Notes de l’auteur (2)
Le crissement de ma plume grattant le papier, arrachant parfois la fibre de ces cahiers d’écoliers va finir par me rendre fou. Est-ce ce bruit ? Ou aurait-on trempé en mon absence ces inoffensives feuilles de papier destinées à s’orner de pleins et de déliés dans quelque mixture de Birettes, ces sorcières qui peuplent notre Boischault ? En relisant les pages que je viens de remettre au propre, je comprends que je me transforme peu à peu en une stupide marionnette guidée par les doigts agiles de Jules et qu’il a réussi ce tour de force de me donner l’illusion d’avoir été présent lors de ses prétendues conversations avec le chat. Si mon ami cantonnier avait le don de conter à voix haute et que je tente de reproduire fidèlement ses propos, j’en prête certains de mon cru à ce chat diabolique et j’ajoute force détails qui sortent directement de mon imagination enfiévrée. Disons que pour le moins et tant que je reste lucide, je reconstitue, que je comble et digresse là où les blancs de la narration m’offrent l’opportunité de me glisser à côté d’eux, comme une ombre attachée à leurs pas et qu’habité par leurs fantômes, j’ai le sentiment d’avoir été le témoin oculaire de leurs faits et gestes et l’oreille privilégiée de leurs confidences. Et je m’aperçois aussi que quelques précisions réalistes ont échappé à ma vigilance. Moi qui souhaitais qu’en aucun cas l’on ne puisse mettre un nom sur ce village et que l’on n’en reconnaisse les protagonistes, j’ai bien peur d’en avoir déjà trop écrit, d’avoir donné à quelques fouineurs l’envie irrépressible de rétablir certains patronymes soit par simple curiosité, soit par goût du scandale. Il me faudra donc revenir sur certains noms et biffer des phrases entières, si par hasard, cher lecteur tu t’avisais non seulement de me lire mais également de mener toi-même ta petite enquête. L’autre solution, la plus simple et définitive, j’en ai déjà évoqué l’éventualité, consiste à jeter au feu cette histoire, une fois terminée, auquel cas, il est inutile que je m’adresse à toi.
Tu vois, j’hésite… d’autant que l’envie me démange de rapporter une anecdote qui m’est revenue à l’esprit en pensant à la cérémonie du 11 novembre évoquée par Jules et celle-ci, tu peux me croire, je ne l’invente pas. Je m’en souviens comme si c’était hier. Privilège de l’âge avancé qui rend les souvenirs lointains infiniment plus clairs et précis que ceux de la veille.
Bien que beaucoup trop jeune pour avoir été soldat en 1940, en tant que nouvel instituteur dans ce bourg, il était de mon devoir d’être présent aux côtés du maire et des anciens combattants lors de cette cérémonie. Je ne connaissais encore que peu de personnes et je me devais de faire bonne impression. J’étais rasé de près et avais sacrifié mes cheveux trop longs aux bons soins d’un coiffeur qui confondait coupe dégradée et taille réglementaire pour appelés du contingent. Un ancien costume de mon père, retaillé à mes mesures par ma mère me conférait l’air sérieux et bien de sa personne qui, dans mon esprit, correspondait à l’image que je voulais imprimer dans les cerveaux des parents d’élèves. Contrairement à un médecin débutant, ma jeunesse ne présentait pas un handicap à leurs yeux, le prestige du savoir l’emportant sur l’inexpérience. C’est donc parfaitement propret et fier de cette première participation à une cérémonie officielle que je rejoignis la petite foule qui s’agglomérait autour du monument aux morts, les porte-drapeaux laissant flotter au vent les couleurs tricolores, médailles militaires épinglées au revers des vestes, les enfants de l’école alignés en rang d’oignons, l’orphéon municipal éclaboussant l’azur de leurs cuivres étincelants. Je m’y prêtais de bonne grâce, car en dehors du respect dû à tous nos disparus sur les champs de bataille que je ressentais au plus fort de mon âme, de la présence de mes nouveaux élèves, il me fallait y gagner la sympathie de tous. Quand l’élu de l’époque prit la parole et qu’après avoir débité quelques formules de politesse, il cita le Maréchal Foch par cette phrase devenue célèbre «Parce qu'un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir...», le silence se fit dans l’assemblée, ce que je pris naïvement pour une marque de recueillement. Mais, curieusement, les gens l’avaient quitté du regard et lui-même paraissait attendre quelque chose de particulier avant de reprendre le fil de son discours. C’est alors qu’une voix se détacha de la grappe humaine avec la profondeur et la gravité trémulante d’un André Malraux rendant hommage à Jean Moulin pour, en trois petites phrases, figer l’assemblée dans l’indignation pour certains, dans des fous-rires étouffés pour quelques autres.
La voix disait ceci : « Les morts t’écoutent… les morts t’observent… et les vivants les vengeront… »
En dehors de moi, personne ne semblait véritablement surpris. Le fauteur de troubles ne s’était même pas donné la peine de se cacher et tout le monde semblait le connaître. En suivant leurs regards je découvris un homme d’un âge certain, les cheveux grisonnants, la face zébrée de profondes rides qui tenait par la main une jeune fille légèrement grassouillette dont l’expression du visage était masquée par une paire de grosses lunettes. Le maire reprit la parole comme si l’incident était attendu, voire espéré et faisait partie d’un rituel immuable auquel il se soumettait, contraint et forcé. Les gerbes déposées, la sonnerie aux morts ayant retenti, suivie de la traditionnelle minute de silence et des premiers accords de la Marseillaise, j’abandonnai mes élèves à leurs parents et me rapprochai de l’individu qui avait enfreint la règle d’or, celle du calme absolu en pareille circonstance.
C’est ainsi que je fis la connaissance de Jules et de sa fille Charlotte. Les présentations faites, je me hasardai à l’interroger sur la signification de son intervention. Il ne me répondit pas immédiatement, mais me signifia après une légère hésitation que si j’étais patient, il saurait répondre à ma curiosité, voire plus encore. Il me planta là, et repartit en tenant toujours la jeune fille par la main dont je venais seulement de comprendre les déficiences physiologiques et intellectuelles. Trois jours plus tard, il sonnait à la porte de mon logement de fonction, mais pour me parler de Charlotte et me demander de continuer à la scolariser. Pas un mot sur l’affaire. Deux années après cette première rencontre, ayant enfin obtenu sa confiance, il accepta de me livrer ses secrets que je retranscris dans ces pages.
J’avais appris entretemps par quelques indiscrétions glanées en marge de mes rencontres avec les parents d’élèves que cette intervention de Jules se perpétuait depuis déjà plusieurs années avant mon arrivée dans le bourg et que cela avait commencé avec l’ancien maire, un certain Blandin qui n’exerçait plus ses fonctions. On me parla d’une femme, vêtue d’habits de deuil qui aurait lancé cette phrase menaçante en pleine cérémonie dans le début des années soixante. Jules ne faisait, disait-on, que perpétuer la chose… puis on se taisait, comme épouvanté à l’idée de réveiller des spectres.
La femme en question ne se prénommait pas Marthe, pas plus que Jules ne se prénommait Jules, et Blandin, Blandin, puisque je te l’ai déjà dit, cher lecteur, j’ai changé les noms et prénoms.
Au lieu de passer tes loisirs à essayer de connaître la véritable identité de ces personnes qui ont chamboulé les esprits de quelques compatriotes et modifié le cours de mon existence, laisse-toi porter par la suite de ces carnets. Que t’importe après tout de découvrir qui ils étaient. Voilà bien la marque d’un siècle où gavé d’informations, le quidam veut toujours en savoir plus. Tout cela pour découvrir finalement qu’on lui a menti sur toute la ligne, volontairement ou par omission. Alors que pour moi Marthe et Jules, Arsène et tous les autres ont parfaitement existé. Fais de même…
Je te rappelle à toutes fins utiles que mon ami cantonnier devait se rendre à Limoges, rencontrer un journaliste afin d’en apprendre davantage sur le dossier de Ronald, et qu’Arsène devait affronter ce qui ressemblait fort pour le matou à un voyage extraordinaire, coincé au fond d’un panier ; voyage qui n’avait qu’un lointain point commun avec celui décrit dans le roman publié en 1863 par Jules Verne, sauf l’osier dont était fabriquée la nacelle. Ils s’y rendirent, si mes notes sont exactes, le 25 novembre, à moins que ce ne soit le 24, Jules n’étant pas toujours très précis dans ses dates. Une erreur d’un jour ne changera rien et n’aurait rien changé aux événements qui s’ensuivirent.
Je te propose donc de les retrouver sans plus attendre, à l’arrêt du car. Le 24, ou le 25… Cette imprécision m’énerve quand même un peu.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, août 2014
à retrouver sur iPagination
Jamais trop tard !
Eh bien !! En ce qui me concerne, je ne brûlerai pas cette fabuleuse histoire et comme j'ai des piètres talents de détective privé, je préfère m'en remettre à Arsène et le suivrai donc dans ses enquêtes !! Voilà ! Merci à vous et gros bisous les deux fées Elsa et Tippi ! Casquette bien bas comme d'habitude pour nous faire partager cette histoire passionnante ! Quelle belle évasion !!
RépondreSupprimermais peut-on faire confiance à un chat? That's the question... :-) Merci Eponine et gros bisous itou!
SupprimerOhhhhh oui alors ! Sinon où irions-nous ! Bisous à toutes les deux :-)
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