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jeudi 5 juin 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 10













Suite 10



Jules allait répondre aux amabilités d’Arsène lorsque des bruits étouffés parvinrent de la chambre. Christine venait se réveiller et en tendant l’oreille, les deux compères l’entendirent parler doucement à sa fille. Quelques secondes plus tard, des pas résonnèrent dans le couloir, suivis de trois petits coups discrets frappés à la porte de la cuisine.

Jules se précipita sur la bouteille d’eau-de-vie, l’enferma prestement dans un placard, fit un signe sur sa bouche à l’attention du chat, se passa la main dans sa tignasse hirsute avant d’aller ouvrir la porte. La jeune femme, les yeux encore gonflés de sommeil, se tenait dans l’embrasure et entourait de ses deux bras graciles la frêle silhouette de sa fille.

- Je suis désolé d’être rentré si tard, balbutia Jules, dont les joues enflammées trahissaient tout autant l’abus d’alcool que l’embarras.

- Oh ! pas de problème… répondit Christine en étouffant un bâillement. Vous parliez tout seul, Monsieur Gaillard ? J’ai pourtant cru entendre deux voix dans la cuisine…

Le visage de Jules vira définitivement au carmin et ce, pour deux raisons : Christine était la seule personne du bourg à l’appeler par son patronyme et parce que, d’autre part, il n’avait pas anticipé de réponse à l’interrogation. Heureusement, l’attention de Christine se porta aussitôt sur Arsène qui arborait la mine angélique d’un premier communiant.

- Ce n’est pas le chat du vétérinaire ? Mais qu’est-ce que tu fais là mon beau minou ?

Elle s’accroupit pour lui caresser la tête d’une main douce et légère, pendant que sa fillette soudain toute éveillée par la présence d’un animal se précipitait pour le prendre dans ses bras.

Arsène se mit en boule, la queue repliée sous lui, afin d’amortir le choc, protéger son appendice caudal, parer à des effusions qui risquaient en outre de lui broyer les os. Le feu, l’eau… et les enfants, étaient ses pires cauchemars. Mais Christine veillait et arrêta la main de sa fille au moment où celle-ci s’apprêtait à empoigner le matou.

- Doucement, Anne… doucement… tu n’as plus quatre ans ! Passé dix ans et même avant, on sait caresser un chat. Tiens regarde…

La main se fit encore plus légère et un doigt s’attarda sous le menton d’Arsène. Décidément, cette femme était bénie des dieux. Un ronronnement machinal confirma l’opinion du matou.

L’intermède avait permis à Jules de remettre un peu d’ordre dans ses idées. Plutôt que de donner des explications oiseuses sur les voix dans la cuisine, il avait trouvé un moyen d’orienter la discussion dans un sens différent.

- Vous avez fait un feu de bois en mon absence ?

La jeune femme le regarda avec étonnement.

- Oui… enfin pas vraiment… Bon, je ne voulais pas en parler, mais voilà… c’est Charlotte…

Christine poussa un soupir. Manifestement, le sujet la mettait mal à l’aise.

- Bon… la petite, vous la connaissez, quand elle a une idée en tête… Elle a voulu faire une petite flambée dans la chambre après le repas. Je n’y ai pas vu d’inconvénient et je l’ai aidée à empiler quelques brindilles et deux petites bûches. Vraiment un petit feu de rien du tout. Puis, je lui ai demandé de m’apporter un peu de papier et une boîte d’allumettes. Pendant que le feu prenait, elle est repartie chercher quelque chose dans sa commode. Je n’y ai pas prêté attention jusqu’au moment où elle s’est approchée et a jeté dans les flammes une photo…

- Une photo ? s’étonna Jules

- Oui, celle de votre mariage… J’ai réussi à la récupérer juste au bon moment. Les photos, c’est comme de l’amadou. Sans mon réflexe, il n’en resterait rien du tout. Il y a juste un coin qui a légèrement bruni, mais le pire est évité. Vous étiez bien élégant dans votre beau costume de cérémonie et votre épouse… une vraie princesse… Il ne faut pas en vouloir à Charlotte. On sait, vous comme moi, qu’elle n’a pas toute sa tête et que parfois elle fait des choses bizarres. Je n’ai même pas eu le courage de la gronder. Vous ne vous fâcherez pas, Monsieur Gaillard ? Vous me le promettez ?

Jules était prêt à tout promettre. D’ailleurs, avait-il entendu la question ? Son esprit s’était envolé en ce jour de printemps 1939 où le maire avait scellé son union avec Michèle. Une belle fille de vingt-deux ans, qu’il avait connue gamine lors des travaux de réfection qu’il effectuait bénévolement pour l’orphelinat des Besses à Pellevoisin, au nord des étangs de la Brenne. Comme la fillette s’intéressait à son ouvrage, lui posait mille questions auxquelles il essayait de répondre en termes simples et clairs, il l’avait prise en amitié ; une amitié qui s’était avérée réciproque. Pendant des années, il avait surveillé de loin son éducation, s’était inquiété de sa santé tandis que Michèle avait fini par s’attacher à lui d’un amour filial pur et sincère. Lorsqu’elle avait été en âge légal de se marier Jules lui en avait fait la demande. Il était profondément épris et pensait que l’intérêt que lui portait Michèle contenait les germes d’un amour partagé et consenti. Il n’était guère riche, mais courageux à la tâche, décidé à lui apporter tout le bien-être qu’elle méritait après des années d’enfermement.

La jeune femme qui avait vécu coupée du monde pendant toute son enfance et qui n’avait reçu pour tout bagage que l’art enseigné par les bonnes sœurs, d’être une épouse dévouée et obéissante, ne pouvait guère imaginer de meilleur parti. Elle accepta de lier son existence à un homme deux fois plus âgé qu’elle et qu’elle avait fini par considérer comme un père de substitution. Un père, pas un amant, et lorsque la nuit de noce étendit sur eux son drap sacrificiel, elle alla s’enfermer dans les toilettes, terrifiée à l’idée de livrer son corps à un homme devenu un étranger. Jules en avait ressenti de la colère, de la peine, puis il s’était convaincu qu’avec le temps, elle finirait bien par devenir sa femme à part entière. Hélas, le temps n’avait rien arrangé à leur relation et Jules avait fini par trouver dans la boisson un remède à sa frustration. Il avait bu d’abord un peu, puis, lorsque Michèle avait rencontré son GI resté à Limoges après la fin de la guerre dans le cadre du Plan Marshall - la coca-colonisation était déjà en route - , qu’elle s’absentait plus que de raison du foyer matrimonial pour devenir la maîtresse de ce diable de noir, les rations d’alcool avaient augmenté, les arrêts au bar « Aux Demoiselles » s’étaient transformés en un sournois rituel et l’alcool en addiction.

Quand Michèle lui avait annoncé enfin qu’elle attendait un enfant, curieusement il avait accepté la nouvelle avec un grand sentiment de bonheur et de soulagement. Pas un instant il n’avait imaginé que sa femme fuirait au bras de son GI louisianais en Amérique, lui laissant le soin d’élever le bébé. C’était sans compter sur le sort qui s’acharnait sur sa destinée. À sa naissance, Charlotte avait la peau aussi dorée qu’une brioche tout juste sortie du four, mais dans son petit visage tout rond, des yeux bridés, trop largement écartés, aux paupières soulignées par de petits plis disgracieux, un cou large et une nuque épaisse, avaient inquiété les médecins. Le diagnostic frappa Jules et sa femme de plein fouet : Charlotte était trisomique. Michèle n’était pas de taille à affronter une vie avec un vrai-faux mari qui buvait et un bébé que l’on traitait d’attardé.

- Vous allez bien, Monsieur Gaillard ?



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2014

à retrouver sur le site iPagination


à suivre...

3 commentaires:

  1. Pauvre Jules ! On comprend un peu mieux qu'il aime la dive bouteille !!! Merci Elsa !

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  2. La vie ne lui a pas fait de cadeaux, mais il est brave et fort et avec un ami comme Arsène, je pense qu'il va vers un futur meilleur :-)

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  3. Moi, je ne me fais pas de souci pour Arsène, comme les chats même si ce n'est pas un chat ordinaire, je suis sûre qu'il va retomber sur ses pattes et astucieux comme il est et magique de plus, je suis sûre qu'il possède plus de neuf vies !!!

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