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jeudi 4 juin 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 46






Règlement de comptes à OK Corral



Suite 46

Voyant que la gamine restait bras ballants à l'observer derrière ses grosses lunettes de myope, une moue esquissant un timide sourire, le gendarme demanda à son collègue d’attendre quelques instants, puis, en la tenant délicatement par les épaules, il la guida vers l’arrière du fourgon pour l’y faire grimper. Alors que la porte se refermait sur elle, Charlotte laissa échapper un plaintif « Et Arsène ? » en tendant les bras vers le matou, terré au pied d’un ormier enneigé. Le gendarme fit la sourde oreille et intima à son collègue de démarrer. Arsène échappa de peu au geyser de boue que les larges pneus, patinant sur le sol, répandirent en sa direction. Dans le bruit assourdissant de son moteur diesel de 58 chevaux,  la Goélette parvint à s’extraire de sa gangue glacée et s’éloigna dans un nuage de fumée noire aux particules nauséabondes. Arsène attendit que le nuage se dissipe pour s’aventurer hors de l’abri des racines de l’ormier. La nature indifférente et capricieuse se retrouva vite plongée dans un silence sépulcral. Il choisit de poursuivre sa route en empruntant les rails noirâtres inscrits dans la neige par le fourgon et l’ambulance. Si ses coussinets en seraient spoliés, au moins n’aurait-il pas de la neige jusqu’au ventre et sa progression ralentie par d’incessants bonds épuisants dans l’épaisse couche poudreuse. Peu à peu, quelques bruits de voix l’avertirent qu’il se rapprochait de la ferme de la Marthe. Une odeur acre, bestiale, se mélangeait à celle insipide de la neige. Au détour d’un fourré, il se trouva museau à museau avec une chèvre statufiée dans le décor polaire. La bête ouvrait de grands yeux apeurés et frissonnait sans pourtant essayer de se dégager du trou où elle s’était enlisée. Un peu plus loin, d’autres chèvres, pareillement désemparées, erraient aux abords de la chèvrerie. Dédaignant l’animal à cornes qui bêlait de peur, Arsène, dressé sur ses pattes arrière,  tendit le cou et aperçut deux véhicules garés devant la bâtisse principale. Une DS blanche et un fourgon de la gendarmerie similaire à celui qu’il avait croisé quelques minutes plus tôt. Quelques personnes, dont certaines portant l’uniforme, s’étaient regroupées sous un auvent. Ils marchaient en tapant des pieds pour se réchauffer et de la vapeur s’échappait de leurs bouches lorsqu’ils s’adressaient la parole. Le chat reconnut parmi eux, Jules, Anatole, le garde champêtre et Jean, le frère de la Marthe qui tenait dans ses bras une femme courbée en deux et secouée par de longs sanglots. Le froid commençant à ankyloser ses pattes, il osa se mettre à découvert et louvoya jusqu’au plus près des humains. Arrivé à quelques mètres de Jules, il tenta d’attirer son attention par un miaulement discret. Le cantonnier tourna la tête et l’ayant aussitôt reconnu, se détacha du groupe pour se porter à sa rencontre. Il le prit dans ses bras et ôta la neige qui s’était solidifiée en stalactites autour de ses coussinets. 


- Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais t’avoir demandé de surveiller Charlotte, lui glissa-t-il à l’oreille.

- Ne craignez rien. Elle est à la maison en sécurité. Tout va bien. J’avais juste besoin de me dégourdir les pattes et de… enfin vous me comprenez… soulager un besoin naturel. Que se passe-t-il ici ? enchaîna le matou qui redoutait de donner plus de détails à Jules sur sa présence à la ferme.

Le cantonnier s’éloigna prudemment de la grappe humaine et, lui tournant le dos, confia à Arsène ce que celui-ci brûlait d’entendre :

- C’est terrible, le chat. Ce matin l’Augustin en se levant, il a prévenu sa femme qu’il allait se rendre chez la Marthe, histoire d’en terminer une fois pour toutes avec ce lopin de terre qui longe le Portefeuille et ce papier qu’elle et son frère contestent auprès de cette raclure de Cormaillon. Y paraîtrait que c’est un faux et que les signatures des parents ont été imitées. Comme il savait qu’il allait être accueilli à coups de tromblon, il a pris son fusil de chasse, plus pour faire peur à la Marthe que pour lui coller du plomb dans les fesses et comme sa femme le voyait pas revenir, elle a commencé à avoir peur et à imaginer que ça avait mal tourné. Elle a décidé d’aller le rejoindre et quand elle est arrivée à la ferme, elle a trouvé toutes les chèvres en liberté qui divaguaient autour de la maison. Elle a appelé, sonné à la porte, mais personne n’a répondu. Alors, elle est allée voir dans la chèvrerie au cas où… Et là…

La voix de Jules s’étrangla. Pour que le vieil homme soit ému au point de ne plus pouvoir parler, Arsène imagina le pire. Une tuerie à bouts portants ; les deux protagonistes et ennemis héréditaires, face à face, pointant leurs fusils et tirant en même temps. Un remake de Règlement de comptes à O.K. Corral qu’il avait vu quelques temps auparavant sur la télévision de son bon maître. Jules, tête baissée, restait silencieux et continuait d’un geste machinal à lui frotter les pattes. La curiosité piquée à vif, le chat enfonça ses griffes dans le gras du pouce du cantonnier pour le ramener à la réalité.

-Et là ?

- Là… elle a trouvé son Augustin, assis, quasi effondré comme une vache qui vient de vêler, dans la paille, le fusil entre les jambes, l’air hagard. Et puis, c’est pas tout…

Jules déglutit avant de poursuivre.

- Y’avait la Marthe qui pendait au bout d’une corde accrochée à une solive, un tabouret renversé sous elle. Tin, le chat… la Marthe était déjà morte d’après ce qu’elle dit. L’Odette, elle a d’abord cru que son mari était mort aussi, mais il respirait. Elle l’a examiné sous toutes les coutures et aucune trace de blessure. Rien ! Alors elle a couru chez elle pour appeler la gendarmerie et puis aussi pour prévenir Jean par téléphone. C’est quand elle est retournée chez la Marthe que je l’ai croisée. Je discutais avec Anatole pour savoir lequel de nous deux s’occuperait des poules du père Baillou, vu que leur fille sort de l’hôpital aujourd’hui. On a tous les trois foncé ici et aucun de nous n’a réussi à tirer une parole de l’Augustin. Y regardait droit devant lui comme une souris hypnotisée par un chat… Enfin, tu vois ce que je veux dire…  J’ai voulu décrocher le corps de la Marthe, mais Anatole m’en a empêché, soi-disant qu’il fallait que les choses restent en l’état jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Et puis ça a débarqué de partout… La Marthe y’avait plus rien à faire pour elle, alors c’est l’Augustin qu’ils ont fait monter dans l’ambulance et les gendarmes de Châteauroux ont suivi, des fois qu’il retrouverait la parole à l’hôpital. Le Jean, il est tout retourné… T’aurais dû voir sa figure quand il a découvert sa sœur. Plus pâle qu’un linceul… et puis soudain, il est devenu comme fou. J’ai cru qu’il allait se jeter sur l’Augustin et lui faire la peau. Heureusement qu’il y avait l’Anatole qu’est costaud parce que tout seul, jamais j’aurais pu le maîtriser. Par le cul Dieu ! j’arrive pas à chasser ces images de ma tête… Tu sais pas le pire… la Marthe, elle était pas en noir comme d’habitude ! Non ! Elle avait sa robe de mariée bien blanche et repassée… Le choc que ça m’a fait de la voir habillée comme ça ! Ça m’a ramené des années en arrière, le jour de ses noces, quand elle avait épousé son Ronald. Les gendarmes, ils nous ont fait sortir de la chèvrerie et puis après ils se sont mis à poser des questions. Qui on est, et quand on est arrivés,  et pourquoi on est là ? et patati et papata… tout ça dans le froid… Jean a oublié les clés de la ferme dans la précipitation… On est restés coincés dehors. J’sens plus mes pieds. J’suis sûr d’avoir chopé la crève…

Le cantonnier ne se rendit pas compte de l’incongruité de sa dernière remarque dans de telles circonstances. Il avait froid, s’inquiétait pour sa fille laissée sans la moindre surveillance, offerte à tous les dangers et ne désirait qu’une chose : retourner chez lui au plus vite et avaler un grand verre de gnôle afin de chasser certaines images de son esprit. Le besoin de s’étourdir d’alcool, de glisser dans une ivresse cotonneuse, loin de cette scène sordide, de cette ferme qui puait la mort…  Un brigadier s’approcha pour lui demander de bien vouloir regagner le groupe. S’ensuivit une salve de nouvelles questions auxquelles Jules pensait avoir déjà répondu. Il se plia de bonne grâce à ce nouvel interrogatoire et nul ne s’étonna de le voir tenir dans ses bras un chat au poil souillé par la boue. Même Jean ne fit pas le lien entre le greffier et celui qu’il avait fait rentrer dans la maison de sa sœur le jour où Arsène était venu l’espionner. Les yeux rougis, il tentait de consoler l’Odette qui de son côté, se confondait en excuses, arguant de la futilité de son malheur comparé au sien. Jules avait dit vrai. Le visage ravagé par la peine, les cheveux en bataille, il ne ressemblait qu’à l’ombre du gentleman tiré à quatre épingles qu’il était devenu au fil de sa réussite professionnelle.

Enfin, les gendarmes autorisèrent Anatole et Jules à quitter les lieux non sans avoir exigé qu’ils se tiennent à leur disposition pour enregistrer en bonne et due forme leurs déclarations. Il leur fut précisé, sur un ton qui n’acceptait pas la moindre rebuffade, de ne pas s’absenter tant que l’enquête ne serait pas close. Les pandores n’avaient rien à craindre. Où diable Jules aurait-il pu bien aller ?


à suivre... *



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2015
Texte à retrouver sur iPagination

BEL ÉTÉ À TOUS CHERS AMIS D'ICI ! Et rendez-vous en septembre pour de nouveaux échos d'auteurs , notamment  l'écho des épisodes des Carnets secrets que notre romancière Elsa aura publiés pendant cette période estivale  sur le site iPagination. Sans oublier la page Facebook tenue à jour fidelement par Christian Knoll : L'inspecteur Arsène et les carnets secrets.
Un grand Merci à vous de votre fidèle écoute et à bientôt ! Tippi.



Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 









jeudi 14 mai 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 45







Le Petit Train Rébus




Suite 45



Il se demanda si Charlotte n’avait pas décidé de lui pourrir l’existence. Il contempla sa fille qui, armée d’une petite cuillère, tentait de faire ingurgiter à la poupée du chocolat chaud au risque de ruiner la précieuse robe blanche dont celle-ci était vêtue. Il renonça à s’y opposer, craignant de provoquer une nouvelle crise de larmes. Les paroles de Christine lui revinrent en mémoire ainsi que la crainte que les tribunaux ne confient sa fille à sa mère. Jules, de par son éducation, avait une confiance aveugle dans la justice. Pourtant il n’ignorait pas que dans le bien de l’enfant, les jugements rendus allaient dans le sens de la mère. Avait-il réellement le choix ? Tout en mastiquant le croûton de la baguette, il parvint à la conclusion qu’il valait mieux trouver un arrangement à l’amiable que de se voir retirer la garde de Charlotte. En réalité, depuis la visite de Michèle, cette idée ne le quittait plus, en dépit des coups de colère, du sentiment de révolte qu’elle déclenchait à chaque fois. Une bataille perdue d’avance que l’attitude de Charlotte ne faisait que confirmer. Il décida de s’accorder encore un peu de temps de réflexion avant de téléphoner à son ex-femme. Du temps aussi pour trouver les bons mots, les meilleurs arguments qui lui permettraient de négocier au mieux, de préserver les liens passionnés qui l'unissaient à sa fille, le tout sans perdre la face. Une goutte de chocolat macula la robe blanche de la poupée. Charlotte couina. Jules la consola en l’assurant qu’il y avait des choses plus graves et plus importantes dans l’existence.

Les fêtes de fin d’année se passèrent dans une relative indifférence. La municipalité pour respecter le deuil de son maire avait renoncé à faire tirer depuis les remparts du bourg le traditionnel feu d’artifice du 31 décembre. Quelques rares privilégiés réveillonnèrent en regardant sur leur poste de télévision La piste aux Étoiles jusqu’à ce qu’un incident technique n’interrompe sa diffusion, cédant la place au Petit train-rébus qui tourna en boucle de longues minutes, mettant à l’épreuve des neurones déjà anesthésiés par des excès d’alcool. Des pétards éclatèrent vers minuit, mais le froid intense et le vent glacial qui sifflait dans les ruelles, découragèrent les plus intrépides des gamins et les renvoyèrent dans leurs pénates. Dernier signe indiscutable de la sobriété des festivités, le bar « Aux Demoiselles » régurgita ses derniers poivrots un peu avant une heure du matin.

 Dès les premières semaines de janvier, Arsène dut se rendre à l’évidence. Il s’ennuyait chez Jules comme un rat mort. Une expression qui ne le faisait guère saliver. Son hôte et ami, trop occupé par la suite à donner à la lettre de l’avocat de Michèle, délaissait l’enquête. Quant à Charlotte, elle avait repris le chemin de l’école et l’instituteur lui confiait des exercices, toujours les mêmes, à faire le soir chez elle. Cela devenait lassant. Il proposa au cantonnier d’aller rôder du côté de la Marthe plus par besoin d’activité que dans le réel espoir de glaner de nouvelles informations. Le bonhomme n’essaya ni de l’encourager, ni de l’en dissuader. Le chat frustré par ce qu’il interpréta comme du désintérêt, se décida à agir sans l’aide du cantonnier. Il attendit un jeudi où Jules devait s’absenter et où Charlotte n’avait pas école pour mettre son plan à exécution.  Profitant des bonnes dispositions de la fillette à son égard, il lui proposa une petite promenade récréative dans les environs du bourg.

- On ne va pas rester enfermés toute la journée ici. Regarde par la fenêtre Charlotte. Regarde ce beau soleil ! Cela te dirait de rendre visite à une charmante dame qui habite dans une ferme avec plein d’animaux ?

La gamine délaissa sa poupée et sauta de joie dans sa chambre.

- Oh oui ! Une dame ! Des animaux ! Oui, oui, oui…

Arsène fut surpris et chamboulé par ce débordement de joie aussi spontané que bruyant. Ne commettait-il pas une erreur en l’entraînant dans son plan ? Charlotte ne tenait plus en place. Il était  trop tard pour faire marche arrière. Il hésita un dixième de seconde, puis finit par lâcher :

- Oui Charlotte, une dame adorable qui sera très heureuse de faire ta connaissance. Et encore plus heureuse si nous lui apportons un petit message écrit par ton papa.

Voilà, c’était dit. Arsène avait franchi la frontière qui lui aurait permis de laisser Charlotte en dehors de son enquête. Un frisson lui parcourut l’échine. La gamine était si heureuse et si loin d’imaginer ce qu’il avait dans la tête.

- Un message ? De papa ?

- Oui, un message pour la dame. Il l’a rangé dans la commode de sa chambre. Moi, avec mon corps de chat, je ne peux pas le récupérer, mais toi, tu le trouveras sans difficulté. C’est un papier qu’il a plié en deux. Un tout petit mot de rien du tout, mais qui fera très plaisir à la dame.


Arsène se sentit terriblement honteux de mentir à Charlotte.

- Mais j’ai pas le droit ! Papa ne veut pas que je fouille dans ses affaires.

-  Ce n’est pas fouiller, c’est juste récupérer un bout de papier. Tu connais ton papa. Toujours la tête un peu en l’air, surtout quand il abuse de son eau-de-vie. Un petit verre par ci, un petit verre par là… Ce papier, il aurait dû l’apporter à la dame depuis bien longtemps. Seulement, il a oublié. Tu verras, il sera très content que nous l’ayons fait à sa place…

Arrivé à ce stade de mensonge et de félonie, si un chat avait pu rougir, Arsène aurait ressemblé à un tas de braises ardentes. L’espoir que Charlotte refuse de chercher dans la commode de Jules traversa son esprit. C’était sans compter sur son pouvoir d’attraction et de persuasion sur la gamine. Sans plus tergiverser, elle se précipita dans la chambre de son père. Arsène entendit le grincement d’un tiroir que l’on ouvre, puis un cri de joie qui déchira son cœur. Charlotte réapparut en tenant à la main le papier où Jules avait écrit en massacrant l’orthographe : « Celui qui a donné Ronald s’apele Le Fox ».

- J’ai trouvé, j’ai trouvé ! chantonna-t-elle, en agitant le papier.

- C’est parfait, répondit le chat d’une voix étranglée. Maintenant habille-toi chaudement et mets tes bottes fourrées. Range le papier dans l’une de tes poches et dépêche-toi. Il ne faut pas traîner. Nous devons être rentrés avant le coucher du soleil.

Arsène faillit ajouter « et avant le retour de ton père ». Il attendit que la petite se change et enfile manteau et bottes, en s’interdisant de penser aux conséquences de son initiative. Sans s’en rendre compte, il sombrait dans le déni. Quand Charlotte fut prête, il avait réussi à se convaincre qu’il l’emmenait faire une balade de santé.

Sous les rayons du soleil, la neige accumulée sur les toits fondait et de grosses gouttes d’eau tombaient des gouttières les obligeant à marcher au milieu de la chaussée pour éviter de se mouiller. Ils croisèrent quelques villageois qui ne s’étonnèrent pas de les voir se promener ensemble sans la présence protectrice de Jules. Le chat avait gagné une renommée qui forçait le respect et inspirait confiance. Ils empruntèrent les escaliers qui descendaient jusqu’au bar de l’Augustin. Arsène fut surpris de constater que le rideau de fer n’était pas levé, puis s’en réjouit car cette fermeture leur évitait de se retrouver face à de nouveaux curieux, ou pire, face à Jules. Après avoir traversé la départementale, il guida la fillette vers le chemin vicinal qui menait au Portefeuille et longeait par la gauche les prés et la ferme de la Marthe. L’épaisse couche de neige qui en recouvrait la surface était labourée par de profonds sillons, traces de larges pneus et des scories de boue projetées sur la base des troncs des ormiers signalaient le passage récent de lourds engins ou véhicules d’importance. À peine, avaient-ils parcouru une vingtaine de mètres qu’une sirène stridente les plongea dans l’effroi. Surgissant d’un virage, une longue voiture équipée d’une alarme lumineuse et clignotante fonçait sur eux. Ils eurent juste le temps de se jeter dans le bas fossé pour échapper à l’accident. Le chat reconnut dans le monstre de ferraille hurlante, une ambulance semblable à celle qu’il avait vue le jour où Jérôme avait perdu la vie. Tandis qu’il suivait des yeux le véhicule qui regagnait la grand-route, Charlotte en larmes, les fesses profondément enfouies dans de la neige fondue, réclamait son père. La balade virait au drame. Arsène parvint grâce à des mots affectueux à calmer Charlotte, mais au moment où enfin rassurée elle acceptait de continuer à le suivre, un fourgon de la gendarmerie déboucha à son tour du virage et s’arrêta à leur hauteur. Un gendarme en descendit pour s’adresser à la fillette.

- Qu’est-ce que tu fais là petite, avec ton chat ? Tu habites le bourg ? Comment t’appelles-tu ?

Charlotte renifla un grand coup, bredouilla son prénom et son nom, donna son adresse en précisant qu'elle était la fille d'un célèbre cantonnier, puis présenta avec fierté au gendarme Arsène comme la mascotte du bourg. Le pandore ne parut nullement impressionné par le pedigree du matou. En revanche la présence de l’enfant, qu'il jugea un peu simplette, sur le chemin vicinal l’inquiétait et il lui conseilla de rentrer au plus vite chez elle. Au moment de remonter dans le fourgon, il se retourna, les sourcils froncés.

-  Rentre je t’ai dit, ce n’est pas un conseil, c’est un ordre. Ce qui s’est passé là-bas ne te concerne pas. Ce n’est pas un truc pour une gamine et ce n’est pas un truc non plus pour un adulte, même pour un gendarme. Allez rentre chez toi, ou je te fais monter dans ce fourgon de force et te ramène chez ton père en moins de deux.

Son visage était aussi blanc que la neige qui ensevelissait les prés de la Marthe, et ses yeux légèrement humides.



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2015
Texte à retrouver sur iPagination








Des wagons de souvenirs !




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jeudi 30 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 44





Poupée début années soixante





Suite 44



Il savait également tenir ses promesses et dès le lendemain il fila, à peine l’aube levée, au marché comme promis. Une heure plus tard, Arsène bénéficiait d’un panier en osier neuf agrémenté d’un splendide coussin écossais. Après de multiples essais, son installation définitive dans un coin de la cuisine, ni trop proche, ni trop éloigné du poêle à mazout, déclencha les cris d’allégresse de Charlotte que Christine avait déposée chez Jules en début d’après-midi. Une fois apaisée, ses gestes intempestifs et souvent maladroits se transformèrent sur les conseils de son père, en petites caresses délicates sur la tête du chat. Peu à peu, Arsène apprit à lui accorder sa confiance en dépit de sa fâcheuse habitude à le serrer contre sa poitrine après l’avoir soulevé sans ménagement par les pattes antérieures. L’étreinte était étouffante, mais débordait d’une telle affection que le chat ne lui en tint pas grief et retrouva instinctivement un semblant de ronronnement. Jules et Arsène, après concertation, se décidèrent à ne pas changer leurs habitudes et à parler librement devant la petite qui trouva cela naturel. Elle prit plaisir à les écouter, puis décida un jour d’associer le chat aux quelques devoirs d’une simplicité exagérée que l’ancien instituteur lui donnait à faire le soir à la maison. Le chat se révéla un élève studieux, parfois un pédagogue patient aux remarques pertinentes et Charlotte une excellente copiste.


Le lundi suivant, après une séance chez le rebouteux qui lui remit quelques vertèbres en place, Jules se rendit à la mairie pour étudier avec le maire l’aménagement du jardin dont celui-ci voulait lui en confier la réalisation. Il constata que le projet était ancien et qu’il ne portait nulle part la mention d’un nom particulier, en aucun cas celui du fils décédé et que cette lubie de le nommer Les Bucoliques de Jérôme Blandin avait dû germer dans l’esprit de l’édile suite au choc psychologique qu’il venait de subir. Une fois les plans étudiés et discutés, il évalua le chantier à trois semaines de travail avec une petite équipe à plein temps. Ils se mirent d’accord pour attendre le début du printemps quand le sol aurait dégelé, avant de l’entreprendre. Pendant tout l’entretien Jules n’avait pu s’empêcher d’observer le maire avec des yeux inquisiteurs, comme si cette observation lui aurait permis d’en apprendre davantage sur le passé de Joseph Blandin. Son interlocuteur finit par s’en apercevoir et lui en demanda la raison. Jules s’embrouilla dans des explications oiseuses qui mirent les deux hommes mal à l’aise. Il fut sauvé par un coup de téléphone qui accapara le maire de longues minutes. Lorsque le maire raccrocha, il avait déjà oublié l’incident et ils se quittèrent sur de bienveillantes civilités et de franches poignées de main.

Le mois de décembre sur tout le centre de la France fut d’une rigueur extrême. Le Berry grelotait. Le bourg était figé dans une torpeur glaciale, noyé dans un silence profond, la nature retenant sa respiration et les chiens leurs aboiements. Même le moyen-duc avait le bec cloué. Un épais manteau de neige arrondissait les angles des toits, adoucissait les escarpements du bocage et soulignait d’un trait ouaté les lignes électriques entre les maisons. Une odeur fade s’insinuait dans les demeures et dans les ruelles encombrées de congères, seules des traces de pas dans la surface croûtée, signifiaient que la vie continuait à s’écouler.

Peu avant les fêtes de Noël une nouvelle redonna de l’animation à la cité endormie. La Moune était sortie du coma et les médecins avaient laissé entendre que si son état continuait à s’améliorer, elle serait autorisée à rentrer chez elle vers la mi-janvier. Le père Baillou avait fait le tour des commerçants pour colporter l’information en évitant soigneusement le bar « Aux Demoiselles », l’Augustin ayant appris, suite à une indiscrétion, que son fils avait pris pension chez lui. Depuis, les deux hommes se battaient froid. Le bouche à oreille suppléa à la mission de centre de diffusion des derniers potins que constituait l’estaminet de l’Augustin. On parla beaucoup de la Moune et on parla beaucoup d’Arsène. Sa renommée et sa popularité grimpèrent en flèche. N’était-il pas celui dont le courage avait sauvé la Moune? Il était devenu l’équivalent d’une mascotte pour les habitants du bourg et lorsqu’il se risquait à mettre une patte dans la neige pour folâtrer du côté du marché, les murmures élogieux l’accompagnaient dans sa déambulation et les mains fouillaient dans les sacs à provisions, à la recherche d’une gâterie. Le problème de la chasse aux mulots s’en trouva momentanément réglé.


Au milieu de ces réjouissances, Jules gardait pourtant une mine renfrognée. Il avait reçu un courrier en recommandé de l’avocat de Michèle qui le menaçait, si aucun accord à l’amiable n’était conclu entre les deux parties quant à la garde de Charlotte, de le traîner devant les tribunaux. La menace l’avait ébranlé. Il n’avait pas les moyens financiers de se payer un bon avocat et s’en étant ouvert à Arsène devant Charlotte, la petite avait, à la surprise générale, brusquement réclamé de voir sa mère. Le calme de son comportement lié à la présence amicale d’Arsène céda alors la place à une agitation frénétique et à des crises de larmes que Jules et le chat n’arrivaient pas à stopper. Même la présence de Christine et de sa fille Anne se révéla inopérante. Charlotte refusa désormais de se rendre chez elles, obligeant son père à négocier des arrangements avec le maire pour disposer de plus de temps à lui consacrer. Heureusement l’hiver réduisait les corvées du cantonnier et Arsène se montra parfaitement fiable pour surveiller Charlotte quand le bonhomme devait s’absenter. Pendant une grande partie du réveillon elle bouda et ne toucha qu’avec parcimonie à la dinde farcie que Christine avait fait rôtir pour l’occasion, puis se rattrapa sur la bûche aux marrons pour enfin éclater à nouveau en sanglots. Alors que Jules commençait à perdre patience et à hausser le ton, Christine vola au secours de la petite en expliquant qu’il était normal qu’elle veuille connaître sa mère et puisse passer des moments avec elle. Jules en prit ombrage. Ce fut l’unique fois où lui et Christine s’affrontèrent de manière véhémente. Réduit au rôle de spectateur, Arsène profita de l’altercation pour chaparder un morceau de dinde tombé à côté de l’assiette de Charlotte qu’il alla ensuite tranquillement déguster dans son panier d’osier. Quand les douze coups de minuit sonnèrent au clocher de l’église Christine et Anne avaient déjà regagné leur maison, Charlotte dormait dans son lit et rêvait de sa mère, Jules fumait sa pipe et tentait d’oublier son désarroi en sirotant une eau-de-vie de poire achetée pour les fêtes, Arsène digérait son blanc de dinde en pensant à la douceur et au délicat parfum de la poitrine de la Moune.

Au petit matin, la découverte des cadeaux devant la cheminée de la chambre de Charlotte changea la donne. Une poupée Bella en rhodoïd mesurant environ soixante centimètres fit scintiller les yeux de la petite et revenir son sourire. Jules avait largement puisé dans ses économies, mais le bonheur de sa fille n’avait pas de prix. Une boîte de gouache assortie de pinceaux en poils de martre rouge, cadeau d’Anne et Christine produisit sur l’enfant un effet similaire. Jules laissa Charlotte jouer avec sa poupée et gagna la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Pendant que le café passait dans sa chaussette et que le lait de sa fille chauffait sur la cuisinière, il tendit à Arsène un petit paquet enrubanné de bolduc doré.

- C’est pour toi, le chat ! Ne bouge pas, je vais te l’ouvrir… Sois patient…

Arsène fut submergé par l’émotion. Jules était définitivement un brave homme. Certes, son bon maître était également un humain très généreux. Il l’avait habitué à recevoir des cadeaux le jour de Noël, mais le docteur Grimaud avait les moyens financiers de le faire. Jules, non. Assis sur son derrière, il leva le museau vers le paquet et attendit, confiant, de découvrir la divine surprise. Au terme d’un laborieux dépiautage de rubans entrelacés, papiers pliés multicolores, le cantonnier brandit sous les yeux ébahis du chat une souris noire à longue queue en fourrure synthétique. Il l’agita et le bruit d’une bille résonna dans l’abdomen de la fausse bête. Un jouet pour chat débile ! Jules avait l’air si fier et satisfait de sa trouvaille qu’Arsène n’eut pas le courage de lui dire combien ce présent l’offusquait en le ramenant au rang d’un vulgaire matou. Bien au contraire. Décidé à ne rien laisser paraître, il contrefit à la perfection le chat de gouttière inculte en la prenant dans sa gueule pour la lancer en l’air, la rattraper d’un coup de griffe, la redéposer au sol, lui tapoter de la patte le derrière et recommencer ainsi une vingtaine de fois de suite. Il commençait à se lasser de ce petit jeu qui n’amusait que Jules lorsque Charlotte entra pieds nus et sa poupée dans les bras dans la cuisine. Le visage rayonnant de bonheur, elle s’assit sur une chaise pendant que le cantonnier lui servait son chocolat dans un grand bol et lui beurrait deux tartines d’une baguette fraîche, après avoir ôté le trop plein de mie. Avant de tremper ses lèvres dans le breuvage, la fillette planta un regard interrogateur dans les yeux attendris de son père.

- Et pour maman, y’a pas aussi de petit-déjeuner ?

C’est alors que Jules réalisa que la poupée Bella qu’il avait choisie pour sa fille était pourvue d’une magnifique, longue et bouclée chevelure auburn. Il se mordit les lèvres et se traita intérieurement de fieffé « coillon ».



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination





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jeudi 23 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 43








Carabine 22 LR




Suite 43


Des jurons en français, en patois berrichon, en onomatopées successives, saturèrent l’espace. La maie avait résisté, pas le gros orteil de Jules. Sautant à cloche-pied, il réussit tant bien que mal à s’asseoir sur une chaise, délassa sa chaussure et ôta la chaussette. L’appendice métatarsien avait déjà viré au violet. Jules entreprit de soulager la douleur par un massage qui, de fait, décupla sa souffrance. Entre ses problèmes de dos et cette nouvelle blessure, il se sentit soudain vieux, diminué, presque impotent. Un sentiment d’impuissance, mais aussi de révolte face à ce corps qui le trahissait, l’envahit et mina un moral que les hypothèses d’Arsène avaient passablement sapé. Il serra les dents, tenta de se calmer et d’analyser froidement la situation. Il lui était impossible de croire que Jean ait pu dénoncer le propre mari de sa sœur. Non, Arsène ne pouvait que se méprendre. Jean n’était pas l’homme au pardessus.  Impensable… Il ne pouvait être celui qu’il avait croisé le matin même, qui lui était tombé dans les bras et l’avait embrassé comme du bon pain. Cet homme qui avait adopté l’enfant de la Marthe, l’avait élevé comme son propre fils ne pouvait être un salaud. Tiens… l’enfant ? Jules comprit à l'instant que le jeune homme qu’il avait entraperçu dans la DS de Jean, garée à deux pas de l’étude du notaire, devait être François, cet enfant caché et abandonné par la Marthe. Le cantonnier ne l’avait jamais vu auparavant, mais l’idée qu’il put s’agir de lui s’imposa dans son esprit avec la force et la netteté d’une certitude. Ainsi donc, l’endeuillée perpétuelle avait enfin accepté de le rencontrer... La Marthe n’était pas le genre de personne à modifier son comportement facilement. Sans doute Jean, lui avait-il promis quelque chose d’important en échange pour l’amener à changer d’avis. Avait-il profité de sa notoriété et de ses relations pour fouiller des archives ? Savait-il déjà qui était le Fox et l’avait-il dit à sa sœur ? Jules enfouit sa tête entre ses mains. Trop d’idées se bousculaient dans son pauvre crâne. Combien de temps serait-il encore en état physique et mental de mener son enquête en dépit de la présence désormais régulière d’Arsène à ses côtés ? Une nouvelle fois, l’envie de tout laisser tomber chassa tout autre type de pensée. Dans la nuit glaciale, un second hululement sinistre brisa net le silence. Il releva la tête et découvrit le matou grimpé sur la table, poil hérissé, qui l’observait attentivement. Jules haussa les épaules en signe d’impuissance.

- J’ t’avoue le chat, que je ne sais vraiment plus quoi faire… J’peux pas croire en la culpabilité de Jean. Je connais trop le gars et il aime trop sa sœur… Le Blandin, il a beau parfois m’être antipathique, rapport à son orgueil, son goût pour les honneurs et les liaisons extraconjugales, c’est pareil… je le vois pas balancer un mec. Reste le Cormaillon, mais lui c’est le pognon qui lui fait se bouger les fesses… et là, y’avait rien à glaner. Un frangin qui parle anglais, c’est tout ce que l’on a et c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. T’en penses quoi ? Parce que là, tu vois, je sèche… Si t’as une petite idée, surtout ne te gène pas, mais fais vite, j’ai mal partout et j’ai besoin d’aller m’allonger.

Arsène réfléchit aux propos pleins de bon sens du cantonnier. Pour dénoncer Ronald, il fallait un mobile. Le chat avait trop regardé la télévision et suivi les enquêtes de l’inspecteur Bourrel pour ne pas avoir saisi que la règle de toute bonne investigation était de rechercher à qui profitait le crime. En l’occurrence, l’exécution de Ronald, par des voies certes détournées, en était un. Il récapitula dans son petit cerveau tout ce que Jules lui avait confié depuis le début de ses confidences.

- Si j’ai bien compris, les trois "Emmiouleux" - j’écarte le curé que j’imagine mal franc-maçon- avaient une bonne raison d’en vouloir à Ronald. Vous avez dit que Jean aimait « trop » sa sœur et je me souviens que lorsque vous m’avez raconté l’histoire de cette petite bande, vous aviez précisé qu’il avait rompu avec ses amis parce qu’ils tournaient avec insistance autour d’elle. Il n’a peut-être pas supporté qu’elle tombe amoureuse de l’Alsacien non plus. Son mobile serait dans ce cas la jalousie. Le Blandin, même fiancé, continuait à harceler la Marthe et s’est battu avec Ronald un soir de la Saint-Jean. A-t-il tenté de forcer la Marthe à coucher avec lui, pire, l’a-t-il violée ? Il était déjà ambitieux et très cavaleur. Imaginez un instant que le mari de la Marthe l’ait menacé de ruiner sa réputation, ce qui aurait été un obstacle à sa carrière politique… Vengeance pour protéger ses futures activités? Quant au Cormaillon, en faisant éliminer le Ronald, il pensait affaiblir la Marthe et pouvoir lui racheter sa ferme et ses terres à bas prix… Cupidité ? Amour, vengeance, cupidité… trois bonnes raisons pour se débarrasser de quelqu’un, chez vous les humains, non ?

Jules dodelina du chef.

- Ensemble oui, répondit-il. Prises séparément, ça me semble un peu léger… ou alors un mélange de chaque ingrédient pour l’un d’entre eux. Là, on peut craindre le pire…


Le chat trouva l’argument intéressant. Le bourg avait son lot de langues bien pendues, mais Jules ignorait peut-être certains faits qui leur auraient désigné sans l’ombre d’un doute, le coupable. La fatigue tirait les traits du cantonnier et le matou voyait qu’il faisait des efforts pour garder les yeux ouverts. Avant de le voir s’assoupir à même la table, il décida de jouer son va-tout.

- Nous tenons quand même deux éléments clés, le surnom du traître et son appartenance à la franc-maçonnerie. Pourquoi ne pas aller trouver la Marthe et lui dire ce que nous avons découvert? Avec ce qu’elle sait et que de notre côté nous ignorons, elle sera peut-être sur une piste sérieuse.

La proposition d’Arsène sortit Jules de sa somnolence.

- Tu veux ma mort ? Tous ceux qui approchent de sa ferme sans y avoir été invités se font accueillir à coups de carabine. Du .22 Long Rifle, d’accord… mais ça peut quand même te crever un œil… Même si je lui téléphone avant, j’suis sûr qu’elle me raccrochera au nez. Elle risque pas d’apprécier notre enquête. C’est pas le genre à aimer ceux qui mettent le nez dans ses affaires… Oublie tout de suite… Après, elle me chercherait des histoires et je dois protéger Charlotte de tout ce que cette vipère pourrait raconter sur sa mère…

Arsène n’avait aucune envie d’en rester là.

- Vous pourriez lui écrire une lettre… sans la signer…

La glotte de Jules fit un rapide mouvement de bas en haut et ses joues s’empourprèrent.


- De mieux en mieux… Maintenant, v’là que tu me suggères d’écrire une lettre anonyme ! Bravo le « maraud » ! Me transformer en corbeau, t’as rien de mieux à me proposer ? J’sais pas c’que ton maître t’a appris ou c’que t’as vu sur ta télévision chez lui, mais on bouffe pas de cette soupe sous mon toit… Ah ça non!… on bouffe pas de cette soupe-là…

Le chat eut des difficultés à comprendre qu’un humain puisse se transformer en un oiseau, aussi sinistre soit-il, en écrivant une lettre non signée. Il reconnut pourtant que cette expression était souvent employée dans les feuilletons policiers qu’il avait coutume de regarder et que les hommes la jugeaient indigne. Il s’en voulut d’avoir évoqué cette possibilité qui révulsait Jules. Ce n’était guère le moment de le froisser s’il voulait échapper à la corvée de trouver sa pitance en chassant les mulots. S’amuser avec ces petits rongeurs était une chose qu’il affectionnait, les avaler crus, une habitude qu’il avait perdue depuis son enfance et avec laquelle il ne souhaitait pas renouer. Faire preuve de plus de diplomatie lui assurerait pour les semaines à venir des repas moins sanguinolents. Il opta pour un compromis transitoire en abandonnant le terrain de l’enquête. L’idée d’une solution venait de germer dans son esprit qu’il garderait secrète et ne mettrait en œuvre qu’en l’absence de preuve formelle et en désespoir de cause. Décidé à ne plus provoquer la colère de Jules, il sauta au bas de la table à la recherche d’un coin douillet où se lover pour la nuit. Après avoir reniflé tous les endroits secrets et abrités de la cuisine, il repéra un vieux torchon maculé de taches qui gisait sur le carrelage à quelques mètres du poêle à mazout. Le bout de tissu était encore imprégné de l’odeur des truites pêchées par le cantonnier et quelques écailles en incrustaient la trame. Il s’apprêtait à en faire une couche de fortune lorsque Jules daigna s’intéresser à son confort. Se levant péniblement de sa chaise, son ami hocha la tête et eut un sourire contrit.

- Tu vas pas dormir là quand même... Tu vas puer le poisson ! Demain, j’ferai un tour au marché. J’te trouverai un panier avec un beau coussin pour dormir dedans. Ce soir, exceptionnellement, puisque Charlotte n’est pas là pour le voir… étant donné que la p’tite, ça pourrait lui donner des idées pour après… tu coucheras dans ma chambre. J’vais te faire une place sur l’édredon de plumes d’oie. Avant, j’vais quand même baisser un peu le chauffage… ça nous fera des économies. Ben, oui, y a une bouche de plus à nourrir ici depuis que t’as quitté ton « bon maître ».  Et puis, entre les plumes et toi, je risque pas d’attraper froid… Tu vois, j’fais ça surtout pour moi et mes vieilles douleurs. Allez, c’est l’heure… suis-moi le chat…

Jules avait une manière inimitable de masquer aux autres ses élans du cœur.



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2015
Texte à retrouver sur iPagination







Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène !