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jeudi 26 février 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - NOTES DE L'AUTEUR (3)









Notes de l'auteur (3)


Le soleil avait déjà disparu derrière les toits du bourg et une bise glaciale s’engouffrait dans les ruelles humides quand pour la première fois Jules, assis dans mon fauteuil Voltaire avait commencé à me raconter ses confidences. Une dizaine d’années s’étaient écoulées, sans pour autant altérer sa mémoire.

J’avais accepté de m’occuper de Charlotte à la fin de mes cours après avoir renoncé à l’intégrer dans ma classe suite à plusieurs tentatives infructueuses. Un esprit de douze ans dans un corps de jeune femme provoquait les railleries parfois salaces des gamins dont j’avais la charge. J’avais remarqué que Charlotte, loin de s’en offusquer, en riait à gorge déployée et n’hésitait pas, via de multiples mimiques et grimaces, à relancer leurs ardeurs moqueuses quand celles-ci venaient à s’essouffler. Ma classe était devenue ingérable.

Au calme, dans mon logement de fonction, il m’arrivait parfois de mieux retenir son attention. J’ai très vite été stupéfié par ses aptitudes visuelles et j'ai compris que l’emploi d’images, le commentaire d’illustrations, les travaux pratiques simples et ludiques, compensaient sa faiblesse à mémoriser des concepts abstraits et que lui proposer des choix au lieu de lui imposer des contraintes, lui convenait à merveille. Il me fallut pour chaque matière enseignée trouver un mode de communication différent de celui auquel j’étais formé et adapter la durée d’un exercice à ses capacités de concentration. Au fil des séances, je notais chaque progrès et en tirais des enseignements qui me permirent peu à peu d’ouvrir l’esprit de Charlotte,  l’aider à mémoriser ses acquis et améliorer son expression verbale. Jules s’aperçut du changement et me voua dès lors une admiration absolue qui me plongea dans l’embarras. Il ne savait comment me remercier et comme j’avais refusé toute rémunération pour ces cours très particuliers, il n’avait de cesse de me proposer en échange de menus services. J’étais et je suis toujours un piètre bricoleur. Cela ne lui avait pas échappé. Aussi, quand il fallait réparer une huisserie, déboucher une canalisation, voire lessiver et repeindre un mur, il était toujours partant à un âge où le ménagement de son dos et de ses articulations s’avérait indispensable. Chaque fois qu’il venait chercher sa fille, j’angoissais à l’idée que son œil ferait le tour de l’appartement à la recherche d’une fissure à reboucher et que son oreille guetterait le moindre bruit de goutte à goutte, indice d’une probable fuite à réparer. Aussi, quand il s’installa ce jour-là confortablement dans le fauteuil et qu’il sortit son antique bouffarde de sa poche, sans inspecter les lieux, je fus tout d’abord soulagé. Charlotte jouait avec des coloriages et ignorait notre présence. Lorsqu’il commença par me dire : «  J’ai une étrange histoire à vous raconter », j’étais sans a prioriet ne me doutais nullement du contenu de ce qu’il voulait me dire. Jules ne m’avait pas habitué aux commérages pourtant si prisés dans un environnement qui vivait en cercle fermé. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter et je l’ai donc pressé de parler tout en allant préparer un vin chaud dont je le savais grand amateur. Je pensais alors que cette « histoire » ne prendrait que quelques minutes. J’avais des copies à corriger et le dîner à préparer avant le retour de Corinne.

Ah oui ! cher lecteur, je ne t’ai pas parlé de Corinne… d’ailleurs, qui sait si ce n’est pas toi, ma tendre épouse, qui es en ce moment précis plongée dans ce récit ? Rassure-toi mon ange, je ne vais pas glisser ici des souvenirs qui n’appartiennent qu’à nous deux. Oh si ! tiens… laisse-moi juste relater une petite anecdote peu compromettante et qui reste en rapport étroit avec les confidences de Jules.

Te souviens-tu du jour où nous bouclions nos sacs pour ce voyage qui devait nous mener au Sénégal de Saint-Louis à la Casamance et que nous avions préparé ensemble ?  Au dernier moment, je t’ai vue retirer une pile de tee-shirts et t’éclipser dans mon bureau. J’étais en train de vérifier que j’avais bien rangé nos passeports et les billets d’avion dans mon sac à dos, lorsque tu es réapparue les bras chargés de cahiers d’écoliers et de pochettes bourrées de stylos BIC. Je me suis précipité sur toi et tu as failli tout laisser tomber devant ma mine atterrée. J’ai bafouillé une excuse bidon pour te faire quitter la pièce et te demander de me retrouver cette infâme chemise à fleurs dont je ne pouvais soi-disant me passer pendant ces dix jours sur les terres africaines. Tu as du me prendre pour un fou et je me rappelle ton haussement d’épaules quand tu as tourné les talons en direction de la chambre.

Eh bien, tu as déjà compris, n’est-ce-pas ? Les confidences de Jules étaient inscrites sur des cahiers similaires à ceux que tu voulais emporter pour les distribuer dans les petites écoles de brousse. Généralement, je m’arrangeais pour les dissimuler au milieu d’autres parfaitement vierges. Comme je n’inscrivais aucune mention sur la couverture pour ne pas attirer l’attention, tu aurais très bien pu par mégarde t’emparer de ceux qui me sont si chers. J’ai feuilleté aussi vite que possible ces cahiers avant ton retour. Aucun d’entre eux ne contenait mes notes. Tu t’étais servie sur le dessus de mon vieux stock et j’en ai été quitte pour une sacrée frayeur et pour me traîner cette horrible chemise pendant tout le séjour avant de l’échanger sur le marché de Ziguinchor contre des bimbeloteries dont tu étais tombée amoureuse.

Le soir où Jules commença sa narration, je n’ai pris aucune note. Je l’ai écouté, tout d’abord avec bienveillance, puis avec circonspection. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’idée m’est venue de retranscrire par écrit à chacune de ses visites ses incroyables révélations après son départ. J’étais déjà immergé dans cet état de suspension volontaire de l’incrédulité, si bien défini par l’écrivain et poète Samuel Taylor Coleridge. J’en avais expérimenté l’effet bénéfique à la lecture de romans mêlant le rêve à la réalité, mais c’était la première fois qu’une telle chose m’arrivait en écoutant une histoire contée de vive voix. Charlotte a toujours été présente lors de ces moments de confidences intimes. Je ne l’ai jamais vue surprise et j’ai même remarqué son visage épanoui lorsque Jules imitait la voix d’Arsène. Sans doute les seuls instants où son attention se portait entièrement sur son père, où elle abandonnait son jeu de coloriage pour l’écouter avec délectation. Sa confiance et le plaisir qu’elle prenait à l’entendre contribuèrent certainement à débloquer mes dernières réticences. Sitôt que la porte se refermait sur eux, la réalité reprenait ses droits et je ne suis jamais devenu, enfin je l’espère… mythomane.

Alors, oui, Corinne… je ne t’ai rien dit et tu pourrais à juste titre m’en vouloir, alors que nous avions fait le serment de ne jamais rien nous cacher. Mais vois-tu, à l’époque, partagé entre la fascination et le doute, je n’avais guère envie de t’importuner avec une histoire de jau maléfique, de chat qui parle et de vieille vengeance non assouvie depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, lorsque tu rentrais exténuée par ta journée de travail au Tribunal de Châteauroux. Piètre excuse, sans aucun doute. Gâcher notre temps libre avec des divagations de vieux cantonnier, j’étais persuadé que nous avions mieux à faire. Je te désirais tellement et toi, tu me le rendais au centuple. Lorsque nous ne faisions pas l’amour, il restait les voyages à planifier, ta marotte… les disques des Stones à écouter en boucle et mes innombrables bouquins pour occuper nos soirées. Encore aujourd’hui, au seuil de notre vieillesse, je préférerais de très loin, m’allonger auprès de toi, caresser tes courbes à peine plus généreuses qu’au temps béni où je t’ai rencontrée, plutôt que passer mes soirées à remettre au propre ces vieux cahiers jaunis.

Mon esprit subitement vagabonde et je te revois comme si c’était hier, te baladant dans les rues de notre superbe bourg, en mini-jupe l’été, en cuissardes, short et manteau maxi l’hiver, sous l’œil sévère et offusqué de nos chers concitoyens. Je n’ai jamais su si ce qui les scandalisait le plus était la licence de tes tenues où le fait que nous vivions ensemble sans être mariés. Les deux, sans doute. Seul ton statut d’avocate, et l'aura de mon travail d’instituteur les empêchaient de nous vouer aux gémonies.

Donc, j’imagine que tu me lis et figure-toi qu’une question me taraude l’esprit. Vas-tu être déçue par le dénouement ? Voici que je m’inquiète… et pourtant quel est le risque de te décevoir ? Après tout, je ne suis que la plume qui retranscrit les paroles d’un vieux bonhomme porté sur la bouteille. À quelques détails près, je lui suis resté fidèle. En réalité mon appréhension est liée à une seule chose… tu as connu celui que la Marthe cherchait. Je compte sur toi pour ne pas dévoiler, si je venais à disparaître avant toi, sa véritable identité. Et pour finir sur une note plus légère, si par hasard l’envie te prenait d’adopter un matou, en espérant l’entendre un jour te saluer et te faire la conversation, oublie cette idée immédiatement… tu sais très bien que je suis allergique aux poils de chat et que le jau à l’origine de cet imbroglio est mort depuis des lustres. Ne compte pas sur moi pour couper le cou de l’un de ses descendants alors que la vue du sang m’est insupportable.

Voilà… je te laisse pour retrouver Arsène et Jules au beau milieu de leur enquête. Ne te fais aucun souci… tu es toujours présente en moi, même lorsque j’écris.


à suivre...


©Catherine Dutigny/Elsa, février 2015
Texte à retrouver sur le site iPagination




Jamais trop tard !



jeudi 18 septembre 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - NOTES DE L'AUTEUR (2)











Notes de l’auteur (2)



Le crissement de ma plume grattant le papier, arrachant parfois la fibre de ces cahiers d’écoliers va finir par me rendre fou. Est-ce ce bruit ? Ou aurait-on trempé en mon absence ces inoffensives feuilles de papier destinées à s’orner de pleins et de déliés dans quelque mixture de Birettes, ces sorcières qui peuplent notre Boischault ? En relisant les pages que je viens de remettre au propre, je comprends que je me transforme peu à peu en une stupide marionnette guidée par les doigts agiles de Jules et qu’il a réussi ce tour de force de me donner l’illusion d’avoir été présent lors de ses prétendues conversations avec le chat. Si mon ami cantonnier avait le don de conter à voix haute et que je tente de reproduire fidèlement ses propos, j’en prête certains de mon cru à ce chat diabolique et j’ajoute force détails qui sortent directement de mon imagination enfiévrée. Disons que pour le moins et tant que je reste lucide, je reconstitue, que je comble et digresse là où les blancs de la narration m’offrent l’opportunité de me glisser à côté d’eux, comme une ombre attachée à leurs pas et qu’habité par leurs fantômes, j’ai le sentiment d’avoir été le témoin oculaire de leurs faits et gestes et l’oreille privilégiée de leurs confidences. Et je m’aperçois aussi que quelques précisions réalistes ont échappé à ma vigilance. Moi qui souhaitais qu’en aucun cas l’on ne puisse mettre un nom sur ce village et que l’on n’en reconnaisse les protagonistes, j’ai bien peur d’en avoir déjà trop écrit, d’avoir donné à quelques fouineurs l’envie irrépressible de rétablir certains patronymes soit par simple curiosité, soit par goût du scandale. Il me faudra donc revenir sur certains noms et biffer des phrases entières, si par hasard, cher lecteur tu t’avisais non seulement de me lire mais également de mener toi-même ta petite enquête. L’autre solution, la plus simple et définitive, j’en ai déjà évoqué l’éventualité, consiste à jeter au feu cette histoire, une fois terminée, auquel cas, il est inutile que je m’adresse à toi.

Tu vois, j’hésite… d’autant que l’envie me démange de rapporter une anecdote qui m’est revenue à l’esprit en pensant à la cérémonie du 11 novembre évoquée par Jules et celle-ci, tu peux me croire, je ne l’invente pas. Je m’en souviens comme si c’était hier. Privilège de l’âge avancé qui rend les souvenirs lointains infiniment plus clairs et précis que ceux de la veille.

Bien que beaucoup trop jeune pour avoir été soldat en 1940, en tant que nouvel instituteur dans ce bourg, il était de mon devoir d’être présent aux côtés du maire et des anciens combattants lors de cette cérémonie. Je ne connaissais encore que peu de personnes et je me devais de faire bonne impression. J’étais rasé de près et avais sacrifié mes cheveux trop longs aux bons soins d’un coiffeur qui confondait coupe dégradée et taille réglementaire pour appelés du contingent. Un ancien costume de mon père, retaillé à mes mesures par ma mère me conférait l’air sérieux et bien de sa personne qui, dans mon esprit, correspondait à l’image que je voulais imprimer dans les cerveaux des parents d’élèves. Contrairement à un médecin débutant, ma jeunesse ne présentait pas un handicap à leurs yeux, le prestige du savoir l’emportant sur l’inexpérience. C’est donc parfaitement propret et fier de cette première participation à une cérémonie officielle que je rejoignis la petite foule qui s’agglomérait autour du monument aux morts, les porte-drapeaux laissant flotter au vent les couleurs tricolores, médailles militaires épinglées au revers des vestes, les enfants de l’école alignés en rang d’oignons, l’orphéon municipal éclaboussant l’azur de leurs cuivres étincelants. Je m’y prêtais de bonne grâce, car en dehors du respect dû à tous nos disparus sur les champs de bataille que je ressentais au plus fort de mon âme, de la présence de mes nouveaux élèves, il me fallait y gagner la sympathie de tous. Quand l’élu de l’époque prit la parole et qu’après avoir débité quelques formules de politesse, il cita le Maréchal Foch par cette phrase devenue célèbre «Parce qu'un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir...», le silence se fit dans l’assemblée, ce que je pris naïvement pour une marque de recueillement. Mais, curieusement, les gens l’avaient quitté du regard et lui-même paraissait attendre quelque chose de particulier avant de reprendre le fil de son discours. C’est alors qu’une voix se détacha de la grappe humaine avec la profondeur et la gravité trémulante d’un André Malraux rendant hommage à Jean Moulin pour, en trois petites phrases, figer l’assemblée dans l’indignation pour certains, dans des fous-rires étouffés pour quelques autres.

La voix disait ceci : « Les morts t’écoutent…  les morts t’observent… et les vivants les vengeront… »

En dehors de moi, personne ne semblait véritablement surpris. Le fauteur de troubles ne s’était même pas donné la peine de se cacher et tout le monde semblait le connaître. En suivant leurs regards je découvris un homme d’un âge certain, les cheveux grisonnants, la face zébrée de profondes rides qui tenait par la main une jeune fille légèrement grassouillette dont l’expression du visage était masquée par une paire de grosses lunettes. Le maire reprit la parole comme si l’incident était attendu, voire espéré et faisait partie d’un rituel immuable auquel il se soumettait, contraint et forcé. Les gerbes déposées, la sonnerie aux morts ayant retenti, suivie de la traditionnelle minute de silence et des premiers accords de la Marseillaise, j’abandonnai mes élèves à leurs parents et me rapprochai de l’individu qui avait enfreint la règle d’or, celle du calme absolu en pareille circonstance.

C’est ainsi que je fis la connaissance de Jules et de sa fille Charlotte. Les présentations faites, je me hasardai à l’interroger sur la signification de son intervention. Il ne me répondit pas immédiatement, mais me signifia après une légère hésitation que si j’étais patient, il saurait répondre à ma curiosité, voire plus encore. Il me planta là, et repartit en tenant toujours la jeune fille par la main dont je venais seulement de comprendre les déficiences physiologiques et intellectuelles. Trois jours plus tard, il sonnait à la porte de mon logement de fonction, mais pour me parler de Charlotte et me demander de continuer à la scolariser. Pas un mot sur l’affaire. Deux années après cette première rencontre, ayant enfin obtenu sa confiance, il accepta de me livrer ses secrets que je retranscris dans ces pages.

J’avais appris entretemps par quelques indiscrétions glanées en marge de mes rencontres avec les parents d’élèves que cette intervention de Jules se perpétuait depuis déjà plusieurs années avant mon arrivée dans le bourg et que cela avait commencé avec l’ancien maire, un certain Blandin qui n’exerçait plus ses fonctions. On me parla d’une femme, vêtue d’habits de deuil qui aurait lancé cette phrase menaçante en pleine cérémonie dans le début des années soixante. Jules ne faisait, disait-on, que perpétuer la chose… puis on se taisait, comme épouvanté à l’idée de réveiller des spectres.

La femme en question ne se prénommait pas Marthe, pas plus que Jules ne se prénommait Jules, et Blandin, Blandin, puisque je te l’ai déjà dit, cher lecteur, j’ai changé les noms et prénoms.

Au lieu de passer tes loisirs à essayer de connaître la véritable identité de ces personnes qui ont chamboulé les esprits de quelques compatriotes et modifié le cours de mon existence, laisse-toi porter par la suite de ces carnets. Que t’importe après tout de découvrir qui ils étaient. Voilà bien la marque d’un siècle où gavé d’informations, le quidam veut toujours en savoir plus. Tout cela pour découvrir finalement qu’on lui a menti sur toute la ligne, volontairement ou par omission. Alors que pour moi Marthe et Jules, Arsène et tous les autres ont parfaitement existé. Fais de même…

Je te rappelle à toutes fins utiles que mon ami cantonnier devait se rendre à Limoges, rencontrer un journaliste afin d’en apprendre davantage sur le dossier de Ronald, et qu’Arsène devait affronter ce qui ressemblait fort pour le matou à un voyage extraordinaire, coincé au fond d’un panier ; voyage qui n’avait qu’un lointain point commun avec celui décrit dans le roman publié en 1863 par Jules Verne, sauf l’osier dont était fabriquée la nacelle. Ils s’y rendirent, si mes notes sont exactes, le 25 novembre, à moins que ce ne soit le 24, Jules n’étant pas toujours très précis dans ses dates. Une erreur d’un jour ne changera rien et n’aurait rien changé aux événements qui s’ensuivirent.

Je te propose donc de les retrouver sans plus attendre, à l’arrêt du car. Le 24, ou le 25… Cette imprécision m’énerve quand même un peu.




à suivre...



©Catherine Dutigny/Elsa, août 2014
 à retrouver sur iPagination










jeudi 8 mai 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - NOTES DE L'AUTEUR 1












Notes de l'auteur-1



Si j’interromps subitement ce récit, c’est pour m’adresser à l’éventuel lecteur de ces pages noircies d’encre bleu nuit. Qui sait ? Quelqu’un lira peut-être un jour ces carnets. Je devine ou du moins j’imagine son air dubitatif à l’évocation d’un chat subitement doué de la parole, et, qui plus est, un brin psychologue, pour faire bonne mesure. Comment ne pas, tout comme lui, hausser les épaules, soupirer et penser que mes longues années d’enseignement dans un trou perdu de la France profonde n’aient chambardé à tout jamais mon entendement ? Il est probable qu’il soit tenté de penser que ma plume, à l’instar de ma cervelle, délire. Un fou racontant l’histoire d’un vieux fou, voilà à quoi se résument ces premières pages. Sans doute as-tu raison, lecteur, ô combien raisonnable et aux neurones dressés à la logique cartésienne lors de ton apprentissage sur les bancs de l’école tout autant publique, laïque que républicaine et pourquoi pas privée, je suis tout sauf sectaire: il n’y a dans ces lignes qu’un fatras d’inepties. C’est ce que j’avais conclu moi-même - si cela peut te rassurer - lorsque Jules me prit pour confident.



Cela s’est passé il y a déjà bien longtemps, en 1967, juste après mon affectation dans ce trou perdu où mon ambition naturelle de jeune homme qui croit dur comme fer en son avenir, me dictait de ne pas moisir très longtemps. 1967, un peu moins d’un an avant le grand chambardement. Tu sais, tu n’as pas déjà oublié… 68… les pavés, la plage et les CRS… Tu n’aurais trouvé dans ce bourg du centre de l’hexagone aucune chemise à fleurs et garçon à cheveux longs. Aucun « Peace and love » graffité sur les remparts. Réclamer Charlie Hebdo à la marchande de journaux était aussi scandaleux que de lorgner en catimini sur les pages centrales de Playboy. Tu aurais entendu des fenêtres entrouvertes les roucoulades de Tino Rossi plus facilement que les éructions de Mike Jagger. Une immersion dans un village qui comptait une cinquantaine de postes de télévision dont la moitié encore en noir et blanc pour un peu moins de 1200 habitants. Écrans qui s’allumaient pour les allocutions du grand Charles ou le Palmarès des chansons et s’éteignaient dès le générique d’Âge tendre et tête de bois, rebaptisé à l’époque, Tête de bois et tendres années. Imagine mon désespoir et surtout mon ennui ! Les visites de Jules et ses délires devinrent vite mes seuls divertissements.



Je m’aperçois subitement du ton familier sur lequel je m’exprime. Excuse-moi d’employer ce tutoiement amical, mais si tu lis ce manuscrit, c’est, à moins qu’on ne me l’ait volé, que je te connais assez pour te l’avoir confié, voire soumis à ton jugement. Oui, il ne risque pas de faire l’objet d’une publication et d’orner un jour ta bibliothèque.



Ah ! ha ! j’entends, comme si j’y étais, les sarcasmes d’un éditeur averti : « Vous ne pensez quand même pas intéresser les lecteurs avec vos élucubrations d’un autre âge ? Vous n’avez pas plutôt des confidences à livrer sur une horrible maladie rare, voire, même si cela a déjà été maintes fois exploité, un cancer contre lequel vous vous seriez battu et que vous auriez vaincu, ou un viol que vous auriez subi dans votre jeunesse, une histoire d’amour impossible ou au contraire la haine de votre père ?… Écrivez, je ne sais quel polar bien sanglant ancré dans du social, sordide de préférence, désolé pour le pléonasme, et avec du sexe cru, de l’érotique limite pornographique. Dénoncez, témoignez, attaquez… faites peur, faites pleurer, faites bander… maintenez la tête de votre lecteur sous l’eau ou sous la ceinture, vous verrez il va adorer… l’époque est au trash et aux sensations fortes, pas aux contes de fées… et puis ce style vieillot, ce vocabulaire dépassé… vous croyez qu’un jeune sait ce qu’un jau veut dire et qu’il va se passionner pour l’histoire d’un vieux grabataire? Vous êtes complètement à côté de la plaque… Tiens, j’ai autant envie de vous publier que si vous me soumettiez un recueil de poèmes. Tout le monde écrit de la poésie, mais personne n’en achète… Vous souhaitez la faillite de ma maison d’édition ? » Etc… etc. Et il n’aurait sans doute pas tort…



Bon, j’arrête mes digressions qui n’ont que peu d’intérêt puisque mes notes restent et resteront secrètes… Revenons à mon sujet. Donc, à l’époque où Jules vint me trouver pour me faire ses confidences, environ sept ans après les événements, j’avais accordé tellement peu de crédit à ses propos que je n’avais pas cédé à l’envie de prendre des notes et qu’il me fallut par la suite reconstituer le début de l’histoire. En revanche, mon attachement au Berry qui vint sur le tard et pour des raisons que je t’expliquerai peut-être au cours de ce récit, doublé de mon goût tout personnel pour les écrits de la bonne dame de Nohant, m’ont habitué sans peine aux divagations et superstitions locales. Ma curiosité, secondée par ma manie de l’ordre et du classement apporta rapidement quelques éléments supplémentaires qui éclairèrent ma lanterne. L’ancien instituteur qui m’avait précédé dans ce village et préparé plusieurs générations au Certificat d’études, avait lui aussi consciencieusement gardé dans des cartons entreposés dans le grenier de l’école, les multiples dictées, rédactions, exercices de calculs, interrogations d’histoire et de géographie, sources d’embarras et de coups de pied aux fesses pour les potentiels impétrants.



En feuilletant ses dossiers triés par années scolaires, il me fut aisé de retrouver les copies de Jules et de m’apercevoir que si l’ancien maître d’école n’hésitait pas à piocher ses textes dans la littérature de George Sand, il ne boudait ni Colette, ni Stahl, ni Marcel Aymé alors jeune, peu connu et pas encore détesté. Et qu’avaient en commun tous ces auteurs ? me demanderas-tu, cher lecteur : l’amour des contes et la singulière manie de faire parler des animaux. Si j’ajoute que le sujet de l’une des rédactions de Jules était d’imaginer la suite d’un extrait du Chat Murrd’Hoffmann, chat qui, soit dit en passant, apprend à lire et à écrire en observant son maître, tu comprendras aisément que la tête truffée depuis le plus jeune âge par de telles sornettes, le bonhomme avait bien des raisons de prêter au chat du vétérinaire de semblables dons.



Qu’il ne t’en déplaise et afin que ma démonstration soit des plus crédibles, je tiens l’argument choc devant lequel il te sera difficile de crier à l’imposture : le jour même du Certificat d’études, certes c’était en 1935 et Jules avait déjà quitté l’école, la dictée officielle était un extrait Du mauvais jars de Marcel Aymé. Le choix de ces textes pouvait, je l’avoue bien volontiers, retenir l’attention de minots vivant tous les jours au contact de la nature et des animaux de la ferme, les rendre par leur familiarité plus dociles aux règles de l’orthographe et de la grammaire, mais il renforçait, hélas, dans leurs esprits crédules, la croyance en des pouvoirs surnaturels qui ne pouvait être battue en brèche par une parenté elle-même parfaitement rompue aux légendes du pays.



Heureusement, lorsque j’ai commencé à exercer ce beau métier, l’éducation nationale était devenue plus vigilante et les textes d’Alfonse Daudet ou de Marcel Pagnol que je dictais à mes élèves étaient choisis pour la qualité de leur syntaxe, la richesse de leurs mots, la difficulté de leurs accords, mais aussi pour la vraisemblance des idées et des images qu’ils imprimaient dans leurs cerveaux. Si le cantonnier avait été mon élève, les choses auraient pris un tour bien différent. Bien entendu, on lui avait enseigné la morale, le nom des villes de l’Afrique occidentale et équatoriale française, les subtilités du calcul du débit d’un appareil d’arrosage, mais on avait également semé dans sa petite tête de gamin, les graines fertiles de l’imagination.



À partir de ce constat, j’en déduisis que quelques pintes de vin gris suffisaient à provoquer les pires hallucinations, à faire remonter au cortex cérébral de mon nouvel ami les visions les plus inouïes et la réminiscence de vieilles lectures. Il ne s’agissait pourtant que d’une hypothèse. J’y tiens toujours car elle rassure ; elle me rassure. Tu es libre cher lecteur de te ranger ou non à mon avis quoique la suite de l’histoire entretienne toujours le doute dans mon esprit. Et pourtant, je n’ai jamais bu un trait de sa piquette. Il me faudra assurément te donner par ci, par là, quelques clés pour bien comprendre ma perplexité, mais tout d’abord retrouvons Arsène et Jules dans les rues du village et pardonne-moi cette longue, trop longue parenthèse.

à suivre...


©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014