LE BAUME DU TIGRE !
Suite 23
Les deux truites, après avoir frôlé la carbonisation, avaient perdu de leur superbe et refroidissaient, raides, figées, à présent dans une assiette. Arsène n’avait pu s’empêcher de livrer au cantonnier outre les grandes lignes des discussions dont il avait été le témoin, moult détails démontrant ainsi la difficulté à acquérir en peu de temps l’esprit de synthèse. Pas un seul instant il n’avait été interrompu par Jules qui savait aussi bien boire du vin que ses paroles. Ce n’est que lorsque le chat entama la narration de leur rencontre sur la Place de l’Église, que le bonhomme commença à s’agiter sur sa chaise et lui signifier par des acquiescements de la tête de plus en plus appuyés qu’il connaissait la suite. Complètement absorbé par son récit, le matou s’apprêtait pourtant à poursuivre quand Jules lui coupa enfin la parole.
- Là, tu m’en bouches un coin le chat ! C’est pas Dieu possible que tu aies pu en quelques heures apprendre autant de choses. La Marthe a un fils… C’est pas croyable… je l’ai jamais vue enceinte celle-là et pourtant à l’époque on se croisait souvent et on échangeait même quelques amabilités, car tu sais, elle n’avait pas encore son foutu caractère. T’es bien sûr que tu ne brodes pas un peu et que tu ne me sors pas une histoire inventée de toutes pièces ? Juste pour te faire mousser ? Ce serait bien ton genre… Si tout est vrai, t’as eu un sacré coup de bol que son frangin soit passé la voir aujourd’hui et qu’ils aient parlé devant toi… Le Jean, ça fait bientôt vingt ans que je l’ai pas vu traîner par ici ou p’tête une fois ou deux, je ne me souviens pas très bien. Faut que le coq du père Baillou ait été au moment de sauter le pas un sacré démon pour le faire quitter son usine et se déplacer jusque chez sa sœur. Il fréquente plus beaucoup les bouseux, même si pendant longtemps, il a été très proche de la Marthe. Des inséparables ces deux-là pendant leur jeunesse. Complices comme cul et chemise, voire plus…
- Ce n’est pas le coq, c’est le téléphone… rétorqua Arsène, vexé que le bonhomme n’ait pas tout retenu de sa relation.
- Quoi le téléphone ?
- Oui, le téléphone… la Marthe l’a appelé hier soir après être redescendue du toit, enfin je veux dire après s’être réveillée de son cauchemar. Si vous suiviez plus attentivement, je n’aurais pas besoin de me répéter.
Jules piqua du nez. Arsène commençait à prendre des libertés qui ne lui plaisaient guère. Son humeur variait d’un instant à l’autre sous l’effet des événements et cette matinée avait été trop riche en contrariétés pour accepter sans rechigner de se faire rabrouer par un greffier à la langue bien pendue. Il pointa la lame de son couteau en direction du chat.
- Tu me parles sur un autre ton ! Et puis, il me faut un peu de temps pour digérer tout ça. J’ai déjà la petite qui pose problème. A-t-on idée à douze ans à peine d’avoir déjà ses règles. Comme si le fait d’être simplette ne lui suffisait pas ! J’sais pas ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’il s’acharne ainsi après moi. Tu vois, y a des jours où je serais prêt à voir sa mère revenir d’Amérique et me la reprendre… heureusement ça ne dure jamais longtemps et si cela doit arriver, si elle vient me l’enlever, je ne la laisserai pas lui mettre le grappin dessus. Manquerait plus que cela, mais bon, d’un autre côté, c’est pas le rôle d’un homme de s’occuper des saignements de sa fille… c’est le boulot des mères… déjà que de la faire accepter à l’école, ça été un vrai chemin de croix et sans la bonté de notre instituteur la p’tite ferait rien qu’à traîner à la maison, à inventer je ne sais quelle nouvelle bêtise…
Arsène n’entendait rien au mal dont souffrait Charlotte et pensa que lorsque l’on perdait du sang un peu de mercurochrome suffisait à réparer la blessure. Il avait vu son bon maître s’en servir des centaines de fois et généralement le saignement s’arrêtait de lui-même. Peut-être qu'une simple visite chez le vétérinaire mettrait un terme à ce problème… Quant aux épouses possibles, il connaissait plusieurs veuves dans le bourg qui n’attendaient qu’une seule chose : qu’on leur passe la bague au doigt. La jolie et douce figure de Christine se détacha du lot.
- Vous avez Christine… elle est veuve et semble beaucoup vous apprécier. Pourquoi ne pas l’épouser ? Elle pourrait s’occuper de votre fille et ferait une excellente épouse…
Jules ouvrit des yeux ronds, stupéfait. Il ne s’attendait pas à ce type de conseil de la part du matou. Ses sourcils broussailleux se rapprochèrent, accentuant les rides profondes de son front.
- On ne recommence pas les mêmes conneries deux fois… Christine pourrait être ma fille et elle a fait des études, pas comme moi qui ne suis qu’un vieux bourrin presque illettré. Ha ! plus jeune… plus intelligent… Mais la belle affaire… Oublie le chat et laisse-moi repenser à ce que tu m’as raconté. En attendant mange ta truite, tu l’as bien gagnée.
Il détacha la peau calcinée du poisson le plus gros et déposa le mets dans une assiette qu’il abandonna sous le museau du chat. Habitué aux repas préparés par son maître, Arsène apprécia la chair cuite qui lui était offerte et ne ressentit nul regret de n’avoir pas risqué sa vie en allant pêcher sa pitance dans le Portefeuille à portée des griffes des Martes.
Quand Jules se leva un peu plus tard pour chercher une miche de pain et la moitié d’un Pouligny-Saint-Pierre, son visage ne reflétait plus les soucis mais exprimait la plénitude d’une personne venant de résoudre une équation à multiples inconnues. Tout en enfournant dans sa bouche des morceaux du fromage de chèvre tartinés sur d’épaisses tranches de pain, il livra à Arsène le résultat de sa réflexion.
- Écoute le chat, je sais ce que l’on va faire…
Arsène apprécia le « on » qui en disait long sur sa participation à la suite de l’enquête.
- Je suis tout ouïe, répondit-il avec malice, renvoyant Jules à sa propre expression.
- C’est bien ! Ouvre en grand tes esgourdes. Faut que je te reparle brièvement de la guerre et du rôle que j’ai joué au sein du maquis. Parce que le chat, t’as devant toi un gars qui n’est pas resté les mains dans les poches pendant que ses copains se faisaient plomber par les Vert-de-gris.
Ce fut au tour d’Arsène de prendre un air abasourdi.
©Catherine Dutigny/Elsa, août 2014
à suivre...
Bravo encore une fois à toi la magicienne Tippi et et à toi Elsa ! Arsène se complaît bien en bipède pensant mais zut alors, que peut bien avoir à dire Jules de si important à son inspecteur ?? Sous ses airs rustres, en fait je soupçonne Jules d'être un être sensible, un peu porté sur la dive bouteille soit mais personne n'est parfait !! Merci et casquette bien bas à vous deux pour cette évasion superbe !!
RépondreSupprimerSensible Jules? C'est clair Eponine... et les chapitres précédents expliquent son penchant pour la dive. Toujours présente ici, c'est une marque de fidélité qui me touche énormément. Merci à toi et à très bientôt, j'espère :-)
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