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jeudi 22 janvier 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 35








Michèle




Suite 35




Jules leva les yeux, l’air surpris. Arsène lui demanda s’il attendait quelqu’un et le vieux cantonnier lui répondit que non. Il se leva en trébuchant, prit la bouteille de gnôle qu’il enferma dans le placard, passa les doigts dans ses cheveux pour discipliner les mèches bouclées que l’humidité froide du cimetière avait fait frisoter de manière anarchique. Trois nouveaux coups secs signalant l’impatience du visiteur le poussèrent en direction de la porte. Un étrange malaise qu’il assimila à un pressentiment, l’empêchait de se mouvoir rapidement. Il traîna la jambe comme un vieillard perclus de rhumatismes. Quand il ouvrit la porte, l’obscurité lui permit à peine de distinguer une forme humaine qui tournant les talons, s’enfonçait dans la nuit. Il la héla d’une voix où la fermeté se nuançait d’un léger tremblement. La forme s’immobilisa, puis pivota sur elle-même et revint sur ses pas de manière hésitante, les pavés inégaux de la rue ralentissant sa progression. Elle s’arrêta à la hauteur de Jules qui devina sous un long manteau d’astrakan la silhouette gracile d’une femme. Une toque de la même fourrure masquait sa chevelure et descendait bas sur le front, rendant son identification dans la pénombre impossible. Jules se pencha en avant et tenta de distinguer les traits de l’inconnue.

- C’est moi que vous voulez voir ? questionna-t-il, d’un ton suspicieux.

- Je peux entrer ? se contenta de répondre la visiteuse.

Jules s’effaça, libérant assez d’espace pour laisser la femme pénétrer sous son toit. Elle distilla dans son sillage des notes fruitées et florales sur fond chypré, où la sensualité de l’ylang-ylang le disputait à la fragrance sucrée et animale du jasmin. À peine avait-elle franchi le seuil, qu’elle ôta sa toque, libérant une abondante chevelure aux reflets acajou. Jules sentit son cœur s’emballer et dut s’appuyer au chambranle de la porte pour ne pas vaciller. Elle esquissa un vague sourire.

- Tu ne vas pas rester là dans le froid, en plein courant d’air ? Et ne me jette pas ce regard halluciné… Oui, je sais, j’aurais dû te prévenir de ma visite. Que crois-tu ? moi aussi, cela me fait bizarre de me retrouver ici… ajouta-t-elle, en jetant un regard circulaire autour d’elle.

Si Jules conservait encore en lui l’ombre d’un doute, la voix mélodieuse qui filtrait de sa bouche confirma ce qu’il avait soupçonné bien avant de découvrir les volutes enflammées qui cascadaient maintenant librement sur le col du manteau d’astrakan. Ces yeux noisette éclaboussés de paillettes d’or et ce petit nez légèrement retroussé qui lui donnait toujours l’apparence mutine d’une fillette, ravivaient un émoi qu’il croyait avoir oublié. Seuls des cernes appuyés et des rides tombantes aux commissures de lèvres plus minces que sa mémoire ne les avait figées, trahissaient la fuite du temps et peut-être le poids de déceptions, voire de regrets. Il se prit un bref instant à l’espérer. Il tendit instinctivement la main vers ce visage sans réussir à l’atteindre, car elle recula d’un mouvement brusque la tête, comme un animal traqué.

- Je dois te parler Jules… On peut se poser cinq minutes quelque part ? La petite n’est pas là ?

Jules sentit une onde de colère lui vriller l’échine. Une vague d’adrénaline le submergea et c’est d’une  voix sèche qu’il lui répondit qu’elle dormait dans sa chambre. Tendu à l’extrême et ne sachant quel comportement adopter face à une situation qui chamboulait son existence avec la violence et la soudaineté d’une tempête, il lui indiqua la cuisine éclairée dont la porte était restée ouverte et où Arsène, lové sur son plaid, observait attentivement la scène. Quelques secondes plus tard, d’un geste gauche, il avança une chaise cannée identique à celle où le chat reposait et l’aida à se débarrasser de son encombrant manteau de fourrure.

 - Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il, pour calmer l’appréhension qui lui serrait l’estomac.

- Volontiers… une tasse de thé me réchaufferait… Tu as cela, du thé ?

Jules esquissa une grimace dépitée. Le thé lui était totalement étranger. Comment pouvait-on boire un breuvage où macéraient des feuilles, une décoction qu’il assimilait à un remède insipide pour personnes souffreteuses? Il ne disposait que d’un vieux fond de café déjà réchauffé à deux reprises dans le cours de la journée. Du lait et du chocolat pour Charlotte, mais du thé… Quelle étrange idée ! Décidément avec sa tenue de grande bourgeoise, son langage précieux et son goût pour les boissons à la couleur de pipi de chat, elle avait bien changé.

Elle comprit son malaise et d’un geste évasif de la main, lui fit signe d’oublier.

- Je n’ai pas vraiment soif et je ne suis pas venue en visite de courtoisie, Jules… De plus, on m’attend… quelqu’un dans une voiture garée sur la Place de l’Église. Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi… Assieds-toi, s’il te plait et écoute-moi… je vais essayer d’être brève et en venir au but de ma visite le plus rapidement possible…

Plus par bravade et par souci de maintenir une position fallacieusement dominante, il resta debout, bras croisés et la pressa de s’expliquer.

Elle ne se fit pas prier et résuma les cinq années passées en Alabama d’une voix qui se fit brusquement neutre et monocorde, en alignant les phrases comme si elle récitait un discours appris par cœur, et ce, de longue date. Son mariage avec Jeremiah qui avait tourné au cauchemar quand il l’avait installée dans sa ville natale de Montgomery où la ségrégation faisait rage. La difficulté à se faire comprendre dans un anglais approximatif, les injures essuyées parce qu’elle avait épousé un noir. L’incendie criminel de la maison, la déchéance financière, puis les disputes et les deux fausses couches qui avaient mis un terme à son rêve américain. Le désespoir enfin quand on lui avait appris qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfant. Le divorce bâclé et le retour en France, les petits boulots de serveuse dans des bars de Paris où sa route avait croisé, un soir de mélancolie, celle du patron d’une fonderie de Bourges, divorcé lui aussi et père de trois enfants. Leur connivence à évoquer le Berry, les liens tissés autour de verres trempés dans les souvenirs et qui s’étaient transformés peu à peu en désir puis en amour jusqu’à ce qu’il lui demande de l’épouser. Un homme qui l’attendait dans sa voiture, là… à quelques centaines de mètres, Place de l’Église.

Elle marqua une pause pour s’assurer que Jules continuait à l’écouter. Il avait fermé les yeux et son visage n’avait trahi aucune émotion pendant tout le temps où elle avait parlé. Il ne l’avait pas interrompue, pas esquissé le moindre geste, muré au plus profond de lui-même. Caparaçonné dans ses sentiments, il laissa enfin échapper comme une plainte venant du tréfonds de ses entrailles, la phrase qui lui martelait le cerveau depuis son arrivée.

- Tu es venue pour me reprendre Charlotte…

Elle se leva et se rapprocha de lui jusqu’à le toucher. Quelques larmes avaient coulé emportant avec elles le rimmel qui ombrait ses cils. Elle posa sa tête contre la poitrine de Jules et sa main sur son épaule.

- Tu as toujours été un homme bon, droit et juste. Je t’ai fait énormément souffrir et je n’ai jamais eu le courage de te demander pardon. J’ai beaucoup changé et la vie m’a appris parmi beaucoup de choses à reconnaître mes torts. Aujourd’hui je te le demande, pardonne-moi et rends-moi ma fille. C’est bientôt Noël et j’aimerais qu’elle passe les fêtes avec nous. Mon mari est riche, nous saurons la protéger, prendre soin d’elle, veiller à ce qu’elle ne manque de rien… Nous en parlons depuis longtemps, il est prêt à l’accueillir…

 Jules ouvrit les yeux et la repoussa avec brutalité.

- Vous en avez parlé… vous êtes d’accord ! mais par le cul Dieu, tu me prends pour un coillon ! Tu crois qu’en te pointant avec tes belles paroles, tes airs de grande dame, tes larmes et tes excuses à deux balles tu vas m’attendrir et me voler ce que j’ai de plus cher au monde. Espèce de malbête… Paillarde ! J’suis pas riche, mais ta fille comme tu dis, c’est mon pain qu’elle a mangé toutes ces années, c’est mon cœur qui a frémi à toutes ses souffrances, c’est grâce à moi si aujourd’hui elle a quelque chose dans le crâne à la place d’une bouillie pour les cochons. Jamais, tu entends bien, Michèle… jamais, je ne te la laisserai tant que j’aurai un souffle de vie !

Il se dirigea vers le placard, sortit la bouteille de gnôle, s’en versa une rasade qu’il avala cul sec.

- Tu bois toujours ?

Sa voix était redevenue harmonieuse, juste piquée d’une pointe d’ironie.

Les yeux de Jules lancèrent des éclairs.

- Quitte cette maison immédiatement…

Elle ouvrit son sac, en sortit une carte de visite qu’elle déposa sur la table de la cuisine.

- Réfléchis et si tu changes d’avis, appelle-moi à ce numéro.

 Il ramassa à la volée le manteau et la toque, l’empoigna par le bras et la traîna jusqu’à la porte. Fou de colère, il la jeta dehors en proie à une fureur dévastatrice. Quand il revint dans la cuisine, le front couvert de sueur, Arsène l’enveloppa d’un regard pétri d’admiration.

- Alors, là, chapeau bas, comme dirait mon bon maître… mais peut-être que pour Noël… enfin moi, je n’y comprends pas grand-chose à vos traditions… il faudrait, je pense, en parler à Charlotte …

Jules se retourna vers le chat, le visage cramoisi.

          - Tu veux, toi aussi, que je te foute à la porte ? 





à suivre...





©Catherine Dutigny/Elsa, décembre 2014
à retrouver sur le site iPagination



Jamais trop tard 

  

2 commentaires:

  1. Pauvre Jules, lui qui aime tant Charlotte, voilà que cette Michelle veut lui prendre ! Toujours autant de régal à suivre les pérégrinations de tous ces truculents personnages ! Merci à la magicienne Tippi et à Elsa pour l'évasion garantie ! CHAPEAU BIEN BAS à vous deux A consommer sans modération ! Bisous à toutes les deux et excellent weekend loin de toute peine !!

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    1. Eh oui comme tu dis Pauvre Jules ! Espérons que la flamboyante ne gagne pas cette bataille-là ! Merci Eponine de ton passage commenté !

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