Suite 36
Arsène ne cilla pas. Son regard fixait au-delà de Jules, dans l’encadrement de la porte de la cuisine, une forme fantomale immobile qui les observait. Le silence et l’attitude du chat troublèrent la colère de Jules. Il tourna la tête en direction de ce que le matou, littéralement hypnotisé, continuait à regarder. Charlotte était là, debout dans sa chemise de nuit en coton blanc, le visage barré d’un plissement soucieux et les lèvres formant un « o » interrogateur. Depuis combien de temps les épiait-elle, qu’avait-elle vu, qu’avait-elle entendu ? Les questions se bousculaient dans la tête du cantonnier et son cœur se brisa. Il aurait tant voulu la tenir à l’écart de tout cela. La photo de mariage que la petite avait jetée au feu lui revint en mémoire. Il ne lui parlait jamais de sa mère, l’avait effacée de son vocabulaire et pourtant en tentant de faire disparaître cette trace d’un bonheur passé, quel message avait-elle tenté de lui transmettre ? Il avança doucement en direction de sa fille, comme s’il s’agissait d’une somnambule et qu’il craignait de lui infliger un choc brutal en la sortant de ses rêves. Mais Charlotte ne dormait pas et lorsque son père s’approcha, elle vint spontanément se blottir dans ses bras. Un large sourire remplaça l’expression pétrifiée de l’interrogation muette. Il la souleva, l’embrassa sur le front et caressa les longs cheveux crépus qui, mieux que sa peau dorée, trahissaient son origine métisse.
- Chétait qui la dame ? chuinta-t-elle à l’oreille de Jules.
Il la reposa doucement au sol, lui prit la main et l’entraîna jusqu’à la chaise où le parfum de Michèle restait perceptible. D’un geste machinal il éventa ces reliefs olfactifs plus intimes que la carte de visite, restée en évidence sur la table. Il assit sa fille sur ses genoux et se mit à la bercer en fredonnant une comptine.
- Chétait qui la dame ? insista Charlotte, en balançant la tête de droite à gauche au rythme de la chansonnette.
Le dos appuyé à la poitrine de son père, elle ne vit pas ses yeux s’embuer de larmes. Il continua à la bercer, mélangeant les strophes, se trompant de mots, remplaçant parfois les paroles par des « la, la, la…» auxquels il donnait tout l’entrain que sa voix trahie par l’émotion pouvait encore exprimer. Il continuait et elle persévérait… Charlotte haussait le ton. Jules forçait le sien.
Arsène qui jusqu’à présent ne s’était pas permis d’intervenir sauta de sa chaise et se planta face au père et à sa fille. Après tout, en dehors du cantonnier, Charlotte était la seule à connaître son secret. Elle ne serait pas ni surprise, ni effrayée, de l’entendre parler.
- Cette dame, Charlotte, c’était ta maman…
Jules stoppa net sa chanson. Ses bras se resserrèrent autour de la taille de sa fille au risque de lui couper le souffle. Charlotte tenta d’échapper à l’étau en se débattant en tous sens. Quand son père relâcha son étreinte, elle quitta ses genoux et se précipita sur Arsène qui raidit alors son corps pour parer aux effusions dont seuls les enfants sont capables. Elle planta son nez à quelques centimètres du museau du chat, puis elle entreprit tout un jeu de mimiques que les adultes peinaient à déchiffrer, mais qu’Arène interpréta de suite comme une invitation à l’amitié et à la sincérité. Lorsqu’il cligna des yeux en signe de complicité, un sourire radieux illumina le visage de Charlotte. Enfin, une cascade de rires éclaboussa la pièce de ses notes ensoleillées.
- Alors, maman est belle ! glissa-t-elle, avant d’éclater de rire à nouveau.
Aussi soudainement que le rire avait jailli, il s’interrompit et son visage se ferma.
- Maman est morte ?
Elle s’adressait au chat. Sans attendre de réponse, elle bâilla bruyamment.
- Sommeil ! dit-elle, en se frottant les yeux du dos des deux mains.
Puis elle gronda « Je veux dormir ! », les poings serrés.
Jules, pourtant habitué aux revirements de comportements de son enfant, à ses sautes d’humeur et à ses questions incongrues, se sentit pris au dépourvu. Un instant il se demanda si dans l’esprit de sa fille la cérémonie d’enterrement à laquelle elle avait assisté dans l’après-midi et la subite apparition d’une femme qu’elle ne connaissait pas, mais qu’Arsène venait de désigner comme sa mère ne se mélangeaient pas, ne fusionnaient pas en une seule et même histoire dont elle seule aurait la clé. Il était indispensable de la protéger d’un trop-plein d’émotions qui déstabilisait un équilibre toujours fragile et sans cesse remis en question. Ce type de situation le mettait face à ses insuffisances et le peinait au plus haut point. Il s’en voulut d’être tellement démuni face à la sensibilité de sa fille et son ressentiment à l’égard de Michèle, qu’il rendit responsable de son propre désarroi et de celui de Charlotte, s’accrut dans de notables proportions. Un sentiment de haine commençait à germer dans son cœur. Dans un ultime sursaut, il tenta de l’enfouir pour ne penser qu’au bien-être de la petite. Il reprit la comptine là, où il l’avait abandonnée, saisit son enfant par la main et la guida vers sa chambre en chantonnant de plus en plus bas.
Pendant que Jules recouchait Charlotte et s’assurait qu’elle s’était endormie, Arsène sauta sur la chaise, puis sur la table où Michèle avait déposé sa carte de visite. Il se méfiait des réactions de l'irascible vieux bougon et redoutait qu’une fois revenu, celui-ci ne déchire le carton de bristol dans un accès de colère. Ce qu’il avait lu dans les mimiques de Charlotte l’encourageait à sauvegarder ce lien ténu entre elle et sa mère. La fillette comprenait bien des choses en dépit d’une difficulté à les traduire en un langage clair. Il observa l’objet rectangulaire qui ne présentait aucune aspérité. Il dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour attraper entre ses crocs la surface glissante du papier tout en essayant de ne pas l’abîmer. En d’autres circonstances, cela lui aurait semblé un jeu et il en aurait fait durer le plaisir. Là, au contraire, la crainte de voir surgir Jules, le rendait maladroit. La carte enfin coincée entre les babines, il chercha dans la pièce une possible cachette, un endroit où Jules n’irait pas la chercher. Il y avait accolé au mur du fond une maie de chêne massif aux pieds sciés que le cantonnier n’ouvrait jamais. Le buffet à deux corps semblait bénéficier de ses préférences pour ranger ses couverts, quelques réserves alimentaires ainsi que ses bouteilles de vin et de gnôle. Le choix de la maie s’imposait, tout en présentant une difficulté d’importance. Soulever un couvercle pesant plusieurs kilos demandait que l’on y réfléchisse à deux fois et justement pour Arsène, le temps de la réflexion manquait. Poussé par l’urgence, il se précipita vers le meuble, essaya en vain de glisser sa patte entre le rebord et le couvercle, puis voyant que ses efforts ne le menaient à rien, c’est du museau, en s’arc-boutant sur ses pattes arrière, qu’il poussa de toutes ses forces sur l’extrémité du bord du couvercle. Au second essai, un léger interstice lui laissa entrevoir que la tactique était bonne ce qui renforça sa détermination. Il réitéra ses efforts et put passer enfin la tête à l’intérieur de la maie. Ses crocs se relâchèrent et la carte de visite passablement trouée, ensalivée et écornée par la manœuvre tomba au fond du coffre. Hélas, le poids du couvercle appuyant sur sa tête, ses griffes des pattes arrière glissant sur le carrelage, Arsène se retrouva bel et bien coincé. Impossible d’envisager la moindre retraite. C’est dans cette position grotesque, la tête enfoncée dans la maie et le cul indécemment exposé aux regards que Jules le découvrit en entrant dans la cuisine. Le spectacle cocasse libéra le bonhomme de ses sombres pensées.
- Ben, qu’est-ce tu fais dans cette position ? C’est-y une souris que tu es en train de chasser ? Mon pauvre Arsène, y a vraiment que toi pour te foutre dans le pétrin comme ça. Attends, arrête de gigoter, je viens te libérer…
Il souleva le couvercle pour permettre au chat de se dégager puis entreprit une inspection du contenu de la maie.
- Qu’est-ce qu’elle fait là cette carte ?
Il brandissait à l’intention d’Arsène le bristol portant les traces baveuses de l’intervention féline. Il en vérifia l’état avec une moue dégoûtée et en lut les élégantes inscriptions gaufrées. Un sifflement s’échappa de ses lèvres.
- Mazette ! Monsieur et Madame Hubert de Grivery ! Tin, elle s’emmerde pas la Michèle… vl’à qu’elle a épousé un noble par-dessus le marché… C’est pas bien malin ta petite entourloupe le chat. J’suis pas idiot, j’ai compris ce que t’as voulu faire, mais c’est aussi plutôt mal me connaître… Tu me déçois sur ce coup-là… et puis t’as juste réussi à faire un trou sur le numéro de téléphone… c’qui fait que maintenant, il est incomplet… Faudra que je demande aux renseignements pour le reconstituer, comme si j’avais que ça à faire. Ce que je veux pas, c’est qu’elle me l’enlève… Pas dit que je refusais que Charlotte connaisse sa mère… Tu te rentres ça dans ta petite caboche et t’évites de te mêler de mes affaires… On a déjà du pain sur la planche pour retrouver celui qui a dénoncé le Ronald… Tu te souviens ou t’as déjà oublié?
Arsène n’oubliait rien. Rien de l’enquête, rien de ses péripéties, de ses énigmes, rien non plus de la douleur lancinante juste derrière la tête, à l’endroit exact où le couvercle l’avait meurtri. Un endroit pour lui inaccessible et qu’il aurait aimé, en cet instant précis, plus que tout au monde, lécher.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, janvier 2015
Texte à retrouver sur iPagination
Jamais trop tard !
Pauvre Arsène, en proie à une maie ! Toujours un régal de suivre tous ces protagonistes attachants et maintenant voilà une nouvelle venue en la mère de Charlotte ! Pauvre Jules, je crois qu'il n'a pas fini d'en voir ! CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux pour m'enchanter régulièrement ! Merci ! Bisous et doux weekend honni de toute peine !!
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