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jeudi 19 mars 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY -CARNETS SECRETS -SUITE 39






Sanciaux 




Suite 39



Les douze coups de midi résonnèrent dans le bourg, faisant s’envoler dans une cacophonie stridente, une nuée de passereaux perchés sur les fils électriques qui reliaient les demeures entre elles. La pluie avait cessé de tomber, et les nuages à l’horizon étaient déchirés d’un trait bleu, annonciateur d’une prochaine embellie. En remontant vers la Place de l’Église son attention fut attirée par le museau effilé d’une DS flambant neuf. Il jeta un coup d’œil rapide à la plaque d’immatriculation qui se terminait par le numéro de la Haute-Vienne, 87. Il fit le rapprochement avec Jean qui habitait Limoges. La luxueuse voiture correspondait à l’allure raffinée de son propriétaire. Sur les sièges arrière, il distingua la silhouette d’un jeune homme lisant un journal. Le périodique masquait en partie son visage et Jules n’osa pas s’approcher plus près pour tenter de discerner ses traits. Il se contenta de longer la carrosserie et arrivé à la hauteur du passager, en dépit de la curiosité qui le taraudait, il détourna la tête par pudeur en direction du clocher de l’église. Charlotte déjeunant chez Christine, le cantonnier avait du temps devant lui et n’était pas pressé de regagner son logis pour se retrouver seul devant son assiette. Il ne pouvait compter non plus sur la compagnie d’Arsène qui devait faire acte de présence chez le vétérinaire sous peine de trouver porte close et gamelle vide en réponse à ses nombreuses absences. De toute manière, ce soir, ils se retrouveraient puisque c’était le jour où Jules venait disputer des parties de crapette avec le maître légitime du matou. L’occasion aussi d’interroger le docteur Grimaud sur la franc-maçonnerie en espérant ne pas essuyer un nouvel affront. Arrivé à hauteur de la place, il hésita à s’engager dans la ruelle qui le menait chez lui. La solitude lui pesait trop. Oubliant la douleur qui s’était installée au creux de ses reins, il obliqua à gauche et emprunta les escaliers raides qui descendaient vers la vallée. L’Augustin saurait lui préparer un casse-dalle, à moins que son Odette n’ait eu la merveilleuse idée de confectionner des sanciaux aux pommes, sa spécialité. L’idée de se régaler de ces crêpes épaisses et parfumées, arrosées d’un petit Quincy bien frais aux arômes d’agrumes poivrées et mentholées lui redonna du courage. Pour un peu il aurait dévalé les marches en sifflotant comme un jeunot. 


La façade du bar « Aux Demoiselles » aurait mérité un grand coup de nettoyage. D’avant la seconde guerre mondiale, elle avait gardé son enseigne qui maintenant penchait de guingois et dont les lettres peintes s’écaillaient, mettant à nu les veines du bois. Jules poussa la lourde porte à petits carreaux et une  bouffée de chaleur l’enveloppa de la tête aux pieds. L’intérieur de la gargote n’avait rien à envier à son extérieur. Autant dire qu’elle baignait dans son jus d’origine, abstraction faite de trois tables en formica que la patronne, après maintes supplications qui s’étaient peu à peu transformées en menaces, avait fini par obtenir de son ladre de mari. Un groupe de quatre villageois, béret vissé sur le crâne, jouaient au tarot près d’une fenêtre habillée de rideaux bordeaux. Jules reconnut, accoudé au bar, lapant un ballon de gros rouge entre deux bouffées de cigarette, Anatole Bourdon, le garde champêtre. Nommé à ses fonctions par le maire, l’homme en était un fervent défenseur et le décès de Jérôme lui donnait l’occasion de noyer dans la vinasse un apparent chagrin. « Quel malheur ! Par le cul Dieu, quel malheur… », psalmodiait-il en frisant sa moustache. L’Augustin opinait de la tête, bouteille à la main, guettant le niveau du verre du preux auxiliaire de la gendarmerie.

- Ça, tu l’as dit Anatole… on ne peut pas dire qu’en ce moment on soit gâtés. Pas vrai l’Odette ?

Sa femme qui sortait de la cuisine en tenant à bout de bras une grande assiette remplie à ras-bord de sanciaux tout chauds, baissa la tête et déposa en silence les crêpes sur le rebord du comptoir. L’Augustin haussa les yeux au ciel, puis apostropha Jules en tendant sa bouteille de picrate.

- J’t’en sers un ?

Jules dédaigna la piquette et réclama un verre de Quincy, tout en lorgnant du côté des crêpes.

- C’est vrai ça… poursuivit l’Augustin. Le fils Blandin, ça aurait fait un beau parti pour la Moune. La drôlière pouvait pas espérer mieux pour se caser. Si elle s’en sort, je sais pas dans quel état ses parents vont la récupérer. Défigurée et peut-être molle du cerveau… une débile…

Son regard croisa celui du cantonnier  dont les mâchoires venaient de se crisper.

- Ben oui, mon pauvre Jules c’est pas à toi que je vais apprendre ce que c’est que d’avoir sous son toit une simplette…

- T’arrête Augustin immédiatement ! Ça ne te suffit pas d’avoir jeté notre garçon à la rue, il faut maintenant que tu t’en prennes à la fille de Jules ! Mon pauvre Augustin, qu’est-ce que tu peux être con des fois… T’étais pas le dernier à la reluquer avec des yeux de merlan frit la Moune quand elle passait les jambes à l’air sur sa bicyclette… alors, fiche-nous la paix avec tes remarques…

Le corps cambré en avant, les mains plantées sur ses hanches sa femme toisait le rustre avec aplomb. En guise de réponse, un poing s’abattit sur le comptoir.

- Tu la fermes ! Qui c’est qui porte la culotte ici ! Je dis ce que je veux chez moi d’abord… Ton rejeton qui fait ami-ami avec des bougnoules, il peut pas être de mon sang. Renié ton lardon, c’est comme s’il n’avait jamais existé pour moi et ils auraient mieux fait de le condamner à perpète… et la fille de Jules, c’est un secret pour personne qu’elle est débile… Pas vrai Jules ?

Oubliant la présence menaçante du dogue du patron, planqué derrière le bar, le cantonnier vit rouge et se précipita sur l’Augustin les poings serrés comme un boxeur prêt à mettre K.O. son adversaire quand le torse du garde champêtre s’interposa entre lui et sa cible.

- Calme-toi Jules… et toi, Augustin fait attention à ce que tu dis… t’as beau être chez toi, je ne veux pas de grabuge… On a tous notre lot de malheurs, notre maire en premier lieu. La petite Charlotte, tout le monde l’aime en dépit de son handicap. Il n’y a pas plus gracieuse et gentille que cette fillette. Quant à la Moune, j’espère bien qu’elle ne va pas mourir et rentrer au pays aussi belle qu’avant… tiens, ça me rappelle que j’ai promis au Père Baillou de venir nourrir ses poules pendant que lui et sa femme sont à son chevet, mais je ne partirai pas avant que la paix soit revenue ici…


- Bien dit ! s’exclama l’un des joueurs de tarot, en relevant le bord de son béret.

L’Augustin n’aimait pas qu’on lui tienne tête et encore moins qu’on ne lui laisse le dernier mot.

- Oh ! toi Anatole… ça va bien… Toujours à lécher les bottes de ton patron… Ah oui ! une grande âme le Blandin et puis franc du collier comme c’est pas possible… Un gars irréprochable qu’aurait fait de la résistance, comme le colportait son défunt fiston… Foutaises ! Il se prétend socialiste, mais s’il n’a ni Dieu ni maître, je peux vous dire que ça toujours été le pognon et la gloriole qui l’ont fait agir en ce bas monde et puis ça l’empêche pas d’enterrer son fils sous la bénédiction du goupillon. Côté fidélité… un vrai modèle. Le nombre de fois où il a écorné son contrat de mariage … je ne les compte plus…déjà fiancé et à deux doigts de se marier, il courait toujours après les jupons de la Marthe… Et puis moi, je vais vous en boucher un coin à vous tous ici réunis… Parce que moi, l’Augustin, je sais un truc qui va vous laisser comme deux ronds de flan… Alors, ouvrez grand vos écoutilles… Votre maire, Môssieur Blandin, c’est rien qu’un franc-maçon… ouais, comme je vous le dis… un franc-maçon…

Un silence de plomb accueillit la révélation. Toutes les têtes s’étaient tournées vers l’Augustin qui soudain se sentit embarrassé d’avoir eu la langue trop bien pendue et resservit machinalement un verre à l'Anatole, qui n’avait rien demandé. Odette se mit à pleurer et s’essuya les yeux à l'aide d'un chiffon. Raide comme la justice, Jules sentit sa colère céder la place à la stupéfaction. Se pouvait-il que celui qu’il cherchait avec tant d’obstination était celui-là même qui lui avait tapoté amicalement le dos quelque temps auparavant ? Blandin, le traître ?



à suivre...




©Catherine Dutigny/Elsa, février 2015
Texte à retrouver sur iPagination


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