Ambiance comptoir
Suite 40
Le cantonnier était troublé. Il lui fallait des précisions. Sur le point de questionner l’Augustin, il fut devancé par le garde champêtre qui contenait avec difficulté sa colère.
- Figure-toi que je connais notre maire depuis aussi longtemps que toi. Et tout ce que tu viens de déballer devant nous, n’engage que ta parole dont je ne donne pas cher. Quand cesseras-tu d’inventer des histoires pour le seul plaisir de te faire mousser et de répandre ta bile sur les autres, au lieu de faire ton propre examen de conscience ? À ce petit jeu, chacun ici présent pourrait en faire de même et évoquer un passé, le tien, qui n’est pas franchement glorieux. Si je me tais, c’est par égard pour Odette, une brave femme, qui ne mérite vraiment pas de t’avoir comme époux. Laisse Blandin à sa douleur, fous-lui la paix… Quant à ton fils, sans doute est-ce lui qui est dans le sens de l’Histoire. Cette guerre d’Algérie va finir tôt ou tard et renier un enfant, c’est tout sauf une chose dont on peut se vanter et être fier. Finalement, je te plains Augustin… tant de haine accumulée, ça doit sérieusement te ravager de l’intérieur. D’ailleurs t’as plutôt mauvaise mine ces temps-ci… tu ferais bien de te faire soigner… enfin, c’est pas mes oignons...
Il but d’un trait le ballon de rouge resservi par l’Augustin, s’essuya la moustache du revers de la main, puis jeta quelques pièces de nouveaux francs sur le comptoir d’un geste tellement rageur qu’elles glissèrent et tombèrent de l’autre côté du bar.
- J’attends pas la monnaie… j’ai des poules à nourrir…
Puis, se retournant vers Jules :
- Tu m’accompagnes jusque chez le père Baillou ? On ne sera pas trop de deux pour s’occuper de sa volaille…
Jules qui n’avait encore rien consommé hésita à lui répondre, mais il en voulait trop à l’Augustin pour s’attarder plus longtemps. Après la rodomontade du garde champêtre, les chances étaient minces d’obtenir du bistrotier plus de détails. Il huma le parfum des sanciaux, jeta un regard attendri sur l’Odette et rejoignit Anatole sur le pas de la porte. Avant de quitter les lieux, le cantonnier qui rêvait de prendre sa revanche et de clouer le bec à l’Augustin ne put s’empêcher de l’informer de la visite de la Marthe et de son frère chez le notaire. Il avait à l’esprit les imprécations de la grande endeuillée et se souvenait du litige qui les avait opposés pour le bout de terrain qui longeait le Portefeuille. La phrase fit mouche. Le visage d’Augustin vira au blanc de céruse. Il s’accrocha au comptoir et leur intima de foutre le camp en dépit des protestations des joueurs de tarot qui commençaient, eux aussi, à ne plus supporter l’ambiance du bar. Les deux hommes partirent en faisant claquer la porte. À peine avaient-ils marché une dizaine de mètres que la voix de la patronne retentit dans leur dos.
- Attendez, attendez ! criait-elle.
Ils s’arrêtèrent et la laissèrent les rattraper.
- Tiens Jules, c’est pour toi et pour la petite Charlotte…
Elle tendit au cantonnier une assiette recouverte du chiffon qui avait servi à essuyer ses larmes. Deux grosses crêpes aux pommes y tiédissaient sereinement. Jules l’embrassa sur les deux joues et sortit de la poche de son manteau un porte-monnaie.
- Non, Jules, c’est cadeau… Tu diras à la petite que je pense bien à elle… et toi, Anatole, il ne faut pas trop en vouloir à mon homme… Il n’a jamais été très facile à vivre, mais depuis des semaines c’est devenu l’enfer. En réalité cela a commencé bien avant le retour du gamin d’Algérie. C’est un matin… il s’est réveillé de très mauvaise humeur… un vrai fou…. Je crois qu’il avait fait un cauchemar… j’ai pas tout compris… Il parlait de toits, de fumées, de spectres… Il délirait et depuis, il ne se passe pas un jour sans qu’il ne pique une colère. Lui, qui avait un appétit d’ogre, ne mange presque plus rien. Je le vois se détruire à petit feu et ce n’est pas l’alcool qu’il boit qui va le remettre en forme. J’ai peur, Anatole, j’ai peur… Qu’est-ce que je vais devenir s’il lui arrive quelque chose ? Et le gamin dont je n’ai pas de nouvelles…
Elle se remit à sangloter et enfouit sa tête dans le tablier d’un bleu délavé par d’incessants lavages à l’eau de Javel. Son chagrin émut le cœur des deux hommes qui ne savaient quoi dire ou quoi faire pour la consoler. Ils restèrent figés, attendant qu’elle se calme. Le soleil vainqueur de la pluie hivernale faisait briller les feuilles mouillées d’une haie de jeunes lauriers plantés en bordure du bar. Une légère fragrance de chlorophylle s’en échappait. À quelques mètres de là, le chant d’une grive musicienne venue se réfugier dans un sureau pour y grappiller quelques baies épargnées par les récents gels, frissonna dans les airs. La chiqueuse, occupée à se remplir le gésier, portait une attention distraite au petit groupe d’humains. La nature se désintéressait de leur détresse. Fussent ce parfum d’innocence et la chaleur d’un rayon de soleil perdu dans sa chevelure, ou le son clair des phrases musicales lancées par l’oiseau qui adoucirent la peine d’Odette ? Elle releva la tête et sourit aux deux grands couillons qui se dandinaient à présent d’un pied sur l’autre.
- Allez, filez… vous avez mieux à faire qu’à regarder une pauvre gourde pleurer comme une Madeleine. Filez, je vous dis…
Elle s’éclipsa tout en simplicité et discrétion.Le cantonnier et le garde champêtre la suivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse, petite silhouette fragile avalée par la porte de la gargote. En cheminant vers l’élevage de poules du père Baillou, Jules repensa à la malédiction du coq. L’étau se resserrait. Il écarta ces sombres pensées, puis tenta d’interroger Anatole sur l’appartenance du maire à la franc-maçonnerie.
- Tu ne vas pas croire les racontars de cet ivrogne d’Augustin, quand même ? Et même si c’était vrai, ce n’est pas un crime que je sache… et ça m’étonnerait que Joseph se soit confié à l’Augustin… Faut arrêter avec toutes ces conneries… y’a plus important pour l’instant… Je n’ai rien dit à Odette, car j’ai trop peur qu’elle ne puisse garder un secret, surtout ce genre de secret…
- Quel genre de secret ? questionna Jules dont l’intérêt fut aussitôt éveillé.
- Je sais où se terre son fils, Jean-Pierre… et je vais te mettre dans la confidence étant donné que tu risques de le croiser dans pas bien longtemps. Quand ses parents, enfin, je veux dire son père, l’a chassé de chez lui, il est allé frapper à la porte des Baillou. Il comptait juste y passer une nuit ou deux avant de chercher un endroit plus éloigné pour crécher. Vu qu’il n’avait pas un sou en poche et que le père Baillou c’est un vrai coco dur de chez dur et un anticolonialiste forcené, quand le gamin leur a raconté son histoire, ils ont décidé de l’héberger jusqu’à ce qu’il se trouve un petit boulot et puisse se loger. Normalement, c’est lui qui nourrit les poules quand les Baillou vont passer la journée à l’hôpital, mais ce crétin s’est cassé la jambe y’a deux jours en glissant sur des fientes de poules. Rigole pas, je te jure que c’est vrai… Echapper aux tirs des fellagas et se casser la gueule dans une mare de fientes, je vais finir par penser que le gamin est aussi futé que le paternel. Tu gardes ça pour toi, car si l’Augustin l’apprenait ça ferait encore des histoires et tant que la Moune n’est pas tirée d’affaire, je veux protéger ses parents. Tu me promets de ne rien dire ? Je compte sur toi…
Jules n’avait aucune intention de faillir à sa parole. Savoir que le fils d’Augustin vivait à proximité de son abruti de père, suffisait à lui réchauffer le cœur. L’autre qui pensait s’en être débarrassé pour toujours le verrait tôt ou tard déambuler dans le coin. Et ce jour là… un vrai "retour de manivelle"… Jules adorait l’expression qui lui rappelait le titre de son film préféré qu’il avait vu dix fois au Petit Palace, le cinéma du bourg. Pour la suite de son enquête, il lui restait encore une chance… Ce soir, il espérait profiter des connaissances encyclopédiques du docteur Grimaud. Et ce soir, il verrait, à défaut de pouvoir lui parler, Arsène qui commençait bigrement à lui manquer.
à suivre...
©Catherine Dutigny/Elsa, mars 2015
Texte à retrouver sur iPagination
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"Retour de manivelle" !
Alors là un énorme et immense merci !! Merci et pour le coup, je lance mon chapeau dans les airs car quel régal ! C'est vraiment une évasion géniale avec l'inégalable Audiard dont j'suis fan absolue ! Et puis j'adore cet épisode où la grande histoire rejoint la petite ! C'est un formidable bond dans le temps et le mystère va s'épaississant !! J'ai vraiment envie d'en savoir plus ! Foi de Gavroche CHAPEAU BIEN BAS à toutes les deux ! Vous êtes des vraies boss !! je me suis régalée comme d'habitude !! Merciiiii à toutes les deux Tippi et Elsa ! Gros bisous et douce soirée loin de la fade réalité !!
RépondreSupprimerOui un clin d’œil en passant à Audiard ne fait pas de mal! On aimerait des dialoguistes de sa trempe dans des films récents. Merci Epo d'être toujours présente et de nous booster le moral à chacune de tes interventions. Mille baisers affectueux.
SupprimerJe dis tout pareil ! Bises à vous deux Eponine et Elsa !
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