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jeudi 9 avril 2015

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS - SUITE 41







Manuscrit de Sir Hans Sloane




Suite 41


Lorsqu’ils longèrent l’élevage de poules, Jules remarqua un morceau de grillage endommagé. À vingt centimètres du sol, un trou dans les mailles d’acier offrait une possibilité à un goupil de forcer le passage pour se livrer à un carnage, en toute impunité. Les Baillou avaient leur sac à misères plein à ras-bord et le cantonnier décida d’effectuer en priorité la réparation pendant que le garde champêtre serait occupé à nourrir les volailles et changer la paille dans les abris. Ils trouvèrent le fils d’Augustin assis dans la salle à manger, sa jambe plâtrée reposant sur un tabouret recouvert d’un coussin. Le garçon jovial qu’ils avaient connu quelques années plus tôt ressemblait maintenant à un homme aux traits durcis, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, une barbe naissante dessinant des ombres sur son visage émacié. Il les remercia pour l’aide apportée à l’éleveur et à sa femme. En retour, Jules le questionna sur l’état de santé de la Moune. « Stationnaire… disent les médecins » lui répondit évasivement le jeune homme en fixant le buffet où trônait une photo de la Moune en robe de communiante dans un cadre en bois doré. Jules déposa l’assiette d’Odette sur la table, enleva le torchon et offrit les sanciaux à Jean-Pierre. Un sourire juvénile vint adoucir les rides prématurées, creusées au coin des lèvres. Dans le lointain, le carillon de l’église sonna deux heures. Il était temps de se mettre à l’ouvrage et les deux hommes l’abandonnèrent à sa mélancolie.

En milieu d'après-midi, Anatole avait déjà terminé sa part de besogne que Jules peinait encore à consolider le grillage. Une inspection minutieuse lui avait fait découvrir d’autres points faibles et il avait trouvé dans un hangar suffisamment de grillage neuf ainsi que les outils nécessaires pour procéder à un renforcement en bonne et due forme sur les parties fragilisées. Le garde champêtre prit congé en lui recommandant de ne pas s’attarder. Il lui désigna l’horizon où de nouveaux nuages menaçants se regroupaient et grignotaient peu à peu un disque solaire sur le point de tirer sa révérence. Un vent d’est froid et humide soufflait en courtes rafales faisant s’ébouriffer les plumes des quelques volailles restées à l’écart des abris. Jules lui promit de faire vite. Il avait hâte de regagner son logis, de faire un brin de toilette et d’enduire ses reins de baume du tigre. Il savait fort bien qu’il allait payer cher l’exercice physique de l’après-midi et il était hors de question qu’il ne puisse se rendre chez le docteur Grimaud pour un stupide mal de dos. Il était également pressé de téléphoner à Christine pour prendre des nouvelles de Charlotte et lui demander de bien vouloir la garder chez elle une fois de plus pour la nuit. Après une dernière inspection, il rangea le matériel, fit rentrer les poules dans les abris, ferma les portes et quitta la ferme avec le sentiment d’avoir fait du bon boulot. Sur le chemin du retour, les premiers grains de grésil,  larges comme des pièces d’un centime, frappaient les pavés et rebondissaient pour aller s’accumuler dans les caniveaux. La chaussée rendue glissante ralentissait l’allure du bonhomme qui avançait à pas comptés, en tentant de déjouer les pièges tendus par les particules de glace. Trempé et harassé, il parvint à son logis avec la furieuse envie de s’allonger sur son lit et de piquer un somme avant de se rendre chez le vétérinaire. Le silence qui régnait dans la maison renforça un sentiment de solitude qu’il peinait à apprivoiser. Le seul réconfort immédiat était rangé dans le placard. Il ne résista pas au désir de lui rendre hommage. Le vin réchauffa son corps et dissipa momentanément la sensation de faim que l’inactivité avait fait renaître. Trop fatigué pour se préparer à manger, il s’assit, coucha sa tête sur ses bras repliés sur la table et s’endormit d’un sommeil vide d’images.

Trois heures plus tard, c’est un homme en tous points transformé qui sonna à la porte du docteur Grimaud. Habillé de propre, coiffé, cravaté, rasé de près, Jules avait respecté l’usage qui consistait à se présenter au vétérinaire sous son meilleur jour. Seul le parfum de camphre et de clous de girofle qui soulignait chacun de ses mouvements trahissait un corps perclus de douleurs. Le cantonnier n’avait pas lésiné sur le baume du tigre en vue d’une longue soirée dont il attendait de précieux résultats.  Dans le salon, sur la table à jeux en noyer et marqueterie de bois fruitiers, le vétérinaire avait déjà disposé le tapis de feutre vert et deux paquets de cinquante-deux cartes. Confortablement installé sur un fauteuil Régence, Arsène s’adonnait au nettoyage méticuleux de ses griffes. Il leva sa frimousse à l’arrivée du cantonnier, cligna des yeux à l’attention de son ami puis reprit son travail avec l’application du parfait félidé. Jouer à la crapette demandait une certaine concentration, mais Jules avait l’esprit ailleurs. Pendant qu’il alignait ses cartes, il résuma pour le vétérinaire les événements de la journée en omettant de révéler le pourquoi de sa visite à la bibliothèque municipale, ainsi que la présence du fils d’Augustin chez les Baillou. Le docteur Grimaud l’écoutait d’une oreille distraite et tirait sur un cigarillo dont la cendre menaçait de se répandre sur le tapis de jeux. Croyant que le praticien n’avait pas retenu le dixième de ses propos, le bonhomme reprit son résumé en insistant lourdement sur les révélations du bistrotier concernant le maire. Un nuage de fumée lui cacha son interlocuteur un bref instant.

- Ça ne m’étonne pas d’Augustin, ce genre de racontars… Depuis l’accident, chacun y va de sa petite histoire… J’en entends à longueur de journée et je finis par trouver cela très fatigant… C’est à toi de jouer Jules… conclut le vétérinaire, en écrasant son cigarillo dans un cendrier.

Jules transféra une carte libre sur une pile centrale.

- Oui, mais quand même… insista le cantonnier. Y’a pas un moyen de savoir si quelqu’un appartient à la franc-maçonnerie ? Je ne sais pas, moi… un signe distinctif… quelque chose qui pourrait me mettre sur la piste…

Le vétérinaire lui jeta un regard étonné.

- Sur la piste… de quelle piste parles-tu Jules ? Crapette,  mon vieux ! Tu as oublié de poser ton huit de cœur…  À quoi penses-tu ?… Bon, tant pis pour toi, c’est à moi de jouer…

- Je pense, je pense… qu’il y a peut-être un livre sur le sujet. Y’a des livres sur tout, alors pourquoi pas sur ça…

Le docteur Grimaud posa sur le talon la carte qu’il avait en main et soupira d’agacement.

- Bon, on ne va pas s’en sortir… Quelle tête de mule ! Tiens… mets-toi debout ! Allez, oui, lève-toi… Je vais te montrer un truc…

Les deux hommes se retrouvèrent face à face et le docteur Grimaud serra la main de Jules.

- Voilà, t’es content ?

- Ben, oui quoi ? On s’est serré la main… et alors ?

- T’as rien senti ?

- Ben rien de particulier… un serrage de pognes viril, comme des milliers…

- Justement non Jules, regarde bien et concentre-toi sur ta main… Je recommence…

Le docteur saisit la main droite du cantonnier en pressant avec l'ongle du pouce la troisième jointure de l’index.

- Tu vois, si tu fais de même, cela signifie que nous sommes des compagnons. J’ai un très vieil exemplaire du manuscrit de Sloane qui décrit avec précision les signes au moyen desquels les maçons se reconnaissent. Pour des maîtres, c’est encore différent…

Une succession de raclements de gorge interrompit la démonstration. Arsène, debout sur son fauteuil, le museau tendu en avant, tentait d’attirer l’attention du cantonnier. Jules haussa les sourcils en une interrogation muette tandis que le docteur Grimaud fronçait les siens en signe d’inquiétude. Le vétérinaire s’approcha du matou, prit sa tête entre ses mains et le força en appuyant deux doigts de chaque côté de la gueule à ouvrir sa mâchoire. Il examina l’intérieur de la gorge après l’avoir orientée vers le faisceau lumineux d’une lampe posée sur un guéridon. Arsène resserra les muscles de son larynx, terrifié à l’idée de ce que son maître allait découvrir.

- Bon, je ne vois pas bien, la lumière est trop faible. Il faudrait que je l’examine dans mon cabinet.

Il continua pourtant à ausculter Arsène tout en s’adressant à Jules.

-Tu n’as rien remarqué de particulier ces derniers temps ? Tu n’entends pas Arsène se racler régulièrement la gorge, comme s’il était enroué… Ce n’est pas normal, chez un chat, à moins qu’il n’ait une arête de poisson coincée dans le gosier… Et puis, je ne l’entends plus ronronner et lorsqu’il miaule pour que je lui ouvre la porte on dirait, je te jure, même si cela peut sembler grotesque, un humain en train d’imiter le miaulement d’un chat… Vraiment, tu n’as rien remarqué ? Je m’en veux énormément… À force de soigner les animaux des autres, voilà que j’oublie de vérifier l’état du mien. Dès demain matin, je m’occupe de lui en priorité.

Le docteur Grimaud relâcha la pression des doigts sur la mâchoire d’Arsène, qui, libéré de l’emprise, bondit se réfugier sous la bibliothèque en acajou massif. Dix minutes s’écoulèrent avant que les battements de son cœur ne s’apaisent.




à suivre...




©Catherine Dutigny/Elsa, mars 2015
Texte à retrouver sur le site iPagination





Jamais trop tard !

Chacune des images animées ci-dessous vous mènera aux liens de ce roman d' Elsa, pour le savourer dès son prologue ou tout simplement pour vous souvenir de tous les bons moments passés en compagnie de notre ami Arsène ! 






1 commentaire:

  1. Eh bien Jules n'en saura pas plus et nous non plus ! Zut alors ! Et voilà maintenant le pauvre Arsène presque sur le point d'être démasqué par son maître mais je lui fais confiance, il a de la ressource ! CHAPEAU BIEN BAS pour l'évasion !! J'ai hâte de connaître la suite des événements ! gros bisous à toutes les deux et douce journée loin de l'ambiante morosité !!

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