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jeudi 27 février 2014

Aliza Claude Lahav - Le désert






Le désert



La grande tente est silencieuse; les femmes et les enfants dorment encore. La jeune fille soulève le pan de toile et sort en prenant garde de ne pas faire de bruit; dans très peu de temps la vie va résonner à nouveau dans la tribu. Hagar frissonnante observe le ciel, les étoiles s'estompent de seconde en seconde. Les nuits sont froides dans le désert, aussi froides que les jours sont chauds, puis les aubes arrivent à pas feutrés, s'attardent peu, et très vite les matins sont glorieux. Le désert est un endroit où le soleil a des prétentions exagérées, mais le matin de bonne heure, avant qu'il ne chauffe trop fort, avant que la réverbération ne vous brûle les paupières et que le vent sec ne vous suffoque, lorsque l'air est encore doux, le sable tiède, le ciel haut au-dessus de votre tête et l'horizon à portée de mains, c'est à ce moment-là que le désert est magnifique dans sa grandeur et son silence. La roche grise va chauffer doucement au long des heures, emmagasinant les rayons brulants du soleil et changeant de couleur durant la journée. C'est le moment précieux durant lequel on peut encore différencier entre le ciel et la terre. Lorsque le soleil sera très haut, que le ciel deviendra d'un bleu presque gris très clair et qu'il se fondra avec le sable brûlant qui s'échappe à l'infini, et que l'air sera sec et lourd, les éléments se mêleront en un seul amalgame.

Hagar connait le désert, elle le découvre, l'apprivoise, y vit depuis plusieurs semaines, commence à l'aimer. Chaque aube est pour elle la création du monde, chaque soir l'émerveillement de cet univers si mystérieux et si fluctuant. Les tempêtes de sable qui déforment les dunes et les recréent à leur façon. L'eau, aussi précieuse que la vie elle-même, qu'il faut chercher loin, jusqu'à Avdat, à dos de chameaux; ou amenée en wagon-citerne de Sde-Boker. Hagar s'adapte, s'accommode, renaît. Elle a fait la connaissance d'Amine à l'université de Beer-Sheva; c'est lui qui, naturellement, lui a proposé de venir faire sa thèse de sociologie sur la vie des Bédouins dans sa tribu. Elle n'y travaille pas beaucoup d'ailleurs, par contre elle apprend le travail minutieux de ces fines broderies au point de croix; se débrouille moins bien qu'une fillette bédouine de six ans, mais elle adore se retrouver dans ce cercle de femmes. Elle ne comprend pas leur langue, mais en saisit le ton et capte les regards approbateurs qui la couvrent. La femme du scheik, Djamila, l'a prise sous sa protection, elle parle un peu l'hébreu, Hagar se met à l'arabe, elles se sont liées d'amitié.

La tribu s'éveille, le jour s'installe, déjà la fournaise s'annonce. Hagar n'a pas bougé, comme enracinée dans cette terre mouvante qui n'est pas la sienne, ses pieds nus dans le sable chaud, la tête lui tourne un peu. Elle voudrait ne pas savoir, ne pas avoir entendu la suggestion que Djamila lui a presque chuchotée à l'oreille, comme si elle savait elle-même que ce n'est pas quelque chose à émettre à haute voix. La jeune femme est malheureuse, mais en même temps elle sent une colère qui surgit et qu'elle craint de ne pouvoir contrôler. Les paroles de Djamila tournent en boucle dans son esprit:

— Hagar femme de cœur tu es, j'ai beaucoup d'estime pour toi, je t'ai reçue comme une sœur, tu es ma sœur. Je suis vieille et tu es jeune, je suis ignorante et tu es cultivée, je suis stérile et tu es pleine de santé. Je désire plus que tout au monde que mon seigneur le grand Sheikh ait un descendant et c'est toi que j'ai choisie, tu lui donneras un fils. Je te confie ma souffrance, tu es la seule en qui j'ai confiance. Ne me réponds pas maintenant, va te reposer, nous parlerons demain. Sache cependant que ton destin est tracé et qu'il est parmi nous.

Hagar bouleversée avait envie de hurler: je ne suis pas Hagar de la bible, nous sommes aux vingt-et-unième siècle. Sors de ton désert Djamila, dépasse tes coutumes archaïques, envoie les femmes de la tribu à l'université, réveille-toi Djamila, une femme est femme avec ou sans enfants… Mais elle ne dit rien, elle savait qu'elle ne serait pas entendue.

Amine s'approche, il est là, tout près. Elle parle la première:

— Tu savais?

— J'ai été envoyé pour faire un premier choix. Oui je savais, je t'ai amenée pour cela…

Il essaye de la retenir mais elle se dégage avec force. Quelques minutes à peine pour ramasser ses affaires dans la grande tente; elle ne parlera à personne, ne répondra à aucune question.

Seule, désemparée, la tête bourdonnante de larmes et de rage, elle fuira droit devant elle dans ce désert sans fin, immensité mouvante au rythme des tornades de sable aux couleurs mordorées.



©Aliza Claude Lahav


1 commentaire:

  1. Beau texte illustré de la douce voix de Tippi, c'est bientôt le 8 mars, journée de la femme, et si chaque jour doit être une occasion nouvelle de faire évoluer les mentalités, cette histoire s'y inscrit naturellement. Aliza, bravo !

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