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jeudi 14 mai 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 45







Le Petit Train Rébus




Suite 45



Il se demanda si Charlotte n’avait pas décidé de lui pourrir l’existence. Il contempla sa fille qui, armée d’une petite cuillère, tentait de faire ingurgiter à la poupée du chocolat chaud au risque de ruiner la précieuse robe blanche dont celle-ci était vêtue. Il renonça à s’y opposer, craignant de provoquer une nouvelle crise de larmes. Les paroles de Christine lui revinrent en mémoire ainsi que la crainte que les tribunaux ne confient sa fille à sa mère. Jules, de par son éducation, avait une confiance aveugle dans la justice. Pourtant il n’ignorait pas que dans le bien de l’enfant, les jugements rendus allaient dans le sens de la mère. Avait-il réellement le choix ? Tout en mastiquant le croûton de la baguette, il parvint à la conclusion qu’il valait mieux trouver un arrangement à l’amiable que de se voir retirer la garde de Charlotte. En réalité, depuis la visite de Michèle, cette idée ne le quittait plus, en dépit des coups de colère, du sentiment de révolte qu’elle déclenchait à chaque fois. Une bataille perdue d’avance que l’attitude de Charlotte ne faisait que confirmer. Il décida de s’accorder encore un peu de temps de réflexion avant de téléphoner à son ex-femme. Du temps aussi pour trouver les bons mots, les meilleurs arguments qui lui permettraient de négocier au mieux, de préserver les liens passionnés qui l'unissaient à sa fille, le tout sans perdre la face. Une goutte de chocolat macula la robe blanche de la poupée. Charlotte couina. Jules la consola en l’assurant qu’il y avait des choses plus graves et plus importantes dans l’existence.

Les fêtes de fin d’année se passèrent dans une relative indifférence. La municipalité pour respecter le deuil de son maire avait renoncé à faire tirer depuis les remparts du bourg le traditionnel feu d’artifice du 31 décembre. Quelques rares privilégiés réveillonnèrent en regardant sur leur poste de télévision La piste aux Étoiles jusqu’à ce qu’un incident technique n’interrompe sa diffusion, cédant la place au Petit train-rébus qui tourna en boucle de longues minutes, mettant à l’épreuve des neurones déjà anesthésiés par des excès d’alcool. Des pétards éclatèrent vers minuit, mais le froid intense et le vent glacial qui sifflait dans les ruelles, découragèrent les plus intrépides des gamins et les renvoyèrent dans leurs pénates. Dernier signe indiscutable de la sobriété des festivités, le bar « Aux Demoiselles » régurgita ses derniers poivrots un peu avant une heure du matin.

 Dès les premières semaines de janvier, Arsène dut se rendre à l’évidence. Il s’ennuyait chez Jules comme un rat mort. Une expression qui ne le faisait guère saliver. Son hôte et ami, trop occupé par la suite à donner à la lettre de l’avocat de Michèle, délaissait l’enquête. Quant à Charlotte, elle avait repris le chemin de l’école et l’instituteur lui confiait des exercices, toujours les mêmes, à faire le soir chez elle. Cela devenait lassant. Il proposa au cantonnier d’aller rôder du côté de la Marthe plus par besoin d’activité que dans le réel espoir de glaner de nouvelles informations. Le bonhomme n’essaya ni de l’encourager, ni de l’en dissuader. Le chat frustré par ce qu’il interpréta comme du désintérêt, se décida à agir sans l’aide du cantonnier. Il attendit un jeudi où Jules devait s’absenter et où Charlotte n’avait pas école pour mettre son plan à exécution.  Profitant des bonnes dispositions de la fillette à son égard, il lui proposa une petite promenade récréative dans les environs du bourg.

- On ne va pas rester enfermés toute la journée ici. Regarde par la fenêtre Charlotte. Regarde ce beau soleil ! Cela te dirait de rendre visite à une charmante dame qui habite dans une ferme avec plein d’animaux ?

La gamine délaissa sa poupée et sauta de joie dans sa chambre.

- Oh oui ! Une dame ! Des animaux ! Oui, oui, oui…

Arsène fut surpris et chamboulé par ce débordement de joie aussi spontané que bruyant. Ne commettait-il pas une erreur en l’entraînant dans son plan ? Charlotte ne tenait plus en place. Il était  trop tard pour faire marche arrière. Il hésita un dixième de seconde, puis finit par lâcher :

- Oui Charlotte, une dame adorable qui sera très heureuse de faire ta connaissance. Et encore plus heureuse si nous lui apportons un petit message écrit par ton papa.

Voilà, c’était dit. Arsène avait franchi la frontière qui lui aurait permis de laisser Charlotte en dehors de son enquête. Un frisson lui parcourut l’échine. La gamine était si heureuse et si loin d’imaginer ce qu’il avait dans la tête.

- Un message ? De papa ?

- Oui, un message pour la dame. Il l’a rangé dans la commode de sa chambre. Moi, avec mon corps de chat, je ne peux pas le récupérer, mais toi, tu le trouveras sans difficulté. C’est un papier qu’il a plié en deux. Un tout petit mot de rien du tout, mais qui fera très plaisir à la dame.


Arsène se sentit terriblement honteux de mentir à Charlotte.

- Mais j’ai pas le droit ! Papa ne veut pas que je fouille dans ses affaires.

-  Ce n’est pas fouiller, c’est juste récupérer un bout de papier. Tu connais ton papa. Toujours la tête un peu en l’air, surtout quand il abuse de son eau-de-vie. Un petit verre par ci, un petit verre par là… Ce papier, il aurait dû l’apporter à la dame depuis bien longtemps. Seulement, il a oublié. Tu verras, il sera très content que nous l’ayons fait à sa place…

Arrivé à ce stade de mensonge et de félonie, si un chat avait pu rougir, Arsène aurait ressemblé à un tas de braises ardentes. L’espoir que Charlotte refuse de chercher dans la commode de Jules traversa son esprit. C’était sans compter sur son pouvoir d’attraction et de persuasion sur la gamine. Sans plus tergiverser, elle se précipita dans la chambre de son père. Arsène entendit le grincement d’un tiroir que l’on ouvre, puis un cri de joie qui déchira son cœur. Charlotte réapparut en tenant à la main le papier où Jules avait écrit en massacrant l’orthographe : « Celui qui a donné Ronald s’apele Le Fox ».

- J’ai trouvé, j’ai trouvé ! chantonna-t-elle, en agitant le papier.

- C’est parfait, répondit le chat d’une voix étranglée. Maintenant habille-toi chaudement et mets tes bottes fourrées. Range le papier dans l’une de tes poches et dépêche-toi. Il ne faut pas traîner. Nous devons être rentrés avant le coucher du soleil.

Arsène faillit ajouter « et avant le retour de ton père ». Il attendit que la petite se change et enfile manteau et bottes, en s’interdisant de penser aux conséquences de son initiative. Sans s’en rendre compte, il sombrait dans le déni. Quand Charlotte fut prête, il avait réussi à se convaincre qu’il l’emmenait faire une balade de santé.

Sous les rayons du soleil, la neige accumulée sur les toits fondait et de grosses gouttes d’eau tombaient des gouttières les obligeant à marcher au milieu de la chaussée pour éviter de se mouiller. Ils croisèrent quelques villageois qui ne s’étonnèrent pas de les voir se promener ensemble sans la présence protectrice de Jules. Le chat avait gagné une renommée qui forçait le respect et inspirait confiance. Ils empruntèrent les escaliers qui descendaient jusqu’au bar de l’Augustin. Arsène fut surpris de constater que le rideau de fer n’était pas levé, puis s’en réjouit car cette fermeture leur évitait de se retrouver face à de nouveaux curieux, ou pire, face à Jules. Après avoir traversé la départementale, il guida la fillette vers le chemin vicinal qui menait au Portefeuille et longeait par la gauche les prés et la ferme de la Marthe. L’épaisse couche de neige qui en recouvrait la surface était labourée par de profonds sillons, traces de larges pneus et des scories de boue projetées sur la base des troncs des ormiers signalaient le passage récent de lourds engins ou véhicules d’importance. À peine, avaient-ils parcouru une vingtaine de mètres qu’une sirène stridente les plongea dans l’effroi. Surgissant d’un virage, une longue voiture équipée d’une alarme lumineuse et clignotante fonçait sur eux. Ils eurent juste le temps de se jeter dans le bas fossé pour échapper à l’accident. Le chat reconnut dans le monstre de ferraille hurlante, une ambulance semblable à celle qu’il avait vue le jour où Jérôme avait perdu la vie. Tandis qu’il suivait des yeux le véhicule qui regagnait la grand-route, Charlotte en larmes, les fesses profondément enfouies dans de la neige fondue, réclamait son père. La balade virait au drame. Arsène parvint grâce à des mots affectueux à calmer Charlotte, mais au moment où enfin rassurée elle acceptait de continuer à le suivre, un fourgon de la gendarmerie déboucha à son tour du virage et s’arrêta à leur hauteur. Un gendarme en descendit pour s’adresser à la fillette.

- Qu’est-ce que tu fais là petite, avec ton chat ? Tu habites le bourg ? Comment t’appelles-tu ?

Charlotte renifla un grand coup, bredouilla son prénom et son nom, donna son adresse en précisant qu'elle était la fille d'un célèbre cantonnier, puis présenta avec fierté au gendarme Arsène comme la mascotte du bourg. Le pandore ne parut nullement impressionné par le pedigree du matou. En revanche la présence de l’enfant, qu'il jugea un peu simplette, sur le chemin vicinal l’inquiétait et il lui conseilla de rentrer au plus vite chez elle. Au moment de remonter dans le fourgon, il se retourna, les sourcils froncés.

-  Rentre je t’ai dit, ce n’est pas un conseil, c’est un ordre. Ce qui s’est passé là-bas ne te concerne pas. Ce n’est pas un truc pour une gamine et ce n’est pas un truc non plus pour un adulte, même pour un gendarme. Allez rentre chez toi, ou je te fais monter dans ce fourgon de force et te ramène chez ton père en moins de deux.

Son visage était aussi blanc que la neige qui ensevelissait les prés de la Marthe, et ses yeux légèrement humides.



à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2015
Texte à retrouver sur iPagination








Des wagons de souvenirs !




Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 









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