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lundi 1 juin 2015

DURANDAL - LA MER














LA MER 


Enfant déjà, je passais mes vacances sur cette plage. Mes parents louaient un appartement sur le front de mer. Ma tante disposait d’un appartement à l’année pour y emmener mes cousins. Nous adorions construire des châteaux de sable et défier la marée. À plusieurs, nous ne doutions pas de nos forces pour affronter l’océan. Nous regardions nos cerfs-volants tournoyer dans le ciel. Tous les jours sur la digue, les caravanes publicitaires d’entreprises vantaient la qualité de leurs produits et animaient le front de mer. Nous participions à ces concours, des questions-réponses, exercices divers : courses en sacs et autres tirs à la corde. Nous n’arrêtions jamais, entre les bains de mer, la balle au prisonnier, le jokari... La fille unique de notre voisine du dessus jouait souvent avec nous. Ce que je préférais, c’était les châteaux de sable, je faisais des rampes pour y laisser rouler mes billes...

Nous revenions à l’heure du repas coiffés des casquettes à l’effigie des marques, bonbons et autres stylos en poches… Le soir, nous retournions sur la digue et la parcourions en tous sens, pas encore fatigués d’avoir trop couru. Toujours occupés, battus par le vent, nous explorions les dunes lorsque nous étions fatigués des bains de mer.

Ce que j’aimais, c’était la pêche aux crevettes. Équipés d’une épuisette et d’un seau, nous raclions les bâches emplies d’eau que la mer oubliait derrière elle à marée basse. Les parents nous laissaient vivre sur la plage, nous nous surveillions mutuellement. Ils nous donnaient un paquet de ChocoBn pour le goûter, c’était le bonheur. J’étais le plus jeune et peut-être le plus rêveur. Le nord, le sud ne signifiaient pas grand-chose pour moi.

Un jour d’été, je poussai mon épuisette à côté de Lise. Peu attentifs à ce qui se passait autour de nous, nous marchions les pieds dans l’eau, uniquement préoccupés à remplir nos seaux. Elle attrapait moins de crevettes que moi, aussi je remplissais son seau pour que nous finissions plus vite. Rejoindre notre immeuble s’avéra plus compliqué que la pêche aux crevettes car la côte belge à ceci de particulier, c’est que, sur des kilomètres, les immeubles se ressemblent et forment un front de mer uniforme. Et comble d’horreur pour les enfants perdus, les postes de secours des différentes stations ont été bâtis par le même architecte et selon le même plan. Lise m’expliqua qu’elle habitait à Bruxelles, cette ville dont l’emblème est un Manneken Pis. Nous échouâmes au poste de police. À un policier flamand qui voulait nous secourir et nous demandait où nous habitions, je ne sus répondre que « Chez Tante Thérèse ». Cette année-là, elle m’avait invité pour les vacances de Pâques.

Un jour, je m’amusai tout seul sur un brise-lame. Ma tante m’aperçut juste avant qu’une vague plus forte que les autres ne balaie l’éperon rocheux. Elle poussa un cri et vola à mon secours. Elle eut tellement peur qu’elle me gratifia d’une gifle dont elle se souvint encore des années plus tard. Je devais être occupé dans un autre monde parce que je ne m’en souviens pas.

Je n’avais pas de frère, alors pendant ces vacances, un de mes cousins plus âgés en faisait office. Il n’était pas Dieu mais au moins Neptune. J’aimais le suivre dans ses aventures, il posait des lignes de fond le soir à marée basse et les relevait le lendemain ; il vivait au rythme des marées. Rien ne l’arrêtait, il prenait ses poissons à pleines mains dans un grand éclat de rire devant les mines dégoûtées de mes cousines. S’il avait été magicien, il ne m’aurait pas davantage impressionné. Je me souviens l’avoir plusieurs fois accompagné pêcher au carrelet dans un port un peu plus au nord. Nous prenions le tramway qui longeait la côte pour rejoindre les pontons. Ce jour-là, mon cousin avait pêché des anguilles. Pendant qu’il relevait ses filets, j’arpentais la plage en poussant mon épuisette et mon seau empli de crevettes. Nous sommes rentrés en tramway avec notre attirail et le produit de notre pêche. Malheureusement pour moi, mon seau s’est renversé dans le tramway et mes crevettes firent leur dernier trajet entre les pieds des voyageurs. J’étais bien triste de ramener chez moi mon seau vide. Mon cousin crut bien faire en donnant à ma mère des anguilles. Elle ne savait que faire de ces monstres vivants mais mon cousin ne s’arrêtait pas à ces détails. Il attrapa un serpent et lui claqua plusieurs fois la tête sur l’évier. Le sang gicla dans toute la pièce, Pollock n’aurait pas renié un tel dripping réalisé sur les murs mais il n’était du goût de ma mère. Je me souviens de son cri et du rire gargantuesque de mon cousin. « Ne t’inquiète pas, je vais tout nettoyer », lança-t-il en attrapant une éponge. Une giclée de sang ne l’impressionnait pas. La scène reste inscrite en ma mémoire comme si elle datait d’hier.


Mais tout cela est révolu. Mes cousins ont déménagé. J’ai longtemps accompagné ma mère sur la mer du Nord, ma sœur préférait emmener ses enfants s’ennuyer sur les plages exiguës et suffocantes de la Méditerranée. Je retrouvais Lise qui assistait sa mère. Nous restâmes voisins pendant des dizaines d’années, fidèles aux vents du Nord. Nous laissions parfois nos mères seules pendant que nous marchions les pieds dans l’eau. Nous prolongions nos discussions d’enfants à la terrasse d’une brasserie où nous mangions des fruits de mer. Je pêche toujours des crevettes, j’en apporte à Lise. J’adore quand elle prépare ces beignets aux crevettes. Nous les dégustions parfois avec nos mères. Je ne connais rien de meilleur que de manger ces fritures après une longue balade les pieds dans l’eau froide de la mer du Nord. Nos mères nous ont quittés, nous sommes orphelins. Lise loue toujours l’appartement du dessus. Parfois, nous allons, le soir, manger une gaufre sur la digue.


L’année dernière, Lise me proposa de nous retrouver sur une plage en Espagne. Je ne comprends pas bien ce que nous irions chercher là-bas quand nous avons tout ce qu’il nous faut ici, nos souvenirs, nos habitudes… Trouverions-nous seulement des gaufres liégeoises sur la Costa Brava ? Ici les gens nous connaissent. J’arpente la plage en tous sens avec mon seau et lorsque je rencontre un enfant égaré qui pleure en tirant son épuisette, je le reconduis chez lui. Je garde toujours mon paquet de ChocBn dans la poche pour le consoler. Cela doit rassurer les parents de savoir que je veille sur leurs bouts de choux. Quand il pleut, la plage est désertée, alors je mets mon chapeau et je vais pêcher au carrelet. Je me demande si Lise reviendra l’été prochain. J’adore ses beignets aux crevettes…



Tous droits réservés


* L'image : Encore plus ancien que l'époque évoquée dans ce texte de Durandal, mais le lien sous la photo mérite vos visites, foi de Tippi !



Belle occasion de partir en vacances ! Merci Durandal, ce texte tombe à pic ! 


Bel été à tous et soyez heureux ! Profitez bien !

Bien sûr, le vent soufflera bien quelques échos par-ci, par-là ! 




mercredi 1 avril 2015

DURANDAL - LE KALÉIDOSCOPE













LE KALÉIDOSCOPE



Sur la devanture du magasin de ma mère, les passants pouvaient lire en lettres capitales : Jeux pour Salons, Cercles et Cafés. La boutique plus que centenaire servait de point de repère sur le boulevard. Ma mère y vendait toutes sortes de jeu de société, de jeux de cartes, de beaux jeux en bois… Des chariots, des chevaux à bascules voisinaient les échiquiers en bois précieux et les figurines en ivoire. Elle suivit l’évolution du marché et sur les conseils d’un représentant, elle monta un rayon de farces et attrapes.


Elle vendait aussi des kaléidoscopes un peu particuliers. Ils se présentaient sous forme d’un tube dans lequel des formes colorées et géométriques apparaissaient au fur et à mesure que l’on tournait l’appareil. L’orifice obscur devant lequel il fallait placer son œil supportait une feutrine noire. Le spectacle offert par ce tube magique valait le coup d’œil mais ce n’était rien en comparaison du spectacle qu’offrait le client après avoir reposé l’appareil : un cerne noir du diamètre du tube entourait son œil pour le plus grand plaisir des personnes présentes dans le magasin. Le client était le seul à ne pas voir le rond noir sur son visage et il se demandait pourquoi tout le monde riait autour de lui. Ma mère lui conseillait de se regarder dans les miroirs placés au fond de l’étagère. L’effet du kaléidoscope saisissait les plus flegmatiques. Ils lançaient un « Oh ! » dans le magasin. Ma mère arrivait à garder son sang-froid pour ne pas rire. Elle souriait et tendait un mouchoir au client qui riait de bon cœur en songeant aux prochaines victimes de la farce qu’il jouerait chez lui s’il achetait l’objet qui offrait ce spectacle merveilleux. Ma mère conseillait aux acheteurs de frotter le bord de la feutrine contre un bouchon de liège brûlé pour obtenir l’effet escompté.

Ce que je fis, lorsque le premier avril, j’apportai ce tube à merveilles à l’école. Ce jour-là, nous avions une interro de maths sur les repères orthonormés. Je laissais le tube magique sur mon bureau. Le professeur, en blouse blanche, écrivit l’énoncé de l’exercice sur le tableau noir. Nous nous concentrions sur nos copies au bruit des règles et des stylos que nous manipulions pour tracer les axes x et y. Notre professeur passa dans les rangs comme il le faisait à son habitude. Je m’apprêtais à dessiner un cercle lorsque je sentis sa présence à mes côtés. Il saisit l’objet, je levai le nez. Il ne me demanda pas d’explication et regarda à travers l’orifice. Il trompa son ennui quelques minutes, il s’en mit plein les yeux. Il observa l’ingénieux mécanisme de l’appareil. Il le reposa sur mon bureau et me sourit pour me remercier du spectacle. Un beau cercle noir entourait son œil. Je m’efforçai de ne pas rire, comme ma mère savait si bien le faire.


Mais quand il retourna à son bureau sur l’estrade, tous mes camarades éclatèrent de rire. Le pauvre homme vécut un grand moment de solitude. Moi, je me cachai derrière le dos de mon voisin de devant, je rentrai les épaules, je craignais qu’une main géante m’extirpe de mon siège. Un de mes amis eut la bonne idée de crier « Poisson d’Avril » et les rires redoublèrent. Notre professeur ne comprit pas la cause de l’hilarité générale. Je me souviendrai longtemps de son regard qui, je ne sais pourquoi, ressemblait à celui de mon poisson rouge. Le prof restait calme, il souriait ahuri et décoré de son étrange monocle. Il cherchait en vain ce qui dans sa tenue prêtait à rire, il redoutait le pire. Ce fut une élève du premier rang qui lui indiqua que son œil portait un cercle noir. Il prit son mouchoir, se frotta et constata les dégâts. La cloche sonna, je m’enfuis de la classe mais au moment de franchir la porte, j’entendis mon nom prononcé. Je revins sur mes pas et me dirigeai vers l’estrade comme un condamné vers l’échafaud.

Nous restâmes tous les deux dans la salle de classe. Il me demanda de sortir le kaléidoscope. Sais-tu comment fonctionne cet engin, me demanda-t-il ? Non, avouai-je ! Il passa le doigt sur la collerette noire et quand il vit la suie sur sa peau, il comprit le vilain tour que je lui avais joué. Tu vas étudier cet appareil, tu distingueras les axes, des centres de symétrie des rosaces qu’il présente et lundi, tu nous feras un exposé sur le résultat de tes recherches. Il jouait les grands seigneurs, il ne me collait pas, il préférait me torturer.


Et le lundi, sur l’estrade, j’essayai d’expliquer tant bien que mal le jeu de miroirs de l’appareil. Le prof vint à mon secours. Au cours suivant, il me soumit devant la classe à une série d’exercices concoctés par ses soins et il nous donna un devoir non surveillé (dns) sur un secteur du kaléidoscope. Par un fait exprès, les axes et les centres de symétrie collaient parfaitement à notre programme. Mes camarades de classe me bénirent ! Quand le mode de formation des images kaléidoscopiques fut éclairci, il me demanda de dessiner une rosace entière et de la colorer. Je passai un temps fou à repérer les endroits où poser les couleurs justes. Au bout d’un moment je saisis la technique, je faisais tourner ma feuille afin de repérer plus vite les endroits où poser les bons coloris. J’exhibai mon travail devant toute la classe, un oh d’admiration envahit la salle. Le prof me demanda s’il pouvait conserver ma rosace. « En souvenir », me dit-il en souriant. Il l’inséra dans la couverture plastifiée de son classeur et promena mon travail à la vue de tous.



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samedi 14 février 2015

DURANDAL - TOMBER AMOUREUX











Tomber amoureux


Il y a encore peu, je me demandais comment je pouvais tomber amoureux puisque, par définition, avant de tomber amoureux on ne connaît pas la nature de l’amour et ce dans quoi on va tomber. Je savais nager, marcher, je connaissais toutes sortes de choses plus ou moins utiles mais aimer restait l’inconnu. Pourtant je recevais des encouragements de toutes parts: « Tu verras, c’est génial, rien de meilleur ne peut t’arriver dans la vie… » Mais ces encouragements ne me servaient pas davantage que ceux que l’on prodigue à un futur mousse qui n’a jamais vu la mer. Bien sûr, je regardais autour de moi, je voyais des exemples mais je ne distinguais pas vraiment les bons des mauvais, ceux qui m’attiraient et ceux qui me révulsaient, ceux qui s’arrêtaient en route ; ceux qui duraient et ceux qui n’en finissaient pas de finir… J’écoutais aussi, les jugements entendus ne correspondaient pas toujours à l’idée que je me faisais de la vie : ceux qui étaient faits pour s’entendre ne s’écoutaient plus, celle qui était mieux que lui se trouvait délaissée pour une qui disposait de moins d’atouts… J’étais convaincu que je ne savais pas grand-chose mais que les autres n’en savaient pas davantage… Certains prétendaient qu’il fallait être taillé dans le même bois que sa moitié, d’autres qu’il fallait être complémentaire pour que la vie soit intéressante. Il valait mieux se disputer que de vivre une désespérante harmonie… Il est des écheveaux inextricables !


Bref, j’étais perplexe, je cherchais l’amour comme un inspecteur mène l’enquête. Je traquais le crime, j’entrais dans les maisons à la recherche d’un indice, j’interrogeais les suspects pour savoir s’ils ne cachaient pas un crime dans un coin. Il m’arriva de croire avoir trouvé un crime de grande ampleur mais en grattant un peu je m’apercevais que ce n’était qu’un amour de façade. La sincérité faisait défaut aux délinquants. Le crime n’était pas vraiment commis en bande organisée, (excusez-moi je voulais dire en couple), c’était un crime en sursis. Un jour, j’entrais par mégarde en pleine scène de ménage, je rebroussais chemin, je croyais faire fausse route mais l’apparence est parfois trompeuse. J’appris qu’une bonne mise au point valait mieux qu’une froide indifférence. Je suis revenu sur mes pas, aucun ne baissait pavillon, ils s’exprimaient sans écraser l’autre. Mais lorsque l’un des deux protagonistes sortit en claquant la porte, je ne sus plus que penser.


Alors que je me concentrai sur un sujet trop scolaire et que je pensai être à cent lieues du souci qui me tracassait, j’eus l’illumination. Marie et moi étions voisins de classe, nous partagions le même banc. Lors d’un tp, elle se leva pour aller chercher un bocal ou autre chose, je ne sais plus, elle se pencha pour prendre un objet sur la table, ses cheveux effleurèrent mon visage, je sentis son odeur et quand elle se rassit, j’étais amoureux.


Face à un mur d’eau invisible, nous poussâmes un seul et même cri en silence. Le flot nous happa et nous tourneboula. Nous fûmes submergés, nous perdîmes pied mais à aucun moment nous eûmes peur. Quand la vague nous rejeta sur nos bancs, et que nous pûmes respirer à nouveau, nous nous sommes souri. Je ne sais combien de temps dura notre sidération mais je crois qu’elle durerait encore si la cloche ne nous avait fait sursauter. Nous rangeâmes nos affaires et notre vie. Dans le couloir, nous marchions d’un même pas décidé, énergisés pour porter nos plus beaux rêves.

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Sans transition aucune, une chanson de Benabar que j'aime particulièrement et qui évoque un certain côté des amours adolescentes 







"Certaines tombent amoureuses
C'est pur, ça les élève
Moi j'tombais amoureuse
Comme on tombe...d'une chaise"

Extrait de "Je suis de celles" de Benabar



C'est ma façon d'exprimer ce fameux balancier féminin au texte de DURANDAL. 
De quoi je parle ? Eh bien passez donc faire un tour sur cet autre texte "L'horloge de ma grand-mère" et recevez cet appel à textes de Durandal en sa réponse au commentaire d'Eponine : 


"Qui écrira le pendant féminin de ce texte ? Il s'ennuie tout seul sans sa vis-à-vis."


 Dixit Durandal, l'auteur qui éveille nos souvenirs !


Belle invitation ! Que ce soit en réponse à son "L'horloge de ma grand-mère" ou bien à ce texte présentement "Tomber amoureux"




dimanche 25 janvier 2015

DURANDAL - L’HORLOGE DE MA GRAND-MÈRE





Tic tac et talons hauts !


L’horloge de ma grand-mère



Ma mère se levait de bonne heure pour traire les vaches, ensuite elle allait à la messe. Mon père s’occupait de la ferme le matin et tous les après-midi, il était parti jouer aux cartes à St Joseph, au bistrot situé en face de l’église, c’est dans cette paroisse que se réunissaient les bet’azels (c’est ainsi que l’on appelle les joueurs de belote par chez nous).  

Il m’arrivait d’aller le chercher quand il faisait semblant de ne pas entendre les sept coups au clocher de l’église. Parfois, il ne revenait pas d’ailleurs, il passait la nuit enfermé dans l’arrière-salle aveugle du bistrot à taper le carton. Je crois qu’il ne savait même plus l’heure qu’il était, il n’avait pas de montre, il n’avait d’autre horloge que le soleil, du moins le matin, parce que l’après-midi, la notion du temps lui échappait. Il vivait avec les bet’azels dans une joyeuse camaraderie.



Un soir, ma mère m’envoya à St Joseph chercher mon père. J’arrivai au mauvais moment car Marie apportait des verres de bière aux joueurs. Machinalement je me suis retourné lorsqu’elle s’éloignait avec les verres vides. Cela sentait bon la soupe à St Joseph, c’était samedi, je pressentais que mon père ne reviendrait pas manger chez nous. Les plis de la robe de Marie s’agitaient dans un mouvement de balancier, un balancier comme celui de l’horloge de ma grand-mère. Georges, qui  était le plus glauque de la troupe, essaya d’imiter les ondulations de Marie pour se moquer de moi. Pas bien malin mais pas un mauvais bougre dans le fond. Quand je sortis de l’antre des Betazels, il me cria à la cantonade : « Fais de beaux rêves ». Mon père le fustigea du regard et lui dit de fermer sa grande gueule. Cela me rassura d’être soutenu par la voix de mon père. S’il ne l’avait fait, je n’aurais peut-être plus osé franchir la porte du St Joseph.


Je ne savais pas que l’ondulation de la robe de Marie allait me poursuivre toute ma vie. Je me suis longtemps demandé si les filles faisaient exprès de s’agiter comme le balancier de l’horloge de ma grand-mère. J’essayai plusieurs fois, lorsque j’étais seul, de me balancer ainsi que je les voyais faire. L’exercice me parut d’autant plus difficile que je ne savais pas si je le faisais correctement. Faute d’avoir les yeux derrière la tête, le miroir ne m’apportait pas un grand secours.


Un jour, j’entendis dans la bouche de Brassens une mélopée qui me laissa perplexe: « J' lui enseignai le moyen d'bientôt faire fortune en bougeant l’endroit où le dos r'ssemble à la lune ». Il expliquait lato senso que pour marcher de la sorte, un apprentissage était nécessaire. Peut-être les filles apprenaient-elles à marcher comme elles apprenaient à sauter à la corde ou à jouer à la marelle ?


Je continuais mes observations, je suivais les filles qui portaient des hauts-talons. Était-ce un truc pour amplifier le mouvement. Je profitai de l’absence de ma mère pour essayer ses chaussures à talons. C’était diablement casse-gueule ce machin-là, je compris pourquoi ma mère les mettait si peu souvent mais je me demandais pourquoi les femmes se donnaient tant de mal pour ondoyer de la sorte ? Pour moi, cela relevait de la coquetterie. Elles se maquillaient, portaient des cheveux longs… Elles utilisaient tous les subterfuges pour se différencier.



Pendant les vacances de Pâques, ma tante m’invita quelques jours chez elle, elle habitait près de la Préfecture.  Ma mère était contente que j’aille chez sa sœur « à la ville », elle disait que cela me sortait, qu’il fallait que je m’habitue parce que je ne vivrais pas toute ma vie dans une ferme… Je me demandais ce qu’elle voulait dire quand-même. Qui allait s’occuper de mes lapins si je n’étais plus là ? Un matin, je pris l’autocar et Fabien, mon cousin vint me chercher au terminus. 



Lorsque mon cousin prenait ses cours de piano, ma tante allait faire ses courses et m’emmenait avec elle. J’aimais bien l’accompagner, il y avait du monde, cela bougeait, on rencontrait des gens qu’on n’avait pas vus la veille. Je demandais sans cesse à ma tante qui étaient ces gens, elle me répondait qu’elle n’en savait rien. J’ai cru un moment qu’elle me mentait, qu’elle ne voulait pas leur avouer que j’étais son neveu, elle avait honte de moi. Dans mon village, je connaissais tout le monde, je ne faisais pas tant de manières. 


Lorsque ma tante entrait dans un magasin, je restais devant la vitrine et je regardais les gens passer. Enfin, surtout les femmes, je les voyais s’éloigner et j’observais le regard des hommes. Certains d’entre eux se retournaient pour suivre d’un regard concupiscent la femme qu’ils venaient de croiser. Je crus vraiment ce jour-là que les femmes ondulaient pour se faire remarquer. Mais cet étrange mouvement ne se voyait que lorsque les coquettes montraient leur dos. Peut-être s’agitaient-elles ainsi pour dire au revoir ?


Ma tante prit l’habitude de me laisser sur la grand-place pendant qu’elle faisait ses emplettes, moi j’adorais cela, je me régalais de voir autant d’animation autour de moi. Je restai sans bouger à mon poste d’observation comme une buse sur un poteau télégraphique. Ma tante s’en étonna d’ailleurs auprès de ma mère.

Mon cousin jouait avec son épée dans une salle d’armes tandis que ma cousine faisait des cabrioles dans un gymnase. La ville avait ceci de magique, non seulement il y avait des magasins où vous trouviez toutes sortes de choses que vous ne voyez jamais chez nous mais vous pouviez pratiquer des sports que l’on ne voyait qu’à la télé. À la campagne, nous jouions aux flibustiers avec nos épées en bois sur le parvis de l’église quand Monsieur le Curé avait le dos tourné. Fabien, engoncé dans son casque et son brocart blanc maniait le fleuret sur la piste.

Dans le jardin, nous nous amusions parfois avec nos bâtons en bois. Bien sûr, il savait manier l’épée et il voulait absolument que nous respections les règles car à ce jeu-là, il me dominait mais moi je voulais me battre, rouler dans l’herbe, le plaquer au sol, jouer de tout mon corps, avoir mal… Mon cousin n’aimait pas jouer à la bagarre. 

Un jour, alors que Fabien prenait son cours de piano, j’accompagnai ma tante à une compétition de gymnastique à laquelle participait ma cousine. J’espérai que ces jolies gymnastes, habillées en baigneuses, me révèlent le secret du balancier ? Elles marchaient d’un pas décidé et n’ondulaient pas comme les femmes que je voyais dans la rue. Quand elles couraient, je me concentrais sur leurs silhouettes mais tout cela allait trop vite pour que je comprenne l’explication du phénomène qui me tracassait. Après cette compétition, je pensai que ce mouvement de pendule qui animait les femmes n’était pas naturel mais qu’elles usaient de ce stratagème pour faire leur intéressante et attirer le regard des hommes. D’ailleurs, les robes à crinoline du Grand Siècle, aperçues dans mon livre d’Histoire, prouvaient par leur extravagance que les cocottes aimaient accentuer l’amplitude du balancier.

Le mystère restait entier. Un jour, une femme sanglée dans des pantalons étroits (à cette époque, la mode ne parvenait pas à s’implanter dans nos bourgs) passa devant moi, je la suivis pour comprendre le mécanisme d’un tel chambardement. Cela bougeait dans tous les sens, je n’y comprenais plus rien au point que je me demandais si elle n’allait pas se retourner hilare et me dire : « je le fais bien ».



Plus tard, j’ai eu l’occasion d’aller à la plage mais le mystère de lhorloge de ma grand-mère ne me préoccupait plus autant, j’avais passé l’âge, je cherchais à percer d’autres mystères.


Et puis il valait mieux ne pas s’arrêter à cela, il fallait parler aux donzelles de manière diserte, d’un air détaché, comme si tout allait de soi et que le monde nous avait révélé tous ses secrets. Mes obsessions de jeunesse s’effritèrent, d’autres les remplacèrent.




Au décès de ma grand-mère, j’ai insisté pour récupérer son horloge. Le copain de Fabien n’a pas compris pourquoi je revendiquai cet objet avec autant de véhémence.




Tous droits réservés


Un petit tour de lune avec Brassens, ça vous dit !





jeudi 18 décembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - L'ORANGE DE NOËL




MISE EN VOIX JAVA




L'orange de Noël



Cinq sous au fond d'la poche,
Faisant crisser mes galoches,
J'pars chez la Mère Fannie,
L'épicière d'la rue Saint-Denis.

Des belles me font les yeux doux
M'appellent « Mon p'tit loup,
 Mon gentil roudoudou. »

Des fois qu'elles en voudraient à mon pécule,
J'prends l'air d'un Jules, d'une vraie crapule.

« Quoi donc tu fais ici, par c'temps pourri ? »
M'lance - l'œil encarté - la grande  Sophie.

J'réponds à la chabraque de frangine
Qu'ma mère elle manque de vitamines
Et vu qu'c'est bientôt la nuit d'Noël
J'veux lui offrir des oranges et du miel.

J'vois les filles de la rue qui se gondolent
S'frappent les cuisses, lèvent leurs guiboles
Fourragent dans leurs fringues de coulisse
Fliquées par un jeune mac en pelisse.

Elles m'font un signe, et une p'tite à chignon
Me tend une poignée de jolis biffetons.

« Tiens v'là d'quoi t'acheter six livres d'oranges,
T'es trop giron l'crapaud, avec ta trogne d'ange,
Tu bichoteras ta mère d'la part des croqueuses
Sois chouettard avec elle, rends-la heureuse ! »

J'aimerais bien toutes les embrasser,
Mais le mac commence à m'reluquer.

Alors?
Vingt francs au fond d'la poche,
Faisant glisser mes galoches,
J'repars chez la Mère Fannie,
L'épicière d'la rue Saint-Denis.





Texte protégé et déposé
sur le site iPagination


dimanche 22 juin 2014

ALLISON - PETIT-ANGE 2 (ADOLESCENCE)














Petit-Ange 2 (Adolescence)



Le silence est d'or.

Couchée au fond de la piscine, Petit-Ange fixe les formes qui s'agitent autour d"elle.

Le mur liquide qui les sépare amortit le bruit, sans pour autant parvenir à le noyer totalement:

"Elle devrait se faire interner..."

"Elle ne parle pas. Il parait qu'elle est autiste..."

Comme des coups de bélier dans un mur que Petit-Ange entretient depuis maintenant plusieurs années, l'élévant à la gloire du vide qui la gouverne. Protection illusoire, Mur des Lamentations dont les fentes abritent ses biens les plus précieux...

Petites perles que Petit-Ange enfile sur un fil de fer trouvé dans un recoin méconnu de son être; perles de vies sur fil imaginaire, vies fictives enmêlées dans une bibliophilie désespérée pour vaincre l'idée d'une mort de plus en plus espérée; éclats de personnages qui peu à peu commencent à prendre pied dans la réalité déformée de Petit-Ange.

Les mots des autres s'effacent sous la pluie des années de collège, mais la honte est un sentiment tenace...indélébile, crasse noire sur un coeur à vif d'avoir voulu être purifié, normalisé.

C'est pour ça que Petit-Ange ne va plus manger à la cantine, jamais.

Elle n'aime pas manger toute seule, Petit-Ange. Le collège est si grand, il y a tant de monde. Pourtant, personne ne veut venir manger avec elle, et tout le monde refuse de venir s'assoir à côté d'elle. Pire, ils l'espionnent, déposent leurs plateaux vides à sa table avant de s'enfuir en riant. Oui, la honte, ça ne part pas. Une fois que c'est là, ça ne part plus. Une tache de plus.

Alors, Petit-Ange s'interroge: au lieu de la soigner, les pillules qu'elle prenait pour la Fée Bleue n'ont pas fait d'elle une vraie petite fille; ce qu'elle comprend, c'est que plus elle guérit, plus elle dérive, plus elle périt aux yeux des autres.

Le collège, loin de la faire grandir, devient un lieu dévoué à son humiliation quotidienne: bourreaux scrupuleux, camarades et professeurs la condamnent sans possibilité de remise de peine: "Cette fille est mauvaise. Protègons les gens normaux contre elle."

Mais le mur tient bon, préserve une hibernation du cœur qui commence à durer...

Petit-Ange se tait toujours, même quand on lui arrache son livre pour le jeter sur le bitume glacé et trempé qui griffe les précieuses pages de ses aspérités.

Elle se tait, elle mérite ce qui lui arrive. Sinon, pourquoi chacun aurait-il au même instant le même élan de violence à son égard ?

Alors Petit-Ange se cache pour regarder les autres, non pas avec envie, mais pour essayer de comprendre ce qui ne va pas chez elle.

A vrai dire, ce n'est pas particulièrement dur à saisir: alors que tout contact physique lui est refusé, (par crainte de contagion?) la tactilophilie des autres la rejette toujours dans une sorte de brouillard, espace-temps social à l'air vicié.

Couchée au fond de la piscine, Petit-Ange voit ses bulles d'espoir s'envoler vers la surface, tandis que son corps tout entier se révolte contre le traitement que l'âme lui inflige.

"Pourrais-je un jour oublier? Trouver le bonheur...la paix?"

ALLISON - L’HYPERACTIVITÉ PAR PETIT-ANGE (EXTRAIT 1)












L'hyperactivité par Petit-Ange 

(Extrait 1)




C’est comme lorsque tu pars en vacances. Tu es sur la route, et parfois tu passes devant quelque chose dont tu te souviens, un repère. Tu ne sais pas où se trouve ce repère avant d’y arriver, c’est seulement quand tu passes devant que tu t’en souviens. Les gens autour de moi sont comme ça, des repères dans ma vie, sans qu’ils en fassent vraiment partie. Je passe de l’un à l’autre sans vraiment me sentir liée, alors que tout le monde a au moins une personne qui le connait vraiment. Moi, personne ne me connait, même si beaucoup en sont persuadé. J’ai sans arrêt l’impression que c’est trop tard, que cette partie de moi est définitivement tronquée.

Je ne sais pas à quel moment de ma vie j’ai commencé à prendre en compte le TDAH dans mon comportement, à me demander si mes actes étaient réellement le résultat de mes désirs ou une simple conséquence neurobiologique, mais la différence a toujours influencé mes pensées, et mon rapport aux autres.

Il existe tant de manières de faire comprendre à quelqu’un qu’il est différent, chaque nuance semble trouver en nous un écho, une couleur, une note : un instant immobile auquel nous revenons sans cesse pour comprendre. Les gens pensent que se taire suffit à cacher ses pensées, ou que les expliciter ne changera rien à leur vie ; les parents pensent que la remarque nous fera changer… par amour pour eux, mais l’inverse existe-t-il ? Leur autorité nous transperce.

Seulement, transpercer, c’est passer au travers, et on esquive tout ce qui vient d’eux, brisant le lien. L’empathie des enfants, surtout des enfants hyperactifs, rend tellement précaire leur relation avec ceux qui les élèvent, sans que personne ne s’en rende compte. Cette sensation d’incompréhension n’est pas un mot, comment le dire ? Qu’en faire ?
Chacune des parties pense être la défaite, l’échec de l’autre : mauvais parents, ou mauvais enfant ? J’ai ressenti ce questionnement chez mes parents, en particulier chez mon père : loin d’être ce que je devais être, j’étais tout de même, et ces deux moi ne faisaient qu’accentuer ma différence.

Mon besoin de comprendre, de me comprendre, n’a jamais été pris en compte durant mon enfance. Peut-être n’ai-je pas été capable d’exprimer clairement ce désir, peut-être même n’ai-je pas été capable de m’en rendre compte alors, aussi clairement qu’aujourd’hui ; néanmoins, je pense que cela m’a manqué, et a nettement influencé mon rapport aux autres : aime ton prochain comme toi-même…
Tout ce qu’on me renvoyait, c’était que j’étais un concentré de trop : trop bruyante, trop violente, trop dispersée. Pourtant, je ne me suis pas sentie particulièrement différente avant d’arriver au collège, mes difficultés scolaires bien moins importantes que par la suite, même si le fait que mes résultats ne soient pas à la hauteur de mes capacités soit souvent revenu dans mes bulletins, années après années. Le reste était flou, vague. Je ne me voyais pas, tout simplement.

Le sentiment de différence est venu progressivement, au fur et à mesure que mes intérêts se précisaient, car je pense que ce sont eux qui m’ont réellement éloignée des autres enfants. J’aimais particulièrement les livres, passion encouragée par mes grands-parents, anciens libraires. Le temps que je passais chez eux était considérable… temps hors du temps, stable et immuable. Je ne me sentais pas totalement seule alors, parce que je me sentais connectée à mon grand-père : calme, toujours calme face au encore jeune homme tourmenté qu’était mon père, qui n’a d’ailleurs guère changé. Je n’ai pas les mots pour exprimer ce lien qui me liait à lui, pas plus que pour expliquer les raisons qui m’ont poussée à m’en détacher.

Mon hyperactivité n’est pas tombée du ciel, contrairement à ce que mon père a toujours voulu croire. C’est lui qui me l’a transmise, et son refus de l’admettre résonna longtemps comme un rejet, avant que je me rende compte qu’il était aussi seul que moi, enfermé dans un masochisme qui le pousse à détruire tout ce qui pourrait lui apporter du bonheur : que ce soit dans ses relations amoureuses ou familiales, son impulsivité et son refus de dialogue, ses incessants retours aux périodes difficiles de sa vie poussaient quiconque à restreindre ses conversations avec lui. Il ne semblait jamais s’en rendre compte, préférant certainement se persuader qu’il était quelqu’un de particulièrement épanoui.

Cependant, cette attitude était douloureuse pour moi, qui n’avais aucun mot à mettre sur cette sensation de déchirure que m’inspiraient les souffrances ignorées de mon père, associées à mon impuissance à l’en soulager ; et je n’appréhendais que davantage celles dont j’étais l’origine.
Mon père n’était pas le genre de père calme, modéré, conscient d’avoir en face de lui des enfants, à la fois sensibles et en cours d’apprentissage : il nous demandait sans cesse de nous conduire en adultes, alors que mon frère et moi n’avions pas dix ans. Chaque erreur d’enfant prenait avec lui figure d’échec d’adulte, tandis qu’il nous abreuvait de ses rancœurs liées à son service militaire ou à son divorce d’avec notre mère, et je lui en voulais de nous imposer ça : mon petit frère, alors très proche de notre mère, souffrait de l’entendre dire qu’elle nous avait mis dehors, qu’elle ne voulait plus de nous, qu’elle préférait s’amuser avec ses copains et copines au lieu de s’occuper de nous ; et moi, je lui en voulais de se servir de moi comme réceptacle de sa douleur, m’obligeant à porter une croix qui n’était pas la mienne. Mon empathie démesurée me forçait pourtant à me l’approprier, à faire mienne cette sorte de colère qui, à défaut de se diriger contre une cible concrète, explose dans toutes les directions et touche les êtres qui nous sont le plus chers.

Cette empathie, ce pouvoir d’invoquer en nous des sensations et des émotions qui ne nous appartiennent pas, qui ne sont ni justifiés par une situation, ni même le souvenir d’une situation passée, est une des caractéristiques qui montrent à quel point notre vie psychique est à la fois instable, intense, riche et impersonnelle.
Instable, car nous avons conscience, simultanément, de toutes les possibilités et combinaisons du comportement des autres au même niveau que de nous-même, si bien que la frontière entre la particularité de notre être et l’universalité dont nous faisons l’expérience nous apparait floue dès notre plus jeune âge, nous donnant cet aspect rêveur : nous nous perdons dans des milliards de nuances que nous vivons simultanément et totalement.

Intense, car cette expérience nécessite une intervention de notre part, sans quoi ce brouhaha silencieux viendrait parasiter la plus infime de nos pensées : c’est un compromis que nous devons faire avec nous-même ; comme tout roi, dans toutes ses prétentions à gouverner, ne peut réaliser sa tâche (et donc se réaliser lui-même en tant que souverain) s’il ne tient pas compte des phénomènes qui forment et régissent ceux et ce sur quoi il règne, l’hyperactif doit s’ouvrir à l’ensemble des évènements qui l’influencent, trouver dans cette succession d’idées les moyens de se démarquer par la justesse de ses réflexions sur des sujets qu’il n’a pas étudiés : c’est là la plus grande force de l’hyperactivité, cette faculté de pouvoir prendre position et discuter « sérieusement » de choses auxquelles nous n’avons jamais pensé auparavant.

Riche, donc, puisque ces expériences internes nous permettent de créer nous-même du savoir, processus favorisé par le rejet dont nous sommes dans l’ensemble victime : là où la sociabilité semble pousser à s’oublier au profit de l’autre, l’hyperactif aura une meilleure connaissance de ses capacités, le poussant à expérimenter des choses difficiles, voire dangereuses : contrairement à ce que pensent les psychologues, cela tient moins à notre désinhibition (qui s’exprime autrement), qu’à un besoin de réussir ce que nous avons besoin de réussir : nous possédons une force énorme qui, à défaut de nous protéger des dommages physiques, nous permet d’évoluer à travers la difficulté : nous avons conscience du danger, mais nous voyons également au-delà, contrairement à notre entourage.
Cette connaissance de nos capacités nous permet également (malheureusement ?) de prendre conscience de l’écart entre celles-ci et celles que l’on attend de nous : être capable de nous intéresser à des choses jugées importantes, mais dont la puissance émotionnelle est faible, voire nulle ; seules les choses provoquant un élan émotionnel fort peuvent retenir une personne qui a en elle-même un fonctionnement purement émotionnel.
Impersonnelle, enfin, car la possibilité de ressentir des choses qui ne sont pas des stigmates de notre vie réelle, de comprendre tant de mécanismes sans pour autant parvenir à les faire fonctionner en dehors, nous donne l’impression d’exister davantage en favorisant l’invention constante qu’en utilisant exclusivement les choses qui sont soit provoquées par des évènements réels, physiques, soit le fruit d’un enseignement concret dont nous devons pourtant rendre compte ; c’est dans l’ailleurs que nous trouvons ce dont nous avons besoin pour rester en mouvement dans notre existence, une drogue dont nous ne pouvons pas nous délivrer sans avoir l’impression de nous gâcher : ni nous ni l’autre, nous ne pouvons vivre qu’à travers l’ailleurs, c’est-à-dire ce que je conçois sans connaitre.



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ALLISON - L’HYPERACTIVITÉ, PAR PETIT-ANGE (EXTRAIT 2)

















L'hyperactivité, par Petit-Ange 



(extrait - Partie 2)





On commence alors à chercher chez les autres des manifestations de cet ailleurs qui se trouve dans notre tête, tant le besoin de partager ce dont nous n’arrivons pas à parler est fort en nous ; nous cherchons un écho, une sorte de résonance d’un autre esprit sur notre fréquence, et c’est pour cela que nous n’avons la sensation de nous épanouir pleinement qu’à travers des relations que l’on qualifie de fusionnelles : cela débloque quelque chose en nous, nous aide à nous localiser dans le temps et l’espace en nous affirmant dans la réalité.
Une relation fusionnelle crée de la difficulté, et cette difficulté naturelle détruit l’ennui qui restreint nos capacités : le meilleur moyen de stimuler un enfant hyperactif est à mon avis de créer de la difficulté autour de lui, des épreuves, des occasions pour lui de prouver et développer ses compétences de manière ouverte. Il est important que les parents se rendent compte que leur enfant découvre le TDAH en même temps qu’eux, et qu’il est nécessaire qu’ils fassent l’effort de mener leurs recherches sur ce trouble conjointement avec l’enfant pour que celui-ci prenne conscience qu’il peut en parler et poser des questions qui l’aideront à se construire une identité concrète.
Et éviter une phrase trop facile : « Je ne suis pas médecin, je ne peux pas t’aider/comprendre ».
Être seule face à mes parents ne m’a pas empêchée d’être sensible à leur influence ; mais, une fois encore, c’était tout ou rien…
En effet, bien que je ne me sois jamais sentie liée à mon père, je le comprenais tellement que je me sentais toujours obligée de revenir psychologiquement à lui : sa personnalité forte, en prenant pied dans mon esprit, est devenue une étrange schizophrénie que j’ai mis du temps à maîtriser sans pour autant parvenir à la faire disparaître. D’autres ont suivi, les personnalités les plus fortes continuant à vivre de manière autonome dans un coin de ma tête ; c’est un sentiment d’intrusion que certaines personnes provoquent en moi sans le savoir, et je dois sans cesse lutter pour ne pas être submergée par ces caractères qui ne sont pas moi.
Alors, malgré la fatigue, je dois me forcer à maintenir une sorte d’attention interne afin de combler chaque faille dans laquelle pourrait s’engouffrer quelque chose que je ne saurai contrôler.
Cet aspect de l’hyperactivité est pour moi le plus perturbant, celui dont je n’ai jamais parlé lorsque l’on m’a demandé ce que je ressentais en tant qu’hyperactive. Les autres ont déjà si peur de nous, certains établissements nous refusant même dès l’enfance, ou nous acceptant à contrecœur ; savoir que nous sommes en permanence sur le point de basculer dans un état tel que seule la terreur qu’il nous inspire nous permet de lutter à chaque instant de notre existence ne ferait que nous exclure davantage, nous obligeant à nous haïr nous-même en absorbant la haine des autres envers nous et leur peur pour nous fragiliser encore plus.
Et oui, même les monstres peuvent pleurer.

J’ai eu la chance d’avoir été acceptée en primaire en dépit de mes problèmes de comportement, et n’en avoir jamais été exclue ; mais je me suis récemment sentie impliquée émotionnellement dans un fait divers qui m’a rappelée cette période : un enfant s’était pendu à un porte-manteau de son école après avoir été humilié par son institutrice (qui fut blanchie lors de son procès.).
J’ai eu quelques institutrices qui ont essayé de m’aider et me comprendre, et que j’aime recroiser à l’occasion ; cependant, je me souviens des heures passées seule dans le couloir silencieux et, plus encore, des après-midi dans le bureau de la directrice.
Assise par terre, le dos contre la surface lisse de l’armoire, posée là comme quelque plante verte et de telle manière que personne, en entrant dans la pièce, n’aurait pu m’apercevoir. Les motifs du sol sont à jamais incrustés sur ma rétine, chaque détail, jusqu’au calendrier délaissé mais toujours accroché au mur contre lequel je posais ma tête en essayant d’oublier mes membres qui perdaient lentement leur sensibilité, oublier le désespoir que j’éprouve chaque fois que je ne suis pas assez forte.
Je vivais ça comme un rejet de mon existence : là où une punition s’étend rarement au-delà d’une dizaine de minutes, j’étais ainsi « oubliée » pendant tout l’après-midi sans rien, et mon cœur d’enfant en a beaucoup souffert : aujourd’hui encore, lorsque je me retrouve seule, je ressens ce besoin étrange que quelqu’un me rassure en reconnaissant mon existence, en m’assurant que même seule je ne suis pas oubliée.




Les motifs s’incrustent dans la rétine de Petit-Ange, s’immiscent sous les paupières closes.
L’inertie est douloureuse, laisse trop d’espace à ses pensées vagabondes et désespérément indéfinies.
Elle-même se sent bien trop petite pour cette pièce trop grande. Trop d’espace dans un espace étranger, dans lequel elle est réduite à l’état de meuble, chose immobile posée dans un coin, entre une armoire et deux murs.
Petit-Ange ne se sent même plus humaine, si être humain c’est être comme eux. Elle n’est pas comme ça, pas ça, et elle sent la fracture en elle sans pour autant parvenir à mettre des mots sur son malaise, sa souffrance, mais aussi ses questions : sorte de « qui suis-je ? » abstrait qui résonne entre les murs du bureau vide. Lui non plus ne peut pas sortir.
Petit-Ange n’aime pas cette punition qu’elle est seule à subir, elle le sait. Le silence et l’inaction sont un blanc qu’elle doit mais ne peut couvrir.
Alors s’écoule un temps qui n’existe pas, au rythme d’un calendrier qui depuis bien longtemps ne compte plus, ni les mois.
Parfois, c’est dans le couloir que Petit-Ange cultive ses lacunes, mais debout, piétinant dans le vide. Parfois.
Ce n’est pas une mauvaise élève, pourtant ; et la rengaine des maîtresses est reprise trop facilement par les parents de Petit-Ange : « Tu pourrais faire tellement mieux si tu t’en donnais les moyens ! »
Des efforts qu’ils demandent sans cesse, l’effort d’être reconnaissant envers ceux qui lui font du mal.
Sous prétexte d’éducation…





Si la violence de notre vie nous perturbe, celle de nos actes nous condamne : enfant violent, enfant méchant ? La frontière est fine et aisément franchie, chemins de traverse pour une synthèse bâclée.
La violence sert à provoquer une action pour tromper l’ennui… certes. Mais aussi, surtout, à nouer un contact avec l’autre : notre incapacité à communiquer verbalement nos pensées nous pousse à chercher chez l’autre une réaction vis-à-vis de nous ; ainsi, notre conception de la violence, surtout dans ce qui touche la vie en communauté (comme l’école ou la famille), ne contient pas la notion de souffrance, de faire du mal à l’autre, même si nous mettons du temps à apprendre à nous contrôler, à ne pas nous laisser submerger.
Être à l’origine de la souffrance de quelqu’un d’autre, quel qu’il soit, peut nous bouleverser sans aucun rapport avec la gravité réelle des faits, et ce à n’importe quel âge ; des tâches de regret sur la peau de chagrin qu’est notre cœur d’enfant méchant.
Et pauvres parents ! En dépit de tous leurs efforts, ils ne peuvent pas changer cet enfant ingrat qui leur cause tant de soucis…
Il suffirait de pas grand-chose, pourtant, mais c’est beaucoup plus facile de payer un psy : au fil des séances, l’impression d’avancer dissuade de s’impliquer, puisqu’après tout « c’est une affaire de professionnels » ; et puis, le psy « a l’habitude ».
Oui, vous avancez. Vous avancez même si vite que vous ne nous entendez même plus vous appeler loin, loin, loin derrière.
Enfant méchant qui traine des pieds sur le chemin de la vie ou du supermarché, bloc de matière presque vivante, presque morte. Trop d’énergie, pour être sûr de ne pas s’effondrer sous le poids d’une tête de plus en plus lourde. L’énergie de se distraire sans la volonté d’aller plus loin.
Mais tout n’est pas toujours comme ça.
Parfois, aussi, la lumière jaune de fin d’après-midi s’échappe des nuages noirs pour caresser une façade familière ; ou alors un mot, un son, une porte vers quelque chose de nouveau, simple mais immense : plaisirs rares et solitaires car incompris, bras ouverts ou fermés de déjà grande personne.
Le temps qui s’écoule semble nous ignorer : hier, aujourd’hui et demain fusionnent pour ne plus former qu’un ensemble informe qui prend parfois la couleur d’un rêve ou deux.
Je suis ça aussi, parfois.
Incapable comme le vieux calendrier de mon enfance de compter les mois qui nous séparent de ton départ : c’est tout comme, mais tu es là encore, quand même…
Amour inconditionnellement étouffant, déficit profond d’attention de la part d’amis versatiles, imaginaires ou inaccessibles : est-ce un crime pour un enfant que de vouloir se faire aimer de n’importe qui, enfant ou adulte, pour peu que l’on sente chez cette personne une douceur, une prédisposition à nous aimer ? Et que nous ressentions spontanément une sorte d’élan affectif qui nous fasse transgresser quelques principes d’une morale d’adulte que ne comprenons même pas ?
Trop jeune pour les adultes, trop différente pour les enfants, j’ai pris le surnom d’Avalon au collège ; prisonnière d’un espace-temps entre deux mondes si opposés, sans appartenir ni à l’un ni à l’autre.
Beaucoup de punitions, la violence me permettant seule d’exprimer des choses que j’éprouvais sans pour autant les comprendre, ni parvenir à mettre des mots dessus : chacune est si vaste, si forte et pleine d’autres choses, si complexe qu’aucun mots, même les plus scientifiques, puissent me permettre de la partager dans son ensemble.
C’est une frustration permanente pour nous, et une véritable source de peine très tôt dans notre vie : nous aimerions tellement pouvoir partager cela avec ceux qui nous entourent, alors que ceux-ci voient dans notre silence un refus de communication ; quand on veut, peut-on toujours ?
Notre côté perfectionniste nous pousse alors souvent à adopter le raisonnement suivant : si je ne peux me faire comprendre qu’en partie, ou mal, alors pourquoi ? Pourquoi s’acharner, pourquoi lutter dans une guerre qui ne nous apportera rien, hormis de nouvelles blessures ?
Moi aussi, j’ai abandonné.
Parce que je pouvais faire des choses impossibles. Parce que j’avais tellement de choses en moi qu’ils n’avaient pas. Des idées, des défis, la force et le pouvoir de créer, de voir, de comprendre.
J’étais tellement mieux qu’eux, préférant toujours la difficulté pour récolter la gloire que je méritais.
Parce que j’étais possessive, aussi. Je ne supportais pas que mes amies aient d’autre amie que moi, et l’idée qu’elles m’abandonnent m’a obsédée dès l’école primaire.
J’ai abandonné parce que c’était facile. « J’y peux rien, ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas, ne peuvent pas comprendre ».
Parce que ça me donnait quelqu’un à blâmer quand je tombais. Perdre, alors, m’apportait davantage que réussir, parce que je pouvais regarder mes parents et penser : « si j’ai abandonné, c’est à cause de vous. »
J’ai abandonné, et passé ma vie à faire des conneries en baissant les yeux.

Tristesse, fatigue, frustration, injustice parfois ; autant d’émotions qui peuvent paraitre banales pour n’importe qui, mais qui nous poussent à renoncer à toutes les tentatives potentielles de communication assez jeune ; pour autant, si nous avons l’impression qu’une personne est « ouverte » (sensation dont nous avons conscience aussi intensément que du rejet), nous avons besoin de nous lier à elle dans un élan expansif spontané, si passionné et absolu que ça tranche avec notre attitude habituelle : nous avons conscience, quelque part, que ce n’est pas dans les règles comportementales des autres que de se conduire ainsi, mais l’espoir que représente cet espoir de partage nous submerge, nous pousse à ne pas en tenir compte ; notre conduite sera alors qualifiée de choquante, inappropriée, effrayera par l’intensité et l’intimité que l’autre pensera percevoir dans cette offrande d’affection.
C’est pourtant ce qu’il y a de plus pur en nous, d’une sincérité absolue, et je pense que le simple fait d’éveiller cela suffit à réparer quelque chose en nous, quelque chose qui n’a pas de nom.



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dimanche 23 février 2014

Elsa - La petite fille en rose















La petite fille en rose



L’estomac encore barbouillé du grand bol café au lait que sa mère s’obstinait à lui faire avaler au petit-déjeuner, Sylvie ouvrit son cartable et en vérifia une dernière fois le contenu.

Latin, mathématiques, français pour ce lundi matin du 8 janvier 1962. L’examen confirma la présence des manuels recouverts d’un épais papier bleu marine et étiquetés comme des pots de confiture, le lourd dictionnaire Gaffiot, les cahiers, la rédaction composée la veille, la trousse et le carnet de texte. Seule manquait à l’appel, la blouse réglementaire où son nom et sa classe, 6ème C, avaient été brodés au point de chaînette par sa grand-mère, la veille de la rentrée scolaire. Dans l’armoire de sa chambre, elle fouilla dans ses affaires. Une blouse rose et une blouse bleue reposaient sur le dessus d’une pile de chemisiers, propres et pliées avec soin. Elle prit celle du dessus et la glissa prestement dans son cartable entre le manuel de français et le Gaffiot.

La tonalité grave de la voix de son père, résonna dans le couloir :

- Sylvie, dépêche-toi, il est huit heures moins vingt, tu vas finir par être en retard ! Je t’accompagne jusqu’au métro, mais je pars maintenant… Tu es prête ?

Elle rassura son père d’une petite voix fluette. Leurs rapports restaient distants. L’homme était expert-comptable et travaillait dans un cabinet du huitième arrondissement. Il ramenait du travail le week-end à la maison et le maniement des chiffres, l’examen des bilans, constituaient sa seule et unique occupation. Sa fille ne lui connaissait d’autre hobby que le pianotage sur une calculette dont le ruban de papier créait d’innombrables volutes en fin d’après-midi sur le tapis du salon. Il ne sortait la tête de ses colonnes de chiffres que pour demander d’une voix lasse et voilée par ses quarante gitanes sans filtre, s’il était l’heure de passer à table. Encore lui arrivait-il d’oublier l’heure des repas.

Sylvie menait une vie bien ordinaire. Maison, lycée, devoirs, dîner. Recluse dans sa chambre, elle passait ses samedis après-midi à écouter en sourdine, sur son tourne-disque Teppaz, le 45 tours d’Hugues Aufray qu’elle avait acheté en économisant sur son argent de poche. Elle vouait une admiration sans bornes au chanteur. La chanson l’emportait inévitablement, au gré de la voilure d’un trois-mâts, doubler les feux de Saint Malo et voguer vers San Francisco. Elle avait, sur un planisphère punaisé au mur de sa chambre, tracé à la craie rose un grand arc de cercle qui l’emmenait jusqu'à Santiano et rêvait de longues heures, allongée sur le couvre-lit de satinette, d’être Margot attendant le retour de son marin. Ces excursions imaginaires formaient l’unique parenthèse de bonheur dans sa vie.

- Sylvie… je suis parti…

- J’arrive papa…

Elle le rejoignit sur le palier de l’appartement, tendit la joue à sa mère qui d’un geste rapide lui remonta son cache-col sur le nez et rabattit son bonnet au ras des sourcils. En passant devant la loge de la concierge, son père salua d’un « Bonjour Madame Monnier » les fenêtres à petits carreaux de la loge. La fillette s’étonnait toujours de ce rituel qui consistait à souhaiter une bonne journée à une porte. Ses parents avaient beau lui expliquer, qu’il s’agissait d’un moyen fort civil de justifier ainsi de sa présence ou de son absence à la gardienne de l’immeuble, l’incongruité du protocole ne cessait de la questionner.

Les deux cents mètres qui séparaient l’entrée de l’immeuble de la bouche de métro furent parcourus dans un silence de plomb, le père allongeant le pas comme s’il entendait déjà résonner à ses oreilles le grincement de la rame. En haut des marches, il adressa un sobre signe d’adieu à sa fille et les yeux rivés sur l’escalier bougonna un bref : «Ne traîne pas, tu vas finir par être en retard».

Sylvie l’observa dévaler l’escalier quatre à quatre et laissa mourir le sourire qu’elle avait esquissé pour lui dire au revoir. Les réverbères nimbaient d’une lueur jaunâtre la silhouette massive de la mairie du 15ème arrondissement. La pendule sur le fronton entretenait une habituelle avance de cinq minutes sur l’heure officielle et Sylvie dut se rendre à l’évidence que son père avait comme toujours raison : en retard, elle risquait fort de l’être si elle ne battait pas ce matin là, son record de course à pied. Cette pensée raviva les aigreurs du café au lait et un début de nausée lui chavira le cœur. Pour se redonner du courage, elle entonna à voix basse :



C'est un fameux trois-mâts fin comme un oiseau.
Hisse et ho, Santiano !
Dix huit nœuds, quatre cents tonneaux :
Je suis fier d'y être matelot.

Tiens bon la barre et tiens bon le vent.
Hisse et ho, Santiano !
Si Dieu veut toujours droit devant,
Nous irons jusqu'à San Francisco.



La perspective d’être « collée » fut l’aiguillon qui lui donna des ailes. Elle serra les dents, prit son cartable dans les bras et courut tout le long de la Place Adolphe Cherioux, bifurqua à angle droit dans la rue Blomet, slaloma entre les voitures et ne reprit son souffle qu’une fois engagée dans la rue Maublanc. Un point de côté venait de remplacer la nausée et la griffure du vent hivernal transperçait les rustiques collants de laine, censés la protéger du froid. Elle essuya les larmes qui s’étaient formées au coin de chaque œil du revers de la main et reprit sa course effrénée en direction du lycée. Lorsque les murs rébarbatifs de Camille Sée apparurent au delà du faîte dénudé des platanes du square Saint Lambert, une panique l’envahit soudain et elle sentit ses jambes se dérober sous elle. De quelle couleur devait être la blouse ? Chaque semaine, la couleur de la blouse réglementaire changeait. Rose, puis bleue, bleue puis rose… Il fallait vraiment être crétine pour ne plus se souvenir de la couleur de la semaine passée. Elle essaya d’imaginer son amie Corinne en cours de dessin le vendredi précédent. Mais les images se superposaient dans sa tête, et Corinne apparaissait successivement un fusain à la main dans une blouse bleue, puis un pinceau de poils de martre glissé sur l’oreille dans une blouse rose. Plus elle faisait d’efforts, se concentrait pour stabiliser l’image, moins elle arrivait à se faire une idée précise… Rose ou bleue ? Enfin, la grande rotonde de l’entrée du Lycée se profila à une dizaine de mètres. Des retardataires, écharpes au vent, bonnets de travers et couettes flottant au vent, cavalaient pour éviter le moment fatal où la pionne du jour sortirait son carnet pour relever les noms de celles mettant un pied à l’intérieur de l’établissement après la première sonnerie. Sylvie sortit de la poche de son caban, sa carte d’élève et piqua le plus grand sprint de sa vie. Essoufflée, les pommettes rougies par la course, elle brandit la carte au nez de la pionne puis s’engouffra dans l’escalier qui conduisait aux vestiaires du sous-sol tandis que la sonnerie tant redoutée retentissait. L’habituel piaillement des lundis de retrouvailles ne suffit pas à la rassurer. Ce qu’elle risquait de découvrir en poussant la porte du vestiaire des sixièmes, lui donna des envies de lâcheté. Si par miracle elle avait pu tomber en syncope, ou voir une colonie de pustules s’étaler en plaques répugnantes sur son visage, ou bien encore se mettre à perdre ses cheveux par poignées pour être évacuée à grand renfort d’hommes en blouses blanches vers l’hôpital le plus proche, elle se serait sentie sauvée. Des blouses blanches, voilà la solution à son problème… Il fallait avoir l’esprit tordu pour imposer du rose puis du bleu dans un établissement qui ne comptait aucun garçon. Quelle intendante avait poussé le vice à mélanger ainsi les couleurs ?

- Mesdemoiselles, on se dépêche, c’est l’heure !

Une surveillante venait d’apparaître au bout du couloir, son sifflet à la main. Elle repéra Sylvie qui hésitait devant la porte du vestiaire.

- Allons, petite, va vite te changer, si non, tu ne seras pas dans la cour pour l’appel.

Voyant que l’élève restait la main figée sur la poignée de la porte, elle s’approcha et réitéra un conseil qui s’était mué en ordre.

La fillette lui lança un regard désespéré, cherchant une quelconque trace de bienveillance dans les pupilles de celle qui se tenait maintenant face à elle.

- Vous êtes sourde ma parole ! J’ai dit… on va se changer…

D’un geste brusque, elle repoussa le bras de Sylvie et l'entraina, manu militari, à l’intérieur du vestiaire. Toutes les petites campanules d’un lundi « pair » cessèrent de jacasser au même instant. Escortée par la surveillante qui avait fleuré le côté louche de son comportement, Sylvie gagna la patère où son nom avait été inscrit en grosses lettres capitales sur un papier collant. Lentement, un sanglot coincé dans la gorge, elle ôta ses lourds vêtements d’hiver puis sortit du cartable la blouse réglementaire. Les yeux braqués sur elle s’écarquillèrent et les ricanements qui fusèrent ne purent couvrir le hurlement :

- Grand Dieu, mais vous êtes folle ! Quelle horreur !

C’est ainsi que lorsque la seconde sonnerie du Lycée retentit, on vit une blouse rose, mouillée de gouttes salées, fendre un océan bleu sous la pluie glacée de décembre et qu’on entendit un petit refrain s’élever, timide et chevrotant, dans la grande cour carrée du lycée :

Tiens bon le cap et tiens bon le flot
Hisse et ho, Santiano !
Sur la mer qui fait le gros dos,
Nous irons jusqu'à San Francisco…



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