Jules gravit lentement les trois étages, s’arrêtant toutes les cinq marches pour reprendre son souffle. Sa douleur à la hanche n’avait pas entièrement disparu suite aux manipulations du guérisseur et l’effort qu’il venait de fournir en réveillait les piques sournoises. Enfin, à court de respiration, il déposa le panier sur un paillasson au pied d’une porte peinte en laque rouge amarante et appuya sur la sonnette après avoir remis un peu d’ordre dans ses cheveux et rajusté le nœud d’une cravate qu’il ne portait qu’en de rares occasions. Un « J’arrive ! » amical répondit au sourd « ding dong » annonçant la venue d’un visiteur. La porte s’ouvrit sur un homme rondouillard qui portait bien sa cinquantaine, au visage aussi lisse que son crâne était dégarni et aux yeux d’un bleu marine profond ourlés de cils épais et longs. Un sourire franc découvrait une rangée de dents larges et serrées, d’un ivoire légèrement jauni par la nicotine. Il serra avec vigueur la main que lui tendait Jules, le prit ensuite par les épaules en le secouant comme un poirier avant de l’inviter à entrer dans son petit appartement. Une odeur de tabac froid flottait dans les pièces, trahissant le goût immodéré du journaliste pour les Gitanes Maïs.
Au milieu d’un capharnaüm indescriptible qui phagocytait un espace dédié en des temps oubliés aux repas, sur une table de merisier elle-même encombrée de liasses de papier éparpillées en tous sens, trônait une machine à écrire Smith Corona d’un gris anthracite parsemé de cendres de cigarettes. Partout aux murs, des étagères s’incurvaient sous le poids d’innombrables livres, revues, entassés sans aucune apparente velléité de classement. De tous côtés, les édifices branlants donnaient le sentiment de vouloir à chaque instant se rompre, mais des piles de Bottins, almanachs, antiques encyclopédies et vieux dictionnaires posés à même le sol, bloqués pour certains contre les montants de ces rustiques bibliothèques, relevaient le défi et semblaient en assurer l’équilibre. Le dénommé Armand slaloma entre les dossiers qui jonchaient un parquet qui n’avait pas connu la paille de fer depuis belle lurette et débarrassa un fauteuil club patiné par les ans d’un manteau et d’une écharpe qui y avaient été jetés négligemment, pour les balancer, plus négligemment encore, sur une pile de magazines posés sur un guéridon. Toujours souriant, il fit signe à Jules de s’approcher.
- Content de te revoir mon vieux… Ça fait un bail… Donne-moi ton manteau, on crève de chaud dans mon antre. Mets-toi à l’aise et pose par terre ce panier à pique-nique. Tu as prévu un casse-croute ? Toujours prévoyant l’ami Jules ! Tu ne changeras jamais, toi ! Et tiens… assieds-toi là… c’est le seul fauteuil potable de l’appartement… d’ailleurs c’est le seul tout court… déclara-t-il, en ponctuant sa phrase d’un rire franc et massif.
Sans attendre de réponse, il tendit une main vers Jules pour récupérer le manteau et de l’autre le poussa fermement en direction du fauteuil. Vaincu par le zèle du journaliste, Jules s’y laissa tomber lourdement, conscient que toute forme de résistance aux désirs de son ancien compagnon de maquis serait d’avance vouée à l’échec. Il décida que le plus simple était de le laisser agir à sa guise et de savourer le confort rembourré qui s’adaptait à sa corpulence. Il vit son manteau rejoindre celui d’Armand au risque de faire s'écrouler le guéridon et se cala dans le fauteuil non sans avoir au préalable soulevé entièrement le battant du panier pour laisser à Arsène le plaisir de découvrir le monde d’un gratte-papier. Le chat huma l’odeur de l’encre et du papier qui se mêlait aux effluves du tabac, les trouva à son goût et le désordre qui régnait dans la pièce lui évoqua un lieu de choix où se multipliaient les cachettes. Un magnifique terrain de jeu qu’il aurait aimé explorer tout à son aise si Jules ne lui avait soufflé à l’oreille de ne pas bouger d’un poil. Il leva vers le cantonnier des yeux suppliants, mais celui-ci tourna plusieurs fois la tête de gauche à droite en signe d’interdiction, l’index dressé en guise d’ultime avertissement. Arsène comprit le message. L’heure n’était pas aux divertissements. Il laissa échapper un faible miaulement de tristesse qui attira l’attention d’Armand.
- Un chat ! Tu as un chat dans ton panier !
Le journaliste s’approcha et découvrit la bouille chagrinée d’Arsène qui évalua rapidement l’avantage qu’il pourrait tirer de la situation. Il arrondit ses yeux et réitéra un miaulement plaintif. Armand, sous le charme, passa une main dans l’ouverture et avec précaution en sortit le greffier qui entonna un ronronnement puissant.
- Il est propre ? questionna-t-il.
- Y a pas plus propre que ce greffier… répondit Jules, en fusillant du regard son protégé.
- Alors, laissons-lui découvrir les lieux pendant que je m’occupe de ton affaire…
Armand déposa le chat sur le parquet et regagna son bureau où il entreprit un travail de recherches qui consistait à soulever des couches successives de feuillets de papier, les étaler là où déjà d’autres reposaient, les feuilleter rapidement, les déplacer encore, les empiler sur des chemises cartonnées, en faire tomber quelques-unes au sol, les ramasser pour les stocker un peu n’importe où et de préférence tête-bêche. Dix minutes s’étaient écoulées quand il brandit enfin d’un geste victorieux les quatre pages de la lettre que Jules lui avait écrite.
- Voilà, je la tiens ! laisse-moi me la remémorer, car ton histoire est un peu compliquée.
Il s’assit sur la chaise face au bureau et relut attentivement le contenu de la missive. Son visage exprimait la concentration par le truchement de deux rides qui s’étaient formées entre ses sourcils. Il s’attarda sur un passage, puis leva vers Jules un regard interrogateur.
- Ce que je ne comprends pas dans tout cela, c’est pourquoi tu t’intéresses, toi, à trouver le nom de celui qui a dénoncé Ronald ? Quel est ton intérêt ? Si j’arrive à comprendre l’acharnement de sa veuve tant d’années après les faits, sa volonté de faire la lumière sur des événements cruels, je ne vois pas pourquoi ce n’est pas elle qui m’a contacté en direct. Elle t’a confié une mission ? Tu lui dois quelque chose, tu es tombé amoureux d’elle, à ton âge, pour jouer ainsi au détective ? Et puis, ne crois-tu pas qu’en ce moment, il y a des sujets plus urgents à traiter ? Je ne sais pas dans quel monde tu vis Jules, mais pour ta gouverne, je te rappelle qu’en ce moment même l’Algérie est à feu et à sang et que la manifestation à Paris le 17 octobre dernier a fait des morts, pas loin d’une cinquantaine... Je bosse là-dessus, pas sur le passé. Donc je te le redemande, quel est ton intérêt dans cette affaire ?
Un sourire légèrement narquois barrait son visage.
Jules avait prévu ce genre de question et répugnait à parler de ses visions nocturnes le jour où le coq du père Baillou s’était fait couper la tête. Il savait à quoi s’en tenir sur l’esprit rationnel d’Armand qui ne manquerait pas de le traiter de vieux fou et se gausserait de ses superstitions en lui citant quelques morceaux choisis de Marx ou de Lénine. Le seul argument qu’il avait en sa possession consistait à ouvrir une piste en évoquant le cercle des anciens du maquis qu’ils avaient tous les deux fréquenté. Se pouvait-il que l’un d’entre eux ait causé la perte de Ronald ? Il s’en expliqua maladroitement, mais avec des mots simples et sentis qui surent toucher la sensibilité du journaliste. Après un long silence, celui-ci s’adossa à sa chaise et finit par déclarer sans laisser percer la moindre trace d'hésitation.
- Bien sûr, je connais son nom…
Le cœur de Jules bondit dans sa poitrine.
Toujours autant de régal à savourer les pérégrinations de notre Arsène ! Un moment d'évasion assuré à tous les coups et c'est la raison pour laquelle je vous tire ma casquette à toi la magicienne Tippi qui fait vivre et danser les mots et toi gentille Elsa pour avoir fait vivre et surtout partager cette histoire fabuleuse !!! Bisous à vous et une belle journée enchantée et merciiiiii !!
RépondreSupprimerEcho bien haut à ta casquette levée ! Merci Eponine de ta fidélité ! Reviens demain tu verras une surprise !
SupprimerMerci Eponine... il me reste encore beaucoup de travail pour continuer à la faire vivre cette histoire... Allez haut les cœurs! ;-) et bises à toutes les deux.
SupprimerBises à toi !
SupprimerQuel plaisir, tu as vraiment une belle écriture et cet Arsène quel fameux personnage ! la lecture est parfaite je vais partager et tâcher de te suivre Catherine.. quelques petites choses dans mon emploi du temps qui m'empêche d'être bien présente ici et là. Bonne journée bisous.
RépondreSupprimerMerci Catherine de votre passage. Je vais aviser Elsa de votre commentaire. A bientôt !
SupprimerMerci Catherine... ton commentaire nous fait un très, très grand plaisir! j'ai vu que tu partageais également sur Twitter... Trop mignonne... Bonne semaine!
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