Regards - Montage personnel de Stéphan Mary/Le Zèbre
La complexité amoureuse
Point de vue d'un enfant
La complexité amoureuse s’étale à perte de vue sous mes yeux, encastrée dans une forêt d’idées dont l’écorce diffère d’un arbre à l’autre.
L'enfant finit son devoir par ces quelques mots mais il appréhende que quelqu'un comprenne la chose. C'est délibérément qu'il ouvre le capuchon du stylo, saisit la recharge et appuie de toutes ses forces pour que l'encre vienne ternir le sens de ces quelques mots. Il commence par tacher dans une forêt d'idées. On lui demande d'être comme les autres, il faut nécessairement qu'il ne mette pas en avant son imagination un peu délirante. Il s'arrête un instant sur sa phrase "La complexité amoureuse s’étale à perte de vue sous mes yeux, encastrée, dont l’écorce diffère d’un arbre à l’autre". Il n’est pas convaincu, son texte reste intelligible. Il fait un trait épais sur encastrée dont l'écorce diffère puis relit "La complexité amoureuse s’étale à perte de vue sous mes yeux d’un arbre à l’autre». Cela est encore compréhensible par les adultes qui doivent le juger. Il ne faut pas que ces gens là pénètrent son secret. En conséquence de quoi, il doit encore amputer et décide de rayer s'étale à perte de vue. Sa phrase devient donc "La complexité amoureuse sous mes yeux d’un arbre à l’autre". Mais il suffit que l'adulte mette une ponctuation dans ce petit bout de texte et cela va redonner un sens. Très bien se dit l'enfant, dans ce cas là je vais noircir les mots sous mes yeux ainsi ce qui donne "La complexité amoureuse d’un arbre à l’autre". Très déçu l'enfant rageur élimine ce qui le touche de près et broie d'un arbre à l'autre. Ne reste plus que La complexité amoureuse.
Il regarde longuement ces trois mots, pense à ses parents en plein divorce qui se déchirent violemment pour avoir sa garde. La complexité amoureuse ! L'instit va lui mettre zéro, une rédaction en trois mots équivaut à la tête à Toto. Il attrape alors tous les mots, les met dans sa main et secoue le tout. Il en ressort ce que personne ne comprendra jamais :
D'un arbre à l'autre diffère la complexité encastrée dans une forêt d'idées dont l'écorce amoureuse s'étale sous mes yeux à perte de vue.
J’aurais pu passer sans te voir vraiment, laissant dériver mon regard, un tantinet distrait, avec cette fausse réserve, cette fausse distance qui me retient de jeter mon dévolu sur la première venue. J’aurais pu, bien sûr, faire semblant ou pire encore, te prêter une attention polie eu égard au simple fait que tu sois en ce lieu, en lui même flatteur.
Mais je t’ai vue et je me suis arrêté. Tout mouvement est devenu spontanément accessoire sauf ceux de mes yeux, mus par autant de désirs pourtant invisibles de l’extérieur. Une folle agitation mentale m’occupe et me fige. Un mélange de perturbation et d’une étrange sérénité tente de se constituer dans une volonté syncrétique. J’ai déjà naturellement ressenti cet état insolite de nombreuses fois sans pouvoir le mettre en mots à la hauteur de ce qu’il génère en moi.
Je sais toutefois combien ce plaisir intense me livre à la joie, une joie simple sans exubérance ni manifestation ostensible. Une satisfaction intérieure. Celle du confort. Oui, te regarder m’emplit d’aise, mieux, d’aisance. Je ne souffre d’aucune gêne en te dévisageant, en te parcourant, en te déshabillant. Car il s’agit bien de sensualité. Chaque seconde m’est agréable au point que je peux accepter que quelque chose vienne troubler mon agrément mental.
Mon regard est maintenant installé en toi. Je suis ataraxique. J’accompagne les moindres courbes de ton corps sans but précis, ou plutôt celui d’emprunter tes pas. Je veux dire, aller là où tu as hésité, là où tu as décidé ou renoncé. J’avance un peu puis recule d’autant. D’un chemin précis, j’entrevois maintenant ta démarche globale. Je croyais savoir puis me voilà à nouveau perdu. Mais je suis bien, confortablement établi dans tes mystères. Ce va-et-vient plus ou moins lent, plus ou moins profond confine à l’acmé tant recherché dans pareille situation. Ce moment de grâce finit toujours par arriver, comme une suspension du temps, une ultime contraction paroxystique.
La question de cette forme de béatitude m’a longtemps taraudé. Elle ne trouve réponse que dans la notion d’équilibre. Quels que soient tes formes ou ton style ce qui me rassérène et me séduit, c’est justement l’impression que tout en toi se connecte harmonieusement. Oui, voilà, l’harmonie, c’est bien cela. Ta violence voire ta fureur se trouve ainsi magnifiée par les milliers de cohérences qui s’assemblent. Ton message prend donc toute sa force au travers de ces longues traces corporelles, de ces érections jaillissantes et de ces noires expressions qui parfois strient ta peau.
Tu me fais penser à cette danseuse reposant si souvent sur ses minuscules pointes dans une évanescente beauté, juste accrochée à quelques notes de musique. Elle seule, sait combien la douleur et l’effort intense font figure de magnificence aux yeux des spectateurs interdits. L’équilibre encore semble être le secret de la séduction.
Il n’est plus de regard innocent, désormais. Je réalise en premier lieu que si je me suis arrêté pour t’admirer c’est juste parce que tu as capté mon désir, mon besoin là, ou bien d’autres, peut être plus rayonnantes, plus aguichantes n’ont qu’à peine effleuré ma rétine. Tu m’as invité par tes harmonieuses structures à entrer dans ton univers. Et celui de ton créateur. C’est bien pour ces émotions-là que j’aime parcourir les expositions jusqu’à ce délicieux instant de la rencontre désirée avec une œuvre.
Je suis encore là ! Et je te regarde encore, encore…
Nous sommes dans une époque où il est de bon ton de bousculer les habitudes, les instances établies depuis des lustres et les conventions universellement acceptées. Et cet esprit rebelle se loge parfois dans des univers que nous ne soupçonnons d’aucune façon. C’est précisément ce que j’aime ressentir sur les barricades invisibles à l’œil nu…
Ce matin là, comme d’habitude je presse le bouton « on » de ma radio fidèle. Après quelques informations d’usage, est donné un morceau de Chopin. Une nocturne. Pour un réveil c’est contestable, je vous l’accorde mais ce piano seul et ses notes qui dansent introduisent en moi ce soupçon d’énergie dont j’ai besoin pour démarrer ma journée sous de bons auspices. Après une entame un peu lente, certes, la « numéro vingt » s’anime tant, que mon humeur vire au guilleret, quasi instantanément. Est-ce cela ? Etais-je encore dans l’étrange fusion de ma fin de nuit avec cette nocturne de Chopin? Pourtant quelque chose d’inattendu se produisit…
Des taches bleues s’échappent, sortent de ma radio ! Enfin, quand je dis des taches, ce n’est pas exactement cela…Plutôt des petits éclairs comme de minuscules oiseaux bleus prenant leur envol, propulsés par les ouïes de mon poste. Interloqué dans un premier temps, je me concentre sur mon café et ses arômes, feignant mépriser cette vision. Certain de mon réveil un peu difficile, je me frotte les yeux, sûr que quelques résidus de sommeil parviennent à troubler la lucidité de mon regard. Celui-ci désormais opérationnel selon moi, exerce un large travelling dans la pièce et là, stupéfaction ! Au rythme du piano, une nuée de notes bleues envahissent délibérément mon espace… Et disparaissent, instantanément dès que Frédéric laisse mourir sa dernière trille nocturne.
Pour le moins désappointé, je n’en continue pas moins mes activités quotidiennes et j’ouvre ma revue artistique favorite. Outre articles picturaux et photographies analysées et commentées de mille façons, ce mois-ci sont présentés des partitions anciennes, d’œuvres de compositeurs célèbres. Quelle n’est pas ma surprise que de percevoir ces mêmes minuscules « oiseaux bleus » s’évader des ma page désormais ouverte ! Cette fois j’en suis convaincu, il vient de se produire un évènement singulier dans le monde des notes de musique…
Je tente de reprendre mes esprits et prête l’oreille à cette nouvelle nuée de points bleus qui me tournent autour. Force est de constater que le réquisitoire auquel je suis soudain l’auditeur privilégié est renversant. Point de musique mozartienne ni romantique, seulement un discours clair et empressé. J’apprends que les notes et signes musicaux sont saturés de noirs et de blancs. Des siècles d’écriture se sont acharnés à les transcrire à l’aide de jolies et talentueuses plumes, mines graphites ou encres des meilleurs fabricants mais désespérément en noir. Au mieux quelques fois, des chiffres ont eu droit aux teintes rougeâtres mais ce ne sont que des chiffres ! Alors, un vent de contestation est né.
Noires, blanches, rondes, croches et dièses se sont réunies et ont décidé d’une action commune. Désormais, l’invisibilité de leur existence sera remplacée par toutes les couleurs de l’arc en ciel. Fini l’enfermement dans de tristes portées, finies les partitions ennuyeuses, finis les uniformes et place au bigarré, au « multicolorisme ». Un premier essai est en cours ce matin. Une première couleur est adoptée à l’unanimité pour les noires : le bleu.
Et j’ai cette chance incroyable d’être le témoin privilégié de cette révolution. J’ai vu la première note bleue.
Fallait-il que ça « tombe » sur moi, l’amoureux des couleurs ? Dans un chant bien mal maitrisé je leur confirme mon adhésion et l’engagement d’en faire part au reste de la population. Je suis donc, ce matin, l’heureux messager des notes et diffuse avec toute mon énergie, leur révolution. Sera-ce suffisant pour remettre de la joie dans nos têtes pleines ?
Fermez les yeux en écoutant votre musique préférée et vous verrez certainement danser de multiples points colorés sur votre rétine intime. Dansez avec elles…
Ce matin-là, le Soleil avait décidé de faire la grasse matinée, fatigué de sa grande virée de la veille qui l’avait laissé bien amer. Il avait fait la fête pour la dernière fois. Sa toute première fois était bien derrière lui : la saison s’avançait, l’hiver pointait son nez. Son ultime journée l’attendait goguenarde, bien campée sur ses pattes. Elle était jeune encore, se pensait éternelle, dédaigneuse des peurs des belles éphémères. Lui aussi avait été orgueilleux et fier, bien avant que le Temps, sournois et cauteleux ne vienne lui demander des comptes, un mouchoir à la main. Il n’y avait que le Temps, sans âge, qui s’en tirait toujours. Il attendait tranquille, au détour du chemin et son sourire sanglant disait « un jour, tu seras mien ».
Le Soleil soupira. Quand le jour aurait chaviré, il partirait là-bas, de l’autre côté du monde. Déjà la vie s’enfuyait à tire d’ailes. Son souffle devenait court et tiède. Les oiseaux ne venaient plus se brûler à sa caresse, les fleurs ne lui faisaient plus de l’œil. Il était loin le temps où le vent faisait danser leurs robes rouges et où, dans le frais matin, il venait boire les gouttes de rosées qui perlaient de leurs petits corps graciles. Il était loin le temps où, libres et irrévérencieuses, elles dressaient leurs corolles vers lui et s’offraient à la morsure de ses rayons.
Il avait mal dormi et, plus pâle que d’habitude, il n’en menait pas large. Qui donc pourrait l’aimer de l’autre côté du monde ? Pour retarder le moment des adieux, il décida alors de ne pas se lever. Mais le Temps, qui a toujours plus d’un tour dans son sac, envoya Aurore au chevet du Soleil. Toute rose d’émotion, ses grands yeux si clairs lui mangeant le visage, elle alla donc le tirer du lit. Colosse aux pieds d’argile, il se vit fort et étincelant dans son regard liquide. Voulant lui offrir la plus belle des couches, il la prit par la main et alla l’étendre sur son plus beau nuage au beau milieu du ciel. Et le Temps reprit ainsi sa course funeste.
Le Soleil écoutait sa belle Aurore qui tout bas gémissait : « Tu as vécu sans moi, mais jamais moi sans toi. Comment vivre sans toi ? Je ne veux pas d’un autre soleil. Emmène-moi avec toi. »
Elle se mit à pleurer. Le Temps, ému de son chagrin, souffla sur ses paupières et la peau d’Aurore, si fine et translucide, se fit de parchemin. Le Soleil savait qu’elle se perdait pour lui mais il ne voulait pas partir seul dans la nuit. Il l’enveloppa alors pour qu’elle devienne d’or liquide. La douleur fut telle que le sourire d’Aurore se déchira, ses lèvres devinrent velours rouge. Dans un ultime baiser, elle mêla ses lèvres aux rayons du Soleil. Celui-ci, désormais étranger dans le ciel, plongea dans l’océan et ses larmes de feu embrasèrent l’infini.
Elle avait pour coutume dès les premiers rayons de lumière matinale, de plonger son regard d'émeraude dans l'immensité de la plage et d'écouter le chant de la mer, lui fredonner une délicieuse mélodie de vagues ruisselant sur le cours d'une âme écorchée !
Ce décor paradisiaque s'offrait à elletous les matins du monde,sculptant ses joyaux sur le tapis d'un ciel maculé de lagune.
Aucune ombre au tableau ne pourrait s'hasarder à rompre la félicité de ce paysage de rêve !
Suspendue à la féerie de la préciosité intemporelle, la fillette tentait de figer ce temps, le retenant comme si son puissant désir d'enfant à lui seul, pouvait préserver le tout sans risque de rupture.
Les grains de satin de sable se pelotaient, savourant le délice de cette intimité délivrée par un héritage planétaire.
Les coquillages aux multiples reflets de soleil se lovaient sur le coussin des grains courtisés, tels de fiers complices !
À l'horizon, l'on apercevait une barque en bois de bambou qui semblait se fondre et se déliter dans un berceau de coraux.
Juste un vol d'oiseaux poudrait le ciel d'un ramage ondulant !
Les songes d'Aurore posés sur le front de la mer encore ensommeillée, conjuguaient l'évasion opaline à la fiction, l'invitant à rêvasser de pensées en images de couleur !
Elle caressait la dune de velours, jouant avec chacune de ses fines particules et faisait tinter au creux de ses menottes chacun des sons marins cristallins récoltés, pensant que les dorloter ainsi éviterait de dresser les astres de la tourmente contre le tonnerre, ce dernier risquant d'abandonner au naufrage les bonheurs recueillis fébrilement.
Cela n'était nullement envisageable car la magie offerte à ces instants d'abandon ne saurait lui faire faux-bond !
Mais le manteau sableux ayant camouflé la cape d'azur sous une épaisse couverture de sombres présages, n'exemptait pas l'hypothétique naufrage de secouer la porte de la candeur !
Le murmure enfantin s'étouffait dans un chapelet de sursauts retenus !
Qu'adviendrait-il si le clapotis de la vague séquestrée venait à s'effacer du refuge de l'enfance à l'abri ?
L'univers de la petite fille ne pourrait-il pas s'assombrir du fait, et le vent d'un mauvais réveil fouettant les pommettes meurtries, ne risquait-il pas de provoquer le déferlement d'un ruisseau de larmes de lait jaillissant de la source de la mémoire offensée ?
Le réveil pouvait cependant raison garder et s'assurer de son atterrissage, en se soustrayant du hurlement du vertige si seulement il en faisait son allié !
Faudrait-il encore toute la complicité de la clémence universelle pour se voir octroyer le minimum nécessaire à la quiétude du quotidien plutôt qu'une affligeante désolation !
Il est vrai néanmoins qu'on ne mélangeait pas les torchons et les serviettes !
Comme si une gifle lui avait été violemment administrée, l'enfant sortit soudain de cet état de songe profond et se vit précipitée dans une cruelle réalité.
Elle poussa un cri d'effroi lorsqu'elle surprit ses doigts glacés et noués, serrant très fort un cadre en bois qu'un orage en fureur s'acharnait à lui dérober, car elle y avait secrètement englouti contre son gré un napperon de sable délicatement ourlé de vagues d'argent.
La mer blottie au creux de la toile magique, réveillée tout aussi brutalement se mit à pleurer toute l'écume de son antre.
N'allait-elle pas assécher ses larmes en retirant tout de go ses voiles en détresse ?
Après tout, elle ne lui avait jamais été promise, mais tout simplement prêtée, à vrai dire un tout petit coin consentant et consenti par les cieux attendris !
C'est la douleur d'un décor de survie, façonné d'une liberté conquise tant bien que mal, qui rendrait toute la promesse chagrine !
Devant cette hypothèse, quelques sanglots s'échappèrent des yeux apeurés de l'enfant face au poids de la réalité, qu'elle essuya prestement d'un vif revers de main !
Il ne fallait surtout pas que quiconque la surprenne s'effondrer, car elle était bien sûre d'une chose !
Il y a toujours plus malheureux que soi !
Reprenant son souffle parmi les les plus résiliants et redressant énergiquement la tête, Aurore porta son regard d'émeraude tout au loin et aperçut pour son plus grand réconfort, Sœur Emmanuelle entourée d'un groupe d'enfants rieurs.
C'étaient ses petits frères et sœurs de cœur, avec lesquels la divine formait une immense ronde, tout en chantonnant un refrain d'espérance.
Les enfants vêtus de pantalons de chiffon et de jupes usagées semblaient joyeux, le sourire fleurissait sur les petites lèvres gercées, malgré des conditions de vie pitoyables chassées de l'esprit !
N'étaient-ils pas ce que l'on désigne couramment les chiffonniers ?
Cela ne semblait pas de prime abord les chiffonner du fait, au regard de l'être humain non considéré comme tel !
Et puis, n'était-ce pas Sœur Emmanuelle qui leur avait appris le langage de l'amour ?
Les petites mains ne s'y étaient-elles pas enfin trouvées et enlacées à jamais ?
Par ailleurs, ne leur avait-elle pas amené la mer et la plage à l'entrée des chaumières, déposant devant les pieds déchirés des bacs de sable fin, des sceaux de coquillages complices et des pataugeoires de torrents bouillonnants grâce auxquels ils pouvaient retricoter l'émerveillement à foison ?
C'est ainsi que la jeune Aurore qui rêvait du paradis bleu avait pu glisser un coin de plage et un jardin de mer dans un cadre d'écorce maintenant une toile de chiffon froissé, en guise de tableau enfanté par la force des doigts de l'espoir.
Tant de fois, elle inventa le chemin de l'océan du désir et du voyage !
De la foi en la renaissance, elle avait pu faire un collage de mousse à partir de ces fragments de bonheur enrubannés méticuleusement pour draper à loisir ses prunelles de feu detous les matins du monde !