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jeudi 28 août 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 22








Oh non non ! Ce n'est pas notre Arsène !





Suite 22




Lorsqu’ils s’arrêtèrent à la hauteur du numéro 26, Arsène ne fut pas invité à entrer chez Christine. Il avait acquis en moins de vingt quatre heures l’habitude d’être associé aux faits et gestes de Jules et fini par croire qu’il était devenu un humain à part entière. Quand l’huis se referma en faisant craquer son chambranle à pilastres en bois de chêne, il dut se rendre à l’évidence et se contenter de son statut de chat. Un feulement rauque acheva de le ramener sur terre.

Les marches de pierre taillées aux ciseaux sur lesquelles il avait décidé d’attendre Jules empestaient les phéromones d’un mâle dont il violait le territoire. Dos arqué, arrière-train surélevé, la queue raide repliée sous le corps, le maître des lieux campait non loin de là, la gueule ouverte découvrant des crocs affûtés, prêt à attaquer. Arsène n’était pas de nature agressive et n’avait aucune envie de se lancer dans une joute où il risquait de perdre au mieux une touffe de poils, au pire un morceau d’oreille. Peut-être était-ce pour cette disposition pacifique que le fils Blandin l’avait traité de couard. Ce crétin n’avait pas imaginé un seul instant qu’il était capable de surmonter ses instincts quand le jeu n’en valait pas la chandelle. Un tel manque de discernement le conforta dans le peu d’estime qu’il lui portait. Yeux mi-clos, tête tournée de côté exprimant le dédain, oreilles aplaties vers l’arrière, il transmit à son congénère le signal que tous les chats connaissent et qui en langage humain aurait signifié de manière ferme et définitive: « Fiche-moi la paix ! ». L’agresseur ne s’y trompa pas et cessa presque aussitôt son manège, sans pour autant déguerpir. Il lança un nouveau feulement en direction d’Arsène, moins rauque que le précédent, mais assez sonore pour ne pas perdre la face. Ils restèrent ainsi plus d’une demi-heure mimant le désintéressement et l’ignorance réciproques, sans pourtant relâcher la surveillance, jusqu’au moment où la porte se rouvrit sur un Jules délesté de sa fille et de quatre superbes truites. La nasse semblait orpheline. Arsène qui n’avait toujours pas mangé sentit son estomac et son cœur se serrer. Le cantonnier auquel aucune des mimiques du matou n’échappait, comprit à son air marri qu’il avait le ventre vide et secoua la tête.

- T’es vraiment incorrigible… tu ne penses qu’à bâfrer… Allez, suis-moi… j’en ai gardé une pour toi…

Suivre Jules ne fut pas difficile, mais se révéla d’une lenteur exaspérante. Il avançait d’un pas mal assuré et s’arrêtait tous les trois mètres en gémissant de douleur. Il dut se ménager plusieurs haltes, s’adosser de longues minutes contre le mur de l’ancien prieuré pour reprendre son souffle et attendre que les élancements dans son flanc gauche s’apaisent. Au bout d’une éternité, en égrenage de temps félin, le cantonnier reprit sa route puis il quitta le vieux centre médiéval du bourg tout en pestant contre ce pavé de malheur qu’il n’avait pas vu et qui lui occasionnait tant de souffrances.

Quel ne fut pas leur soulagement en apercevant enfin la lourde silhouette de l’ancien relais de poste. Arsène fit plusieurs bonds en avant et attendit patiemment que Jules lui ouvre la porte. Il se dirigea aussitôt vers la cuisine et se planta, fébrile, devant le fourneau comme si sa vie en dépendait. Pourtant, le vieux cantonnier ne parut pas pressé d’allumer le fourneau. Il se débarrassa péniblement de son attirail de pêche, accrocha sa parka à la patère dans l’entrée et se traîna vers le cabinet de toilette dont il ressortit en tenant dans sa main droite une boîte hexagonale en verre ornée d’une illustration colorée représentant un tigre bondissant. Dès qu’il dévissa le couvercle une puissante odeur de camphre se répandit dans la maison et Arsène fut à nouveau victime d’une crise d’éternuements. Le bonhomme, sans se préoccuper de l’extrême pudeur du matou, défit la boucle de la ceinture de son pantalon qui chut sur ses chevilles, fit glisser son large slip et commença à appliquer le baume sur sa hanche et ses fesses en de grands mouvements circulaires. Lorsque sa peau eut atteint la couleur écarlate d’une tomate mûre à point, il referma la boîte et tenta de sa main libre de remonter son pantalon sur son postérieur. L’effort le fit grimacer de plus belle, mais à force de ténacité, les mâchoires serrées, il parvint  à ses fins et poussa un profond « ouf » de soulagement. Au lieu de se précipiter vers le fourneau, de l’allumer et de faire rissoler les deux truites arc-en-ciel dans une poêle avec une grosse noix de beurre, il se dirigea vers un placard, en sortit un large verre à pied, une chopine de Menetou-Salon aux reflets de rubis ainsi qu’une bouteille de crème de cassis. Arsène fronça les sourcils.

- V’là des heures que j’attendais cela…  Un p’tit apéro, ça va me ragaillardir… et pour un type qui s’appelle Gaillard, je sais de quoi je parle… Boudiou ! quelle matinée… je m’en souviendrai de celle-là…

Il éclata de rire puis prépara sa mixture qu’il avala d’un grand trait, avant de s’en préparer un deuxième verre. Puis, après avoir récupéré dans la nasse les deux truites vidées, il les saupoudra d’une fine couche de farine. Enfin, il récupéra une petite motte de beurre d’un garde-manger niché sous la fenêtre de la cuisine. Les choses prenaient pour Arsène une tournure plus que positive. Le matou jugea que le moment était propice pour intervenir. Il se racla la gorge, craignant que son inactivité vocale humaine ne lui ait joué à nouveau des tours.

- Grin…Vous n’avez guère l’air pressé de savoir ce qui m’est arrivé et ce que j’ai pu régolter… Grin… récolter comme informations depuis gue… Grin… que l’on s’est quittés hier soir.

- Si fait le chat… répondit Jules, en engloutissant son deuxième Kir berrichon. Je suis même plutôt surpris de te voir là. J’t’avais pas donc demandé de rester toute la journée en embuscade chez la Marthe et de l’espionner pour en apprendre le plus possible sur elle ? Déjà de retour ! Be dame ! il est t’y agouant le bestiau… M’est avis que t’as dû bernasser tout c’temps là…

Si Jules se lançait dans le patois de la région, Arsène n’était pas certain d’avoir assez de patience et les nerfs assez solides pour lui relater tout ce qu’il avait appris. Il se concentra sur sa phrase et forçant son larynx, il réussit un sans faute éblouissant de fluidité.

- Cela vous ennuierait-il de me parler normalement sans utiliser des termes introuvables dans le dictionnaire de la langue de Molière ?

- Ben si t’arrêtes avec tes « g », j’veux bien faire un effort… allez, vas-y… je suis tout ouïe… T’as entendu le chat ? T’as vu comme je cause bien…

Jules lui adressa un clin d’œil rigolard et se dirigea enfin vers le fourneau une poêle à la main. Pour Arsène le plus dur restait à faire… s’exercer à l’art du résumé. Il rassembla ses esprits et entama dans le grésillement du beurre attaquant la peau craquante des deux poissons, la narration des précieuses confidences glanées chez la Marthe et sur les rives du Portefeuille. Dès les premiers mots, en voyant la mine abasourdie de Jules, Arsène eut un moment de bonheur intense; avec ce qu'il lui restait à dire, le vieux cesserait définitivement de le prendre pour un "bestiau". 



©Catherine Dutigny/Elsa, août 2014

 à retrouver sur le site iPagination




à suivre...



6 commentaires:

  1. Arsène au rapport ! J'ai quand même eu peur que l'affreux matou ne lui "fasse son affaire", heureusement qu'il est toujours plein de ressources !! Casquette bien bas à la fée Tippi et à Elsa pour ces fabuleux souvenirs !! Bises à vous et à bientôt !!

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    1. Bisous à toi pour tes passages fidèles et colorés ! Merci Eponine

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    2. merci Eponine et pardon de t'avoir fait peur... (rires) Gros bisous!

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  2. Je m'invite pour le Menetou, bonne référence ! Miaôw...

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    1. Tu es la bienvenue Ziboune ! Miaulements et feulements n'ont pas de secrets pour toi !

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    2. ah! je te reconnais bien là, ma Zib... s'pèce de pocharde... :-) Merci d'avoir laissé ta griffe ici :-)

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