter sa pupille. Rien… en dehors d’un voile, au charme comparable à un suaire de cendres. Il leva les yeux vers Jules qui dodelina de la tête et exhala un soupir d’impuissance.

- Il pleut, que veux-tu… je ne pouvais pas le prévoir… glissa-t-il au matou pour toute excuse.

Arsène n’exprima aucun reproche. La curiosité toujours attisée, il décida d’ignorer le temps exécrable et resta attentif, soucieux de profiter au maximum de la découverte d’un univers qui lui était resté inconnu depuis sa naissance. Il espéra simplement qu’un rayon de soleil vienne enfin crever le ciel plombé et redonne à la ville un visage plus amène, puis il demanda à Jules de laisser le battant toujours ouvert de manière à lui laisser une chance de contrecarrer la mauvaise impression première. Le cantonnier, gêné d’avoir manqué de sincérité le matin même accepta de bon cœur. Pris d’un remords tardif, il lui avoua avant de descendre de l’autocar que Limoges était avant toute chose une ville ouvrière qui s’étendait hors du centre historique en de nouvelles zones urbaines et subissait de grands chamboulements pour s’adapter à une vie moderne, marquée par le développement de l’automobile, mais qu’il était encore trop tôt pour en apprécier les résultats positifs. Il ajouta enfin qu’une loi très récente visant à protéger le patrimoine historique et esthétique permettrait dans un avenir proche de splendides travaux de restauration urbaine qui feraient pâlir d’envie plus d’une grande ville de France. Arsène l’écouta sans broncher, mais lorsqu’un quart d’heure plus tard, sous une pluie toujours battante, il aperçut le fameux trolleybus qui devait leur faire gagner le centre-ville, le verdict tomba de lui-même : le curieux engin était peint en gris ! L’appétence des Limougeauds pour cette couleur était un crime de lèse-beauté. Le bruit infernal des klaxons, l’odeur de sueur qui imprégnait les banquettes, les gens uniformément vêtus d’épais manteaux sombres, aux traits tirés et aux regards absents, le découragèrent de jouer plus longtemps au curieux. Il se retrancha au fond du panier qui d’instrument de torture devenait en réalité un douillet refuge. Il lui restait à se concentrer sur sa mission : écouter Armand, le journaliste, répondre aux questions de Jules, ne laisser échapper aucun détail, être capable d’en tirer des conclusions et pallier la mémoire défaillante de son ami cantonnier.

Quand le trolleybus les déposa Place d’Aine, la pluie avait cessé de tomber réactivant la froidure et l’air qu’Arsène respirait était lavé des scories qu’il avait décelées dès son arrivée dans la ville, agrégats de poussières et métaux lourds suspendus entre ciel et terre. Il reprit son poste de garde, le museau dépassant du panier, et constata que Jules hésitait quant à la direction à prendre. Le bonhomme s’approcha de l’angle d’une rue et déchiffra à voix haute le nom inscrit sur la plaque.

- Monte-à-Regret… C’est bon, nous sommes arrivés. On va la descendre…

Devant la mine surprise du matou, l’accentuation du point d’interrogation niché entre ses oreilles exprimant la plus totale incompréhension, Jules qui cherchait toujours à se faire pardonner son indélicatesse, prit les devants et lui en expliqua les raisons.

- Ben oui… Une rue ça se monte ou ça se descend quand c’est en pente…

Arsène se demanda si son vieil ami ne le prenait pas pour un idiot. Son poil se hérissa légèrement  quand il précisa l’origine de son étonnement.

- Ce n’est pas le sens qui m’interpelle… ou plutôt si justement, mais pas le sens dans lequel on l’emprunte, c’est le sens du nom de la rue… Pourquoi à regret ?

Jules vérifia que personne ne laissait traîner ses oreilles à proximité, avant de lui répondre.

- Ça t’étonne ce nom ? Ben figure-toi que cette rue mène de la Place d’Aine, celle d’où l’on vient, à la prison du présidial, là… tout en bas de la rue… et les condamnés à mort empruntaient cette rue pour aller de la prison à la Place où l’on dressait, il y a des siècles une potence et maintenant la guillotine, qu’est quand même beaucoup plus moderne et rapide… Enfin, ça fait un sacré bout de temps que personne n’a perdu la tête sous la lame biseautée. Si je ne te dis pas de bêtise, la dernière fois c’était en 47 pour les frères Jacquet, Lucien et Jean, qui avaient fondé un faux maquis en Haute-Vienne avec des repris de justice… T’imagines un peu l’ambiance… Les gars attaquaient des fermes isolées à coups de mitraillettes. Deux jeunots de la pire espèce, à la tête d’une bande de barges… Une sale engeance qui a commis une cinquantaine de crimes dont celui d’un gars, un dénommé Moreau, un vieux cultivateur à Isle… La Veuve leur a décollé la tête au p’tit matin… je crois bien un jour de Juin… C’était pas du luxe… Me souviens plus si c’était sur la Place ou dans l’enceinte de la prison. Faut dire qu’on est devenus plus discrets pour exécuter la vermine. Faut plus effrayer la populace. Remarque ça jamais été un beau spectacle et ça n’a jamais empêché d’autres salopards de tuer. Allez… fais pas cette tête, c’est le cas de le dire… la dernière qui a été coupée par chez nous, c’est celle du coq du Père Baillou et depuis, tu parles… Tu vois, le chat… les pires choses peuvent en donner des bonnes…

Arsène ne fut guère convaincu par l’argument et frissonna en pensant que ce passage conduisait à la mort. Que venaient-ils faire dans ce coupe-gorge ? Un mélange d’hormones, d’adrénaline et d’ocytocine, avait en son temps imprégné ad vitam æternam les murs et les pavés de la rue. Seul un chat pouvait en détecter la présence des années après. Aucune pluie, aucun lessivage ne parviendrait à en masquer les infimes molécules incrustées dans une matière, la plus compacte soit-elle. Les humains ne s’en rendaient nullement compte avec leur odorat presque aussi subtil et développé que celui d’un cachalot. Jules, par exemple, ne manifestait aucune inquiétude et savourait sa dernière remarque comme si de rien n’était. Il poursuivit son chemin sur une dizaine de mètres avant de s’arrêter à la hauteur du numéro cinq, une bâtisse de trois étages à colombages, d’aspect vétuste et de guingois.

- C’est là…  tu vas pouvoir bientôt sortir de ta cage… Remarque, si tu préfères, y a la rue des Prisons, pas loin d’ici… j’peux t’y laisser pendant que je vais faire la causette avec Armand. C’est vrai ça… avec ton nom, tu devrais déjà moisir derrière des barreaux…

Jules éclata d’un rire gras, heureux de son dernier trait d’humour. Le chat se renfrogna. Jules  et Arsène ne riaient pas des mêmes choses. Ils pénétrèrent dans l’immeuble où un escalier à la raideur vertigineuse, encastré entre des murs lépreux badigeonnés de plusieurs couches de différentes peintures, aux tons variant délicatement du beigeasse au verdâtre en passant par le grisâtre limougeaud, semblait vouloir les décourager de continuer leur enquête et les inciter à regagner au plus vite leurs pénates.




©Catherine Dutigny/Elsa, septembre 2014

Texte à retrouver sur iPagination





à suivre...







2 commentaires:

  1. Pauvre Arsène, sa connaissance avec la grande ville s'annonce sous de mauvais augures mais j'le connais, il va vite rebondir notre Arsène et ouvrir tout grand ses écoutilles ! Casquette bien bas à la magicienne Tippi pour si bien capter le moindre détail de tes mots et casquette bien bas à toi Elsa pour les avoir écrits !! Merciiii, j'adore Arsène, j'suis fan absolue !! Bisous et une belle fin de soirée enchantée puisque vous êtes toutes les deux de belles fées !!

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  2. Merci Eponine... ce chat m'en fait voir de toutes les couleurs... heureusement que Tippi remet tout cela d'aplomb... :-)

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