Voix de l'Écho sur une adaptation de Zack Hemsey - Mind Heist Evolution
« La Malédiction d’Amaël » 4/4
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Le
crépuscule camouflait la poussière s’élevant sur le sentier. De
grands flambeaux en chapelet s’avançaient serpentant sûrement.
Des trompes précédaient le pieux cortège. Le pas écrasant des
chevaux portant noirs cavaliers et tirant lourdes charrettes
vibraient dans la combe tremblante. Franchissant les murs d’enceinte,
les soldats se redressaient sur leurs montures caparaçonnées aux
symboles de la Sainte Inquisition, aux grandes oriflammes portant le
sceau solaire flanqué des « IHS » tranchés de la croix
épée. Les villageois ne savaient désormais plus quelle colère il
leur fallait redouter, celle Galia ou du Grand Inquisiteur ?
Les
soldats encerclèrent aussitôt le placître, enflammant de grandes
brasières. En génuflexion, le recteur baisait la main gantée de
frère Grégoire. Pour toute prédication générale, il harangua la
troupe de saltimbanques :
- « Il
y a un ordre naturel en ce monde, celui de Dieu. Quand je marche dans
la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car il est
avec moi. C’est la seule vérité. Elle est une et indivisible. Je
ne vois ici qu’une meute satanique. Nul besoin de procès. Les
démons viennent tout droit de l’Enfer et par le feu ils y
retourneront ! »
De
grandes brassées de bois furent disposées autour des roulottes, des
barriques d’huile répandues par-dessus. Les villageois restaient
tapis, craignant les foudres démoniaques de la sorcière et du
monstre. Galia apparue aérienne, lévitant demi-nue dans de rouges
voiles, les mains dirigées vers le sol invoquant les Enfers. La
repoussante pouilleuse paraissait sous les traits d’une jeunesse
ensorceleuse aux yeux d’argent et rouge chevelure. Diaboliquement
hypnotisantes, ses courbes langoureuses de succube auraient damné
tous les saints. Cette maudite sublimité n’en restait pas moins
effrayante :
- « Je
vous implore Esprits et Démons demeurant en quelque partie du monde,
de l’orient à l’occident. Je sollicite votre puissance donnée
par Lucifer. Sur autorité accordée par l’unique et seul roi,
je vous contrains sans faillance ni tromperie de répondre à
cet appel. Paraissez sur-le-champ au milieu du pentacle !
Sans crainte ni terreur, sans peur de nos ennemis, que ma colère
soit vôtre en cette nuit et pour l’éternité !... »
Les
soldats ne tremblèrent pas. Le brasier dévorait déjà bois et
lambeaux de rideaux des plus proches roulottes. Se frottant les
mains, frère Grégoire se repaissait d’avance du funeste
spectacle, les yeux animés de vengeance. Soudain, un vent en rouge
tornade se leva au milieu de l’anneau de feu. Sans répit, les
tourbillons s’amplifiaient. Cet ardent chaos fracturait les dalles.
Les ténèbres s’ouvraient libérant les puissances invoquées.
D’ignobles créatures se dressaient face aux armes : démons
fouettant l’air des feux de l’Enfer, diablesses affriandant
les soldats, Arioch lui-même surgit dans son incandescente crinière.
Le brasier grossissait. Un instant effrayés par ce débordement
machiavélique, les divins serviteurs n’écoutèrent que leur
courage. Les lances se dressaient avides de justice. Les pieux
embrochaient les poitrails. L’odeur du sang, la chaleur de l’acier
attisaient ce déferlement bestial. Des flèches d’arquebuses
fusaient au milieu du sabbat. Pertuisanes et bardiches tranchaient
les membres. Les premières têtes roulaient sur le sol. Les
flammes du bûcher, mêlées à celles des enfers, devenaient
colossales. Ceux qui n’étaient pas encore morts périrent brûlés
vifs. D’autres poussaient d’atroces hurlements. Les
candides clowns flandrins dansaient sur les braises en riant.
Tancrède s’embrasait devant les restes calcinés d'une roulotte.
Mais les démons s’éternisaient dans la fournaise. Tripes et corps
démembrés jonchaient la pierre.
Brusquement,
une lumière bleutée déchira la nuit, tel un céleste
aiguillon illuminant la plus puissante des mains armées de
l’Inquisition. Un paladin, l’ultime bouclier quand tout exorcisme
échoue. Galfayar se dressait face à cette vile félonie. La reine
des ténèbres, psalmodiant à nouveau son venin, attisait les
démons. Ils se regroupèrent en un seul sombre cyclone. Apparut
alors le plus cruel des balrogs. Le déchaînement fut titanesque.
Les lames mordaient les chairs. Bien et Mal s’affrontaient en
foudres surnaturelles. Aucune mémoire d’homme n’avait souvenance
d’un tel cataclysme. Le balrog semblait faiblir sous la puissance
de Galfayar. La terre et le ciel se défiaient. Puis le balrog
reprenait le dessus. En vagues incessantes, nul n’aurait pu prédire
un quelconque vainqueur. Des heures de combat... Le dernier bras
armé de l’Inquisition s’écroula. Frère Grégoire quittait le
narthex où il s’était retranché. Abandonnant cité, recteur et
détachement militaire, il grimpait en toute hâte dans son chariot.
Des villageois plus braves matèrent son attelage avant les douves.
Arraché de sa carriole, frère Grégoire eut la gorge tranchée, la
tête hissée sur un pic. Le paladin perclus, un rire inhumain
jaillit des lèvres de l’arrogante, fière de sa victoire sur les
noirs calotins. Les innocents seraient bientôt à elle !... Oubliant
dans sa sanglante libation, Tancrède et les deux clowns calcinés,
Diablo évaporé fidèle à sa magie, Calliope le visage transpercé
et désormais aveugle, la vieille Endora et Aurora dissimulées dans
un caveau éventré, un clown dorénavant triste. Négligeant surtout
l’embrasement du tombereau supportant la cage. La cellule en
tombant avait fracturé les chaînes. Dans cette tapageuse confusion,
Amaël avait disparu sous la lune à son comble... La folie guerrière
s’évanouit...
Sans
Amaël, nulle espérance pour Galia d’obtenir désormais son
sanglant butin. Se protégeant par d’ultimes maléfices, Galia et
ses derniers saltimbanques quittèrent la ville dans les brumes de
l’aube. Les villageois demeurèrent cloîtrés jusqu’à leur
passage par-delà les hauts murs. Les portes de la ville furent
aussitôt solidement barrées. La misérable caravane d’ombres
s’éloignait dans ses lueurs verdâtres. Le bruit des roues ferrées
du cortège s’atténuait sur les caillasses. Le bois des dernières
roulottes craquait plus fortement dans les fondrières du chemin.
Tambourins et flûtes ne chantaient plus en virevoltante musique à
l’approche des sombres forêts...
À
quatre pattes, dans le silence nécessaire à son funeste forfait,
l’animal avait suivi sournois le minable cortège. Galia n’entendit
pas ramper la mort insidieuse. Comme né de l’irréel et soudain
prenant forme, le fauve avait jailli en une nuée ardente. Tel
l’éclair, il la foudroyait sur le dos, d’une patte éperonnant
ses lèvres pour faire taire tout nuisible sortilège, des trois
autres l’ancrant fermement sur la pierraille de la sente. Le
regard de la bête traversait au plus profond les yeux son
abject tyran, le transperçant jusqu’aux abîmes de son crâne
maléfique. Cette hyène devait affronter sa mort en face.
Personne pour lui venir en aide... le reste de la troupe avait fui à
la vue du géant. De sa patte droite posée sur le sein surgirent ses
lames effroyables. Elles s’enfoncèrent dans le thorax de Galia. Se
contractant telles les serres d’un aigle, elles lui arrachèrent le
cœur encore battant et tiède... Il possédait l’antidote à sa
malédiction. Se redressant alors, il le dévora gloutonnement,
laissant les entrailles en offrande au nuage de noirs vautours
planant au-dessus du cadavre.
Des
rugissements déchirant la brumasse montèrent de la combe. Soudain,
sa gueule se rétracta, crocs et griffes rétrécirent, et sa
surpuissante musculature velue se désagrégea. Amaël se tordait
prisonnier du supplice infernal. Du tréfonds de son âme, il avait
mille fois imploré les cieux pour que survienne le jour béni de
cette suprême mutation. Aujourd’hui, il la redoutait, craignant de
n’en sortir vivant. Son crâne lui semblait imploser, son corps se
fragmenter. Il étouffait la poitrine comprimée. Il ressentait le
moindre de ses os et la moindre de ses tripes, comme s’ils se
broyaient. Amaël s’affranchissait dans d’atroces souffrances.
Le
paladin gravement blessé, inanimé, fut laissé pour mort. À la fin
du déluge, reprenant ses esprits, il s’était traîné suivant les
traces de cette rouge infamie faite femme. Se protégeant des
sous-bois, il avait tout vu du carnage, témoin silencieux de la
déchéance macabre de Galia. Il avait tout entendu des hurlements de
l’agonie jonchant les pierres et les champs. Pourtant, il s’était
tu, attendant l’instant salutaire. À la nuit tombée, Amaël
gisait sur le sol, anéanti. Alors Galfayar se rua sur lui,
l’embrochant d’un seul geste, enfouissant telle la foudre sa lame
en plein cœur. Homme impuissant, perclus, dénudé d’hostilité,
au bout de ses forces et de son âme, Amaël expira son dernier
désir.
Voix de l'Écho sur une adaptation de Nox Arcana - Grimm Tales
«
La Malédiction d’Amaël » 3/4
3
Pressurant
la cité en ténébreux présage, les ombres de Camarde promenaient
sur les remparts sa menaçante silhouette. Les répugnantes
gargouilles du beffroi semblaient plus charitables. Comme on marque
la peste, une main invisible avait gravé les portes des berceaux à
dépouiller... Quel père, quelle mère blâmer de vouloir ainsi
tromper la bête et protéger sa descendance ? La ville entière
exhalait la mort puante. Sous les porches et les volets clos, le vent
s’agonisait en macabres lamentations. Où était-ce les plaintes
craintives des cinq infortunés qui transpiraient des
pierrailles ? D’itératives prières auguraient aux innocentes
stèles un radieux au-delà. Les peurs primitives aiguillonnaient les
âmes pieuses. Une procession au matin dissuaderait les forces du
Mal. Quelques jours encore et les frères prêcheurs de la Sainte
Inquisition jetteraient ces hérétiques dans les flammes de l’Enfer.
Les paroissiens n’étaient plus solidaires, les désaccords
émiettaient les consciences. Les natures épouvantées restaient
cloîtrées, les plus téméraires conspiraient. Quelques discrètes
réunions alimentaient les esprits plus naïfs. Les parents voulaient
tuer la monstruosité. Pour la survie des enfants, la grâce de Dieu
dicterait leur courage. Saint-Georges n’avait-il point terrassé le
dragon ? Les âmes pieuses s’y opposaient, toute créature,
œuvre de Dieu, relevait du sacré. Aucun homme ne pouvait se
soustraire à la Table des Lois : « Tu ne tueras point » !
Croyances et confusions s’entrechoquaient, formant d’autres
groupes. Certains voulaient sacrifier les garçons demandés. Se
débarrasser au plus vite des maudits protégerait la ville.
- « Des
enfants, on en r’fera d’autres !
-
Sacrifions les chétifs, les souffreteux... Nous graverons une
dalle de leurs noms devant l’abbatiale pour leur assurer les portes
du Ciel et notre éternelle reconnaissance.
- Faut
faire une liste ! C’est qui le plus jeune ?
- L’abbé
nous donnera le registre des baptêmes...
- Si
la Margaux met bas d’un mâle, il s’ra le plus jeune !
- La
sorcière nous réclame nos cadets, jamais elle saura qu’y sont
malades. Comment elle pourrait ?
- P’être
la bête saura... ?
- Et
après, que nous demand’ra d’autre c’te sorcière ? »
Insidieusement, les
crédules superstitions prenaient le pas sur tout évangélisme.
Chaque parent évaluant les âges échafaudait sa liste. Espérant
entière rédemption, certains plongeaient dans un fanatisme
dévotieux, faisant bénir leur dernier-né quatre fois par jour en
toute discrétion pour ne pas éveiller les soupçons de Galia.
Quelques-uns ayant acheté la fiole de potion bleue se croyaient
protégés de cette tempête maléfique annoncée. Endora
n’avait-elle point vu l’avenir dans les arcanes ? C’était
bien là la preuve de l’efficacité de la potion... D’autres
ragots empreints de croyances païennes germaient. Il fallait baigner
l’enfant trois jours avant la pleine lune dans du lait de jument
primipare pour dissiper l’odeur de sang humain coulant dans ses
veines. Une vieille guérisseuse jurait que l’absorption
quotidienne d’un simple jus d’ortie parfumé à la rose
d’officine suffisait au poupon mâle de moins de trois mois pour
que tout son corps embaume la mignonne. Une assurait qu’un collier
de perles d’ambre ou l’image de la vierge couronnée dans les
couches pourvoirait à la protection du garçon.
Grosse
de neuf mois, Margaux s’inquiétait... La faiseuse d’enfants
avait palpé la maturation de son ventre, elle serait mère à la
prochaine lune. La belle serrait les cuisses, appuyant ses mains sur
son ventre pour rentrer plus profond la tête de son petit. Elle
priait qu’il ne naisse pas trop vite. La peur de Galia l’enfouit
avec son homme dans les tréfonds d’un souterrain. La lune aussi
serait bientôt grosse. Ce soir Galia lâcherait Amaël... Avant même
les Vêpres, volets et portes furent consolidés. Le silence retenait
son souffle. Tous tentaient de protéger leurs couvées, les
oisillons sans duvet étaient dissimulés dans le moindre trou pour
échapper au féroce appétit. Dans l’obscurité, nul n’était à
l’abri. Galia libéra Amaël... Un redoutable hurlement déchira le
crépuscule rougeoyant. La bête bondit de la cage. Contraint,
Amaël louvoyait dans les tortueuses ruelles. Une première porte
céda sous ses griffes. Elles balafraient la dalle d’une cave,
attisées par des sanglots étouffés. La pierre résista. Le
furibond ressortit. Grimpa sur un proche muret. Sauta sur les
bardeaux de la maison voisine. Le toit volait en morceaux. Le fauve
dévasta l’unique accès d’une chambre. Surgit babines écumeuses.
Un homme se dressait devant son aimée. La femme s’évanouit. Amaël
disloqua le mari à coups de mâchoires... En une nuit, la bête
avait fracassé trente-cinq maisons, déchiqueté autant d’hommes,
dévoré pour moitié vingt-deux femmes... Mais croqué aucun enfant
ni aucun cœur... À l’aube, Galia rappela Amaël et le
renferma. Elle exultait. Désormais, tous écouteraient plus
attentivement et répondraient à sa requête.
Trois
pères préférant l’excommunication et les feux de l’Enfer
avaient étouffé ou étranglé femme et progéniture, avant que de
se trancher la gorge. La liste des cinq en était modifiée. Au
matin, rares ceux qui osaient sortir. Il leur fallait pourtant se
réunir à nouveau. Les discordes s’enflaient :
- « La
bête est repue, nous pourrions l’achever facilement !
- Tu
crois qu’c’te sorcière n’a qu’un tour dans son sac ?
Elle f’ra d’autres maléfices !
- Que
fait l’Inquisition ?
- Il
nous faut tenir encore un ou deux jours, avant qu’elle ne brûle
ces hérétiques
- Oui !
Oui ! Le bûcher !
- Le
bûcher sans procès !
- Les
loups-garous ne craignent pas les flammes, s’écria un chasseur.
Seule une flèche d’argent pourra le tuer.
- Aucun
d’entre nous n’a une telle arme !
- Nous
sommes condamnés à la mort, s’effondra une vieille en priant.
- Vieille
folle ! Pourquoi tous ? Elle n’veut que cinq plus
jeunes !
- P’être
j’pourrais espionner Galia, rétorqua l’herboriste, et découvrir
ses secrets... Après je...
- Ouais...
Pour maîtriser la bête et l’avoir à ta solde, s’écria un
homme lui sautant à la gorge.
- Sous
peu, l’Inquisiteur nous délivrera.
- Préparons
le bois du bûcher !
- Ça
n’tuera pas la bête, j’vous dis ! »
Les
discussions s’envenimaient. Une bagarre suivit entre la moitié des
hommes. Les esprits s’échauffaient : les courageux
incroyants, les craintifs dévots, les ardents défenseurs, les
perfides dépravés, les lâches toujours angoissés, les hypocrites
ployant selon le vent, les vils flagorneurs... Une belle brochette
d’humanité sous la coupe de Galia et son impitoyable
abomination... Malgré les cruautés de la nuit, la maudite réclamait
toujours son dû, cinq cœurs des plus jeunes mâles.
Protégés
sous la terre opaque, ils pensaient le sauver. Margaux serait bientôt
mère. Les douleurs déchiraient. Sans le savoir, plus elle retenait
l’enfant en appuyant avec force sur son ventre, plus il se
présentait mal. Aucun son ne devait retentir dans l’écho du
terrier. Margaux s’étouffait hurlante dans le torse de son homme
qui ne savait quoi faire. La laisser seule et chercher la faiseuse ?
Ou aider sans savoir ? Colin promit de revenir vite. Margaux
pria le Divin, s’excusant de s’être tapie telle une bête dans
le ventre de la terre. Des souffrances inhumaines lui brûlaient les
entrailles. Margaux se résigna. Retroussant ses cotillons, elle
ouvrit largement les cuisses. Malgré ses cris et son supplice, rien
ne sortait. Colin et la vieille la découvraient inerte dans les
sombres ténèbres, le périnée déchiré par son propre enfant. La
vieille se pencha. La carnation de Margaux ne trompait pas son état.
Les deux étaient morts. C’était une fille... Colin tomba à
genoux maudissant le trop proche Malin.
Amaël,
lui, aurait voulu profiter de cette nocturne « mission »
pour fuir. Divine liberté... Seuls ceux qui en sont privés savent
ce mot. Mais Galia l’emprisonnait par ses maudites incantations. Et
qu’en aurait-il fait puisqu’il était damné jusqu’à l’infini
des temps ?...
Voix de l'Écho sur une adaptation de Nox Arcana - Once Upon a Nightmare
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La Malédiction d’Amaël » 2/4
2
Au
crépuscule naissant dessus la plaine, une étrange caravane d’ombres
s’approche dans des lueurs verdâtres. Le bruit des roues ferrées
du cortège s’enfle sur les caillasses. Le bois des sombres
roulottes craque dans les dévers du chemin. En guise de rideaux, des
lambeaux de tissus ondoient dans les brumes. Les sons de tambourins
et de flûtes virevoltent en envoûtante musique, déjà elle lèche
les hauts murs de la ville. Les gardes laissent passer ces
saltimbanques miséreux.
La rumeur précède
l’arrivée du cirque. Il s’annonce tel un serpent se faufilant
dans les étroites ruelles où le soleil lui-même n’ose pénétrer.
Des grondements plus troublants s’exhalent du sinistre cortège. À
l’arrière fermant la marche, une grande cage cadenassée de
lourdes chaînes sous d’épais velours est fixée au tombereau par
d’énormes cordages. Des grognements sauvages montent de la
cellule. Les premières festives espérances s’escamotent. Un
sentiment d’étrange menace s’exsude des murailles. Une gangue
noirâtre suinte enveloppant chaque pierre au passage du mystérieux
convoi. La parade du cauchemar se referme sur elle-même en cercle
sur le placître. À la tombée de la nuit, d’effroyables
mugissements s’élèvent en face à face dissonant avec l’église
dressée en silencieuse prière.
Dès le matin, quelques
enfants curieux ne peuvent résister à la tentation. Frôlant dans
l’allée la cage couverte, les innocents tentent d’apercevoir la
recluse monstruosité exclue de la divine bonté. À leur odeur, la
cage se secoue violemment. Soudain, d’entre les rideaux surgit un
énorme bras d’homme couvert de cicatrices, aux ongles longs comme
des griffes à quelques centimètres de la gorge d’un enfant.
– « Passez
plus près et deviendrez son repas du soir. La bête a faim ! »
lance Galia, sortant d’entre les roulottes, aux apeurés qui
s’enfuient autant à la vue de la vieille pouilleuse que des
griffes du monstre.
Avant les clarines de
la Sexte, la troupe est en place pour l’unique représentation.
Dans une guérite envoilée de poussières d’étoiles, mi-gitane
mi-sorcière Endora écarte pour un sou l’éventail des arcanes :
« Le chemin du destin est sombre, une tempête maléfique
s’annonce... Pour deux sous de plus, je vous livre la potion en
puissant antidote » montrant la fiole remplie d’un liquide
bleu allongée à l’intérieur d’un cercueil miniature. À
l’entrée du chapiteau, en appui sur son unique jambe, Tancrède
laisse pénétrer les visiteurs pour trois sous. À l’intérieur,
la borgne Calliope joue du tambourin en dansant sur un filin d’acier.
Au-dessous d’elle, deux clowns flandrins jonglent maladroitement
avec des crânes, un troisième les accompagne frappant le cuir d’un
tambour avec des os humains. Plus loin, le Maître du feu lance ses
dagues acérées vers Aurora aux poignets et chevilles liés à une
grande roue tournant de plus en plus vite. Diablo élève vers le
ciel sa première lame qui s’enflamme aux mots étranges « Clomest
vran fijud ! ». Les poignards de feu s’envolent vers la
belle captive, le premier se plante à côté de sa gorge, le
deuxième frôle son sein... La foule envoûtée applaudit. Tout
s’accélère... À la dernière lame plantée, la roue s’embrase
dans les feux de l’enfer, Diablo disparaît dans un rire satanique.
La foule hurle... Les flammes cessent pour dévoiler un squelette
calciné attaché à la cible. Âcre, l’odeur carbonée prenait les
curieux à la gorge, certains se couvrant d’un linge la bouche et
le nez, des femmes tombaient en pâmoison... Seul Diablo réapparaît
plus loin dans un éclat de foudre.
Déjà, les spectateurs
s’écartent... Galia et Tancrède amènent le tombereau à la cage
de velours rubescent. Les atroces grognements font vibrer les toiles
du chapiteau. D’un geste magistral, Galia dévoile « La
Bête »... Tous retiennent leur souffle. Un corps d’homme à
la sculpturale musculature se recroqueville, ses mains immenses
cramponnent les barreaux. Murmurant d’indicibles paroles, Galia lui
tend un cœur sanguinolent encore battant et tiède. La bête affamée
s’en empare et le dévore d’un seul coup de mâchoire. Soudain
dans un terrifique hurlement, l’homme se transforme dans
d’horribles douleurs. Un sombre pelage couvre progressivement son
corps, des griffes redoutables sortent de ses doigts, son nez laisse
place à la gueule dégoulinante de bave et de sang d’un féroce
loup-garou aux yeux citrine. La foule s’enfuit telle une soudaine
tornade, braillant d’avoir vu Satan en personne. Les plus effrayés
piétinaient dans ce débordement de panique ceux évanouis sur le
sol. Gardes et recteur furent appelés sur-le-champ pour chasser les
maudits et exorciser la place. Mais Galia leur fait front :
– « Vous
ne pouvez rien sans notre volonté, nos sortilèges sont plus
puissants que toutes vos litanies. Hasardez-vous mes seigneurs et je
lâcherai la bête dans vos rues ».
– « Si
vous restez, c’est le grand inquisiteur qui vous brûlera ! »
dit le recteur s’avançant, confiant dans sa croix levée.
– « Faites-nous
don de cinq de vos plus jeunes fils, et nous partirons... »
Ainsi
Galia avait compris l’infortune d’Amaël. Elle avait soigné le
pauvre hère et mis dans une cage solide. La sorcière avait fini son
ouvrage par quelques maléfiques envoûtements. Même sous des nuits
sans lune Amaël devenait loup. Peaufinant sa sorcellerie, affamant
la bête, Galia lui offrait des cœurs de jeunes garçons encore
battants et tièdes dans de mystérieuses incantations. Alors les
mutations se réalisaient au soleil de midi. Elle le transformait
selon sa volonté le condamnant désormais pour l’éternité.
Durant les courtes rémissions, Amaël pensait que la mort sous les
griffes d’Yorik eut été plus douce.
Galia
attendait son écot, « C’est peu payé pour la liberté d’une
ville » clamait-elle...
Voix de l'Écho sur une adaptation de Nox Arcana : Night of the wolf
«
La Malédiction d’Amaël » 1/4
Des
profondeurs d’un si loin-temps qu’aucun n’aurait pu en donner
un quelconque millésime, à l’âge des créatures maléfiques
brûlant de sécheresse les cultures, noircissant les récoltes,
essaimant peste et choléra, de féroces angoisses envahissaient
les esprits chrétiens, attisées par les seigneurs de
l’Inquisition...
1
Dans
les profondes forêts de Waarkrovie, les hauts troncs se blottissent
les uns contre les autres et les vents de Calcias y faufilent leurs
voix lugubres, tels les gémissements d’obscures présences
fouinant l’opacité. Le froid transperce les couennes, les brumes
glacent tout sang humain osant y pénétrer. Les ombres ramières
reines d’illusions nourrissent les peurs les plus oppressantes. Les
parchemins interdits de théogonie faisaient de Waarkrovie un lieu de
chaos, ultime refuge des esprits déchus.
Solides
gaillards aux bras puissants, au torse architectural, Amaël et ses
quatre compagnons bucherons ne craignent ni râles envoûtants de
Malhazard Fossoyeur des Ténèbres ni démons griffus ou volants. Ils
se sont enfoncés dans les noires futaies, là où les arbres sont
les plus vigoureux. Ils tireront un bon prix de leur labeur. Voilà
deux jours qu’ils taillent avec force, étêtent les cimes,
dégagent les branchages, les dépècent de leur terne écorce. Leur
unique tracas se réduit aux traces d’urine et aux empreintes dans
la neige d’une meute de loups aperçue la veille par Matifas. Les
hommes étaient à la lisière de leur territoire. Giboin assurait
qu’ils n’attaquaient pas l’homme, mais tous restaient sur leur
garde. Lequel d’entre eux aurait pu jurer du fond de son âme
l’absence de tout enchantement ? Chaque soir, un grand feu
veillait sur le campement. Au matin, à nouveau herminettes et
merlins portaient l’estocade sur les coins, les troncs s’affalaient
dans de bruyants grondements. Deux chevaux tiraient les bois cerclés
de lourdes chaînes. Il leur restait dix jours pour achever d’abattre
la parcelle, et assurer une bonne bourse aux cinq foyers.
Au
troisième matin, Albaud avait disparu. Aucun cri, aucun
hennissement, aucun vestige de lutte. Rien... Il s’était évanoui
comme on souffle une bougie... Seul un sillon de sang présageait
d’un sort funeste, réveillant d’archaïques terreurs où la
croyance redevient loi. Ils l’appelèrent en vain... Giboin
découvrit près des billes de bois une main et un morceau d’un
bras figé dans la neige carminée, les doigts resserrés sur une
tourne-bille. Il se pencha, la griffe était ensanglantée. Les
compagnons cherchèrent aux alentours le reste du corps. C’était
inutile, les traces s’arrêtaient là. Les regards inquiets se
heurtaient en silence. Les loups menaçaient... Il fallait terminer
et rentrer au plus vite.
Seuls
les coups de hache et les troncs qui se déchirent résonnaient dans
la forêt. Flanqué d’une trompe taillée dans la corne d’un
bouc, Fleuret faisait le guet assis sur une haute branche. Avec le
couchant, les lumières se distendaient peuplant la forêt d’obscures
chimères. Pendant deux nuits, le sommeil resta inaccessible. Les
premières lueurs d'une aube si pâle leur brûlaient les yeux,
les manches se faisaient plus lourds...
Giboin
s’était évaporé avant le sixième crépuscule dans un silence
toujours mystérieux. Matifas trouva les carcasses de deux chevaux
morts, un autre plus loin encore vivant la panse éviscérée.
Matifas dut l’achever, lui pourfendant le crâne d’un coup de
hache, laissant jaillir quelques morceaux de cervelle. Il
fallait tout enterrer afin de n’attirer aucune férocité
malveillante aux abords du campement. Si cela ne pouvait être
l’œuvre des loups, quel sortilège tissait le cruel et
l'invisible ? Quelles créatures démoniaques à la solde de
Malhazard pouvaient disparaître en un éclair après cet infernal
forfait ? Amaël décida que ce jour serait le dernier, aucun
écu d’or ne méritait la mort d’un compagnon. Demain matin, ils
partiraient de cette terre maudite, abandonnée du Divin. Dans une
dernière hargne, les bras se firent plus meurtriers sur les troncs.
À
la tombée du jour, la faim avait poussé la meute attirée par
l’odeur du sang et des putrides humeurs infiltrés dans la neige.
La horde s’était approchée, tapie dans le sous-bois, attendant
l’heure propice. Les hommes assis sur une pierre se réchauffaient
d’une écuelle de pain trempé dans un infâme bouillon. À la
lueur du brasier, leurs yeux épiaient l’ombre
vacillante au-dessus de la flambée, les oreilles en alerte à
chaque craquement. Ce répit fut leur dernier. Malgré la veille des
hommes, les loups se jetèrent à la vitesse d’une flèche,
plantant leurs gueules dans les chairs. Fleuret fut pris par
surprise, entre deux monstres lui dévorant déjà le flanc, l’autre
la gorge. Il fut condamné sans le temps d’esquisser le moindre
geste de défense. Ses égorgeurs rejoignaient les autres dans leurs
charges fatales. Matifas réussit à se dégager. Saisissant une
sapie il fit front, croc contre crocs. Poussant de rauques
hurlements, il les éloignait fouettant l’air de son crampon avec
force. Il en tua deux, mais les fauves bondissaient vers lui en
vagues incessantes. L’assaut des dents toujours plus sanguinaire
que le dernier. Leurs gueules puissantes eurent le dernier mot,
arrachant la moitié du visage de Matifas et lui vidant les tripes.
Il n’en restait qu’un...
Amaël
affronta courageusement la meute, un par un, plantant crochets de
tourne-bille, fendant les têtes et ouvrant les ventres à coups de
hache. Une à une les bêtes maudites l’avaient meurtri. La lutte
fut âpre, mais l’homme avait vaincu ces damnées. Chancelant,
Amaël s’était réfugié près du feu, pansant ses bras en
lambeaux de bandage de tissu arraché aux chemises de ses compagnons
d’infortune. Il attendrait le jour pour fuir, surveillant les
alentours recouverts de sang et de fragments de corps. La nuit n’en
finissait pas sous l’astre ambré.
Soudain,
il apparut... Yorik, le Saigneur Pourpre du néant, le plus fort et
le plus puissant loup qu’il n’avait jamais vu, telle une montagne
de muscles. Jusqu’alors, Amaël croyait que ce thérien des
steppes, solitaire, à la tête massive, au terrible poitrail n’était
qu’une légende. Il se dressait bien là, devant lui haussé sur
ses pattes arrière, debout comme un homme. Yorik s’approchait les
crocs scintillants sous des babines d’écume. Plus les lunes
passaient plus le fauve se renforçait de monstruosité. Amaël se
releva, et lança l’assaut le premier. Aucun ne pourrait dire qu’il
fût mort sans combattre... La bête surprise réagit en un éclair
lacérant le torse d’Amaël de ses griffes aiguisées telles des
lames, lui arrachant en un geste quartier de viande et rugissements
de douleur. L’affrontement était rude, mais pas perdu d’avance.
À force de courage et d’une hargne devenue sauvage, Amaël
devenait plus féroce que le fauve. La lune n’était pas encore à
son solstice d’hiver qu’Yorik faisait face à Amaël avec toute
sa puissance. Bientôt, la lune serait au plus proche de la terre, et
rien ni personne ne pourrait arrêter cette créature satanique. Seul
celui qui avait un cœur pur pouvait tuer Yorik.
Amaël
ne se battait plus pour sa vie, il voulait tuer la bête les yeux
dans les yeux. L’odeur du sang amplifiait sa fureur, comme si,
déjà, toute humanité le quittait. Les cœurs d’Yorik et d’Amaël
étaient emplis d'une même barbarie. Au matin, Yorik avait fui pour
moitié mort, laissant Amaël la gorge à demi ouverte, ses plaies du
corps béantes. Il s’était longtemps traîné, rampant dans les
broussailles pour sortir de l'enfer. À bout de forces, avait fini
dans le fossé du chemin.
Une
caravane était passée, Galia l’avait ramassé...