Suite 37
Jules soupira. Exténué par une journée pétrie d’émotions, il aspirait à se détendre. Il souleva le couvercle d’une casserole posée sur le réchaud et vérifia qu’il restait assez de soupe pour Charlotte. Il l’avait couchée le ventre vide et il savait qu’elle se réveillerait dans la nuit, affamée. Christine n’aurait pas apprécié les libertés qu’il s’autorisait avec les horaires des repas, mais il réagissait face à sa fille plus à l’instinct que guidé par la raison et jusqu’à présent il n’avait pas eu à s’en plaindre. La fillette avait ce soir besoin de repos... le bouillon de poule aux vermicelles attendrait...
L’horloge de la cuisine affichait dix-neuf heures vingt. Dans dix minutes le feuilleton préféré de Jules allait débuter. Pour rien au monde, il n’aurait manqué un épisode de La famille Duraton. Il avait un faible pour le personnage du père, célèbre pour ses colères, ses emportements, son tempérament râleur mâtiné de tendresse bourrue. Par surcroît, Monsieur Duraton se prénommait Jules et vénérait le Cabernet rosé d’Anjou. Tant de points communs expliquaient l’affection sincère qu’éprouvait le cantonnier à son égard. Duraton… son double radiophonique… Quand dans l’un des épisodes il découvrit que la fille de la famille avait épousé un GI et qu’elle était partie pour New York, il avait cru défaillir et avait hésité à rédiger une lettre à l’attention de Radio-Luxembourg pour leur demander de quel droit ils osaient s’inspirer de sa propre vie ? Les soucis de la vie quotidienne de cette famille se calquaient à merveille sur les siens et sur ceux de millions de Français qui, toutes affaires cessantes, dressaient l’oreille et faisaient silence quand le gong retentissait. Tout comme des millions de mains fébriles unies dans la même messe païenne, il alluma son poste de radio Philips, la lippe gourmande et les yeux brillants. Il écouta vaguement les réclames chantées qui précédaient l’annonce du feuilleton. Avant de s’asseoir confortablement pour jouir du moment, il préleva quelques fines tranches d’un jambon suspendu à une solive dans la petite réserve jouxtant la cuisine, enleva le torchon qui protégeait une miche de pain et découpa un épais morceau qu’il posa à même la table. Un verre de vin rouge vint compléter son en-cas. Enfin prêt, il se laissa porter par la verve des acteurs, les imaginant assis à sa table, partageant avec lui les péripéties de leur vie. La réalité et la fiction se fondaient dans son esprit.
Arsène prit son mal en patience. Ces voix qui surgissaient d’un poste de radio, ne cessaient de l’inquiéter. Comment un si petit appareil pouvait enfermer tant d’humains et parfois aussi tant d’animaux ? Les sortilèges du coq du Père Baillou n’étaient que des vétilles comparés à cet étrange instrument. Son bon maître avait avantageusement remplacé cet appareil par une télévision avec l’incomparable avantage que lorsque les humains parlaient, le chat pouvait observer leurs visages, voire leurs lèvres se déformer pour prononcer des mots. S’ils restaient enfermés à l’intérieur et disparaissaient dès que l’on appuyait sur un bouton, si tout ce que l’on observait au travers de cette lucarne manquait autant de couleurs que la ville de Limoges sous un ciel ombrageux, Arsène avait appris à s’en accommoder et trouvait rassurant de pouvoir ainsi à loisir inviter des étrangers à pénétrer dans la demeure du vétérinaire et à les en expulser quand leur présence devenait importune
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Pendant que le cantonnier, un sourire béat aux lèvres, se régalait entre deux bouchées de jambon cru, de voix nasillardes, il repensa à l’enterrement, convaincu d’avoir négligé un détail important. Le film de la journée défila dans son cerveau avec les sons, les couleurs et les odeurs, bien mieux que sur un poste de télévision. Il se remémora ensuite la discussion entre Jules et le journaliste. D’accord… le traître parlait anglais et était originaire du bourg. Ces deux informations leur avaient permis de mieux cibler leurs recherches et d’écarter les Bobus de leur liste de suspects. Ils avaient cependant négligé un point essentiel : Le Fox était franc-maçon. Arsène ne savait pas vraiment ce que ce terme voulait dire, mais il était rôdé aux multiples manies des humains qui se regroupaient sous des banderoles diverses, des associations de pêche ou de chasse, des confréries de goûteurs de vins, de passionnés de fromage de chèvre, qui portaient au revers de leurs habits des petits signes distinctifs leur permettant de se reconnaître, de se sentir « entre eux ». Le porte-drapeau du village n’arborait-il pas avec une immense fierté des médailles militaires sur son poitrail lorsqu’il ouvrait un défilé ? D’autres exemples lui vinrent à l’esprit. Pourquoi les francs-maçons n’auraient-ils pas également des babioles accrochées à la boutonnière, des vêtements particuliers, voire des coupes de cheveux qui leur permettaient de s’identifier au premier coup d’œil. Jules le savait-il ? Auquel cas, pourquoi n’avait-il pas immédiatement réagi ? Armand ne s’était pas longuement exprimé sur cette appartenance à un groupe et avait coupé court aux interrogations trop pressantes du bonhomme. Il y avait donc matière à enquêter. Il attendit stoïquement la fin de la retransmission du feuilleton radiophonique, heureux de voir son ami y prendre autant de plaisir et ne s’alarma pas quand il le vit se resservir un deuxième verre de vin. Hélas, Jules ne paraissait pas pressé d’éteindre la radio et quand la voix de Jean Grandmougin envahit la cuisine pour commenter l’actualité, Arsène lâcha un grondement terrifiant. Le message fut accueilli avec étonnement par Jules qui fronça les sourcils et éteignit enfin la boîte à paroles.
- T’as un problème le chat ?
- Oui, j’ai un problème… un gros problème… Je n’arrête pas de repenser à notre enquête et je suis arrivé à la conclusion que nous perdons du temps à chercher un anglophile dans le bourg, alors que nous devrions nous concentrer sur un franc-maçon.
Il lui expliqua ensuite les questions auxquelles il souhaitait trouver une réponse, s’attardant longuement sur sa théorie des signes distinctifs chez les humains. Le cantonnier parut intéressé par ses hypothèses, se gratta le crâne à la recherche d’une réponse pour finalement avouer son manque d’expertise en matière de franc-maçonnerie.
- Y a sûrement des livres qui traitent du sujet… Si j’appelle Armand, il va se méfier et je n’arriverai pas à lui sortir les vers du nez. Qui donc, pourrait nous aider ? Tiens, j’vais commencer par jeter un coup d’œil à la bibliothèque municipale. P’tête qu’en cherchant bien, je trouverai. Y a aussi notre instituteur… j’suis déjà allé plusieurs fois chez lui et des bouquins y’en avaient partout sur les murs… et puis, y a ton maître… demain soir je dois aller faire une partie de cartes chez lui. Je lui poserai la question… Sûr que t’as une sacrée bonne idée le chat… ils ont beau être discrets les frangins, j’suis persuadé qu’ils se font des mines, toutes sortes de singeries pour se reconnaître… Ouais, une sacrée idée que t’as eue là…
Arsène se rengorgea. Il devenait de jour en jour plus sensible aux compliments. Se métamorphosait-il en humain ? Il chassa l’idée de son esprit, car trop de défauts chez ces êtres à deux pattes l’horripilaient. Trop de pulsions irraisonnées, trop de bassesses, trop de cruauté aussi. Clairvoyant, il l’avait toujours été. Seule l’incapacité à s’exprimer dans le langage des humains l’avait privé d’être loué pour autre chose que la beauté de son pelage et ses dons de chasseur de souris. En le dotant de la parole le coq lui avait offert un cadeau inestimable : prouver à la gent humaine que les animaux disposaient d’un trésor nommé intelligence. Il faillit éprouver de l’amour pour le défunt emplumé. Se ravisant et pensant à la mort de Jérôme, à la Moune qui n’était toujours pas sortie de son coma, à l’apparition subite de Michèle, il orienta ses pensées sur l’Augustin dont le teint de mort-vivant lui avait fait fort désagréable impression et proposa à Jules de s’inquiéter de sa santé.
Le bonhomme secoua la tête.
- L’Augustin, j’crois savoir ce qui le ronge… Y a pas bien longtemps un soir dans son bar, il avait un peu trop forcé sur la bibine. L’était pas le seul, remarque, même si c’est pas une excuse… Toujours est-il que ce soir-là, il nous a causé de son fils qu’est parti combattre en Algérie en 57. Fallait qu’il soit bien saoul pour nous faire ses confidences… Le fiston, il serait un jour parti en mission le fusil chargé à blanc. Même qu’il aurait refusé par deux fois d’obéir aux ordres de son capitaine… enfin, en gros, s’il n’a pas déserté, on l’a jugé comme « réfractaire » et ça… devant un tribunal militaire… T’imagines la honte pour l’Augustin… Le fils a été condamné et envoyé au bagne de Lambèse, là où il y avait une colonie pénitentiaire. Des années que l’Augustin et sa femme sont au courant et n’ont pas pipé mot. Sauf que le fiston, il vient de finir sa peine et qu’il a pointé le bout de son museau dans les environs y a pas un mois. Le v’là, la gueule enfarinée, qui frappe à la porte de ses parents. L’Odette, elle lui est tombée dans les bras, mais l’Augustin ça pas été du même tonneau… Il lui aurait dit d’aller se faire voir ailleurs et qu’il ne le considérait plus comme son fils… et l’autre serait parti sans demander son reste. C’est depuis ce temps que l’Augustin file un mauvais coton. Avant, il buvait normal… enfin un peu comme moi… Maintenant, j’crois qu’il ne dessaoule pas du matin au soir… Le chagrin, tu vois le chat, ça tord les boyaux et ça donne mauvaise mine…
Ce qui devait arriver, arriva… Jules remplit son verre pour la troisième fois.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, février 2015
Et voilà maintenant Arsène qui va devoir enquêter sur les francs-maçons ! Quel régal et j'ai adoré l'épisode de la famille Duraton ! Toujours un plaisir qui n'est pas prêt de s'émousser ! Foi de Gavroche CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux pour cette évasion superbe !! gros bisous et douce fin de journée !!
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