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LA VOIX DE L'ÉCHO

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mardi 22 avril 2014

MARCEL FAURE - 0036 à 0040 de La danse des jours et des mots


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Vendredi 28 octobre 2011 

La lune encore, mais avec Lloydia un soir d'été près d'un étang. Plus tout à fait la même lune et pourtant ... la lune, l'étang, dans les poèmes, les romans, dès les premières rédactions, dans une correspondance, un écrit religieux, un décor de théâtre, partout. Pourquoi le dire encore ... la lune, l'étang, c'est beau. Les illusions sont dans notre tête, pas dans la nature.
La lune qui se faufile au-dessus d'une clairière. Un cerf brame. Une biche s'esquive. Tout ce que nous ne voyons pas est aux aguets. Deux seules alternatives, la fuite ou fondre sur nous.
Lloydia et moi, comme la lune, silencieusement, nous regardons avant de poursuivre jusqu'au chalet. Indifférent à notre passage, nul n'a bougé.



Samedi 29 octobre 2011

Cet après-midi, nous emmenons deux amis jusqu'à Saint-Héand, pour assister au concert de la chorale Récréation. Ginette petite souris esseulée aux oreilles vieillissantes, et Yann, dont les yeux ne voient plus q'un mince filet de lumière au centre de la rétine. Dialogue curieux entre ces deux êtres qui ne se rencontrent que lorsque nous les invitons ensemble.
Ginette déballe de son sac toute une documentation d'activités faites ou à faire. Yann très technique, embraye dès que l'occasion se présente, sur un " comment çamarche " parfois confus, parfois très précis.
En sortant de la salle Ginette nous parle de ce qu'elle a entendu, l'harmonie des voix, le choix des chansons, l'accompagnement et Yann de ce qu'il a vu, le mouvement des choristes, les changements de lumière.
Marie D passionnée de chant, descend de scène en fin de spectacle et vient faire admirer son costume. Lloydia distingue enfin les couleurs de la corolle qui orne son cou, Yann touche la fleur de tissus dans ses cheveux et les bracelets soyeux autour des poignets et des chevilles. Elle se décrit : longue robe noire, tour de cou blanc et mauve, fleurs et bracelets mauves.
L'instant d'avant volubiles, maintenant silencieux devant cette délicate attention et Ginette soudain ...
— À la maison de retraite ils ont aussi une chorale, enfin c'est plus pour les occuper qu'autre chose ...
Ginette parle, parle, une façon d'éviter les questions que ses oreilles entendraient mal. Pourtant au retour, dans la voiture chacun se plonge dans ses souvenirs. Les chansons tracent un nouveau chemin et réveillent des bonheurs d'autrefois.


Dimanche 30 octobre 2011 

Dans nos pays "civilisés", jamais nous n'accepterions, après une catastrophe naturelle, de laisser vivre les victimes dans les mêmes conditions que les sans-abris que nous côtoyons quotidiennement.
Lloydia s'indigne, s'insurge, jamais ne se résigne. Très poétique de dormir en plein été à la belle étoile. C'est une aventure qui nous laissera des traces. Mais en plein hiver ... Nos consciences engourdies. Nos utopies se dérobent. Une petite pièce ou un gros billet, notre générosité tombe dans la sébile sans résonner.
De nombreux immeubles sont vides. Tous les prétextes sont bons pour en refuser l'accès, mais les deux plus souvent invoqués l'insalubrité et le manque de sécurité. Personne n'explique comment nos rues mal entretenues ne peuvent-elles être salubres, ni en quoi elles seraient plus sures qu'une installation électrique vétuste qui risque de provoquer un incendie. L'odeur de la chair brûlée nous insupporte plus que le cadavre gelé d'un clochard. On croit rêver.
Chaque jour ma blessure suppure, chaque jour, je cautérise à l'oubli. Quelle lâcheté.



Lundi 31 octobre 2011 

Depuis ce matin, paraît-il, nous sommes une équation à sept milliards d'inconnus.



Mardi 1er novembre 2011

La joie du paysage maintient la transparence de l'air. Chaque plante respire et pose son souffle dans nos bronches. Échange permanent entre tout ce qui vit. Ces choses simples auxquelles nous ne pensons jamais. Nos poitrines se soulèvent, nous respirons.
Un air que nul brevet ne protège ... à notre disposition, gratuitement. Gratuitement ? Quelle hérésie ! Et toute cette chaîne de transformation jusqu'à nos poumons ! Du bénévolat ? Pas si sûr.
Premier novembre, fête des morts. Sommes-nous plus utiles morts que vivant.

Il faudra bien un jour aller nourrir ce qui nous a nourris.





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dimanche 20 avril 2014

EMECKA - LA VISITE


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LA VISITE




Sur le pas de sa porte, elle me fit un dernier signe de la main.

Son image s’estompa lentement dans mon rétroviseur mais mon regard ne pouvait s’en détacher. Une larme entreprit de rouler sur ma joue sans que je puisse dire si elle était de joie ou de mélancolie…Quand la brume de l’étang eut définitivement blanchi le minuscule miroir de mon véhicule, mes pensées revinrent à leur point de départ. Deux heures plutôt, en effet, je faisais le chemin inverse et franchissais timidement, respectueusement les larges grilles de la vieille bâtisse. Une folle et intime excitation me dominait alors…

Que s’était-il passé pendant cet arrêt du temps ? Un moment de grâce comme il est rare d’en vivre aussi intensément dans une vie. Mais peut être est-il temps de reprendre cette aventure à son origine ?

Nous avions convenu par téléphone, d’un rendez-vous, chez elle. Un ami m’avait communiqué son numéro, ayant lui même vécu cette aventure. Une longue route fut nécessaire pendant laquelle, nerveux, je griffais mon impatience avec une pointe d’agacement comme celle titillant un prurit irrépressible. Chaque obstacle routier, chaque panneau m’invitant à ralentir me faisait l’effet d’un retardateur belliqueux que je me plaisais cependant, à vaincre comme Hercule face au lion de Némée.

J’avais pris ma décision quelques jours auparavent après une longue réflexion et au prix de quelques sacrifices personnels et même familiaux. J’avais presque tout pensé, tout envisagé. Du moment de la rencontre aux échanges que j'avais imaginé timides, hésitants et maladroits. N’ayant pour ainsi dire jamais connu une telle situation, du moins seul, j’étais finalement dans un exercice initiatique. Je me savais indécis par nature et là, j’anticipais mes difficultés à choisir doutant soudain de ma sensualité face aux merveilles qui m’attendaient.

Enfin je secouai le battant de la cloche aux faussures dorées qui pendait à l’entrée entourée de lierres bien curieux. Après une longue attente, elle m’ouvrit.

Une vieille dame aux pas incertains me conduisit dans un univers où, de suite, les fruits de mes impatiences envahirent mon regard, mon esprit. Il y en avait partout, sur les murs, au sol, de toutes tailles et de toutes les couleurs. Mon cœur s’emballa, me laissant interdit, sans mot ni lucidité. La voix chevrotante de la vieille dame m’invita à m’asseoir.

Je venais d’entrer dans la maison de « Gabo », un artiste peintre qui m’a continûment fait rêver et qui a en quelque sorte donné du sens à mon propre parcours. Chacune de ses œuvres me chavire, me bouleverse, me tempête, me cyclone littéralement. Gabo est mort au bout de son pinceau, accroché à la nature il y a maintenant sept ans. L’ayant rencontré lors d’expositions, nous avions partagé un peu de techniques et beaucoup d’affectif, il faut bien le dire ! C’était aussi un amoureux des belles lettres et de la poésie à l'origine de notre rencontre. Mais, visiter son atelier, sans lui, était pour moi, entrer dans le cœur de ses tubes, dans la genèse de ses harmonies. Il m’avait tant conté la moindre des molécules de son inspiration puisée dans les fleurs de son jardin, dans chacun des lotus de son étang et dans les nombreux aromes de ce qu’il appelait « ses toiles brutes ». Il était bien là, présent par son absence, omniprésent devrais-je dire. Par ses toiles et par sa muse de toujours, gardienne désormais de son temple.

Et je venais précisément faire cet acte d’amour suprême qu’est l’acquisition d’une de ses œuvres.

La vieille dame dont les yeux brillaient de tendresse pour celui qui venait « reconnaitre » son peintre de mari disparu, m’offrit les douceurs de quelques souvenirs et de délicieuses confidences. Immobile sur ma chaise, je goutais intensément le plaisir d’être. D’être là. Majuscule et altier, le temps avait eu la délicatesse de s’arrêter. Mais le meilleur était à venir. « Suivez-moi » me dit-elle en prenant la direction de l’atelier. Mais je l’aurais suivi au bout de la galaxie !

De caresses en tendresses, de soupirs en arrêts respiratoires, j’errais entre les toiles de tout format comme un enfant dans un magasin de jouets. Sortant celle-ci de son antre, portant cette autre à la lumière, je succombais mille fois et me relevais toujours dans le suprême espoir de nouvelles défaillances. Chaque peinture me disait un bout de lui, de ce long moment d’amour qui l'avait fait naitre dans ses mains, entre ses doigts et sous ses coups de pinceaux. Gabo se disait peintre-paysan tant son œuvre s’apparente à une récolte méticuleusement réfléchie. Peintre apparemment abstrait, il représente en réalité la moindre étamine et le plus subtil des lichens. On ne regarde pas ses toiles, on y pénètre par tous les pores. Il s’agit réellement d’un envoutement artistique.

Alors, choisir ! Telle fut ma douleur…

L’élue fut allongée au fond de mon coffre de voiture et déjà aimée comme cet enfant appelé « désir ». La vieille dame semblait heureuse pour moi ; cependant je ne pouvais m’empêcher de penser que je venais de lui enlever une partie d’elle même. Alors, dans cet instant de doute peint de joie, de nostalgie, de merveilleux et de félicité je laissai la voiture avancer lentement vers les lourdes grilles.

Je remerciai la nature de ces lieux magiques de m’adresser le brouillard nécessaire à l’estompe de notre adieu. L’humidité de nos yeux faisant figure du dernier glacis de notre si belle rencontre.

Pourtant, chaque jour désormais, mes yeux sont heureux.



De nombreuses oeuvres sont encore en vente mais...dans son atelier! Pas de site internet sauf quelques mentions locales. Le clic sur le tableau vous conduit vers l'une d'elles.


Un immense merci à Liliane Baron pour son attention, son aide, ses conseils, ses corrections et sa grande gentillesse.




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samedi 19 avril 2014

JEAN-LUC MERCIER - LE NÈGRE SOIE








Le Nègre Soie *







Acte 1 – La grâce

C’est la grâce qui absorbe immédiatement le regard. Cette silhouette robuste et fine à la fois, dans une mouvance ouatée, toute en pleins et en déliés. Chacun, la suivant, s’émerveille devant ces pas affirmés, mais légers, cette aisance du corps, cette liberté des bras. La grâce. Personne pourtant ne reste indifférent quand, dans un pas pivoté presque plus beau que tout autre, Moussa révèle soudain son tendre regard d’airain.

Beau, naturellement beau, son visage est un troublant mariage de douceur et de virilité. Traits fins, mais affirmés sous une peau palissandre. Moussa est une œuvre que la nature à voulu de chair plutôt que d’art. Trop beau pour ne pas être suspect, me dira-t-il un jour. D’une beauté culturellement inacceptable ! Moussa n’a pourtant fait que naître sans rien demander.

Alors, il va jusqu’au bout de lui-même. Il est apparu un jour ici dans les rues de la ville – car même dans le pays des « droits de l’Homme » il a compris que seuls certains secteurs de certaines villes lui permettraient peut-être de vivre encore un peu. Il est apparu, stupéfiant dans sa somptuosité… tout en bleu lagon vêtu, organza écumeux, voiles de tulle, mitaines de soie et Borsalino en feutre tout aussi bleu ! Une inconvenance presque, dans le pesant décor des grisailles omniprésentes. Improbable, furtif, résurgent, il est une apparition qui s’efface aussi vite, qui passe sans pauses, et qui ne pose jamais.

Dans ces moments là, absent pour chacun, présent pour tous, il est prégnance au point d’imposer sans rien dire un silence coi partout sur son passage. Moussa n’est point, mais son aura émané à nul n’échappe. D’outre culture, d’outre mode, d’outres pensées, il est cet absolu d’excentrisme sans arrogante excentricité, une chimère androgyne sans la moindre incongruité… le corps d’un viril apollon sous l’apparence d’une déesse sublime !

Partout, s’il est, il y a d’abord, il y a toujours d’abord, l’émotion, surtout l’émotion, et peut-être la crainte, le doute, l’admiration, la stupéfaction, l’incompréhension.

Moussa est une abstraction, une utopie, la vision infraliminaire des doutes qui nous habitent, de nos gênes incertains.

Pas un teigneux n’échappe à l’effet de surprise, même si son statut de teigne lui injecte bien vite le contre poison à sa léthargie d’ébahi. Derrière toute moquerie, toute insulte, tout regard justicier il y a un angelot têtu qui susurre à tous, implacablement « Putain ce mec… il faut quand même avoir des couilles pour oser faire ça ».

Et de fait… il faut l’immensité d’un courage du désespoir pour oser. Voilà comment j’ai croisé Moussa. Voilà comment je suis aussi resté coi. Voilà comment j’ai vu ensuite et chaque fois l’étendue de ses silencieux pouvoirs et la puissance de son être même au cœur de l’agora. Il porte en lui un Christ en croix.

Jaune safran, avec Bibi de plumes et voilette,

Blanc de neige aux paillettes cristallines sous un iconique Akubra à la blancheur immaculée,

Orange d’orpiment profond et capeline aux agrumes, à large bord,

Chrome, tungstène, cadmium… et fascinator d’argent !

Je saurais plus tard que l’éclat des couleurs est à la hauteur de ce qu’il aimerait vivre, simplement. Mais plus fort encore, il ne veut pas que le sang qui sèchera sur son corps sous les coups de la lapidation reste invisible sur la noirceur de sa peau. Il sait la puissance de l’image, la force de celles qui peuvent marquer des esprits. Sur la neige ou le safran s’écriront de son sang les hiéroglyphes de sa souffrance. Moussa est un condamné au sursis provisoire et fragile.

Semaine après semaine, ses flamboyances irréelles s’imposent à mon esprit. Entrapercevoir Moussa ne suffit pas. Il me faut le croiser, attraper d’abord plus que furtivement son regard lointain, puis l’accrocher enfin, pour qu’il accepte ce sourire discret avant qu’il ne s’évapore. Pré-étape essentielle avant toute tentative d’approche plus constructive. Étrangement, lui qui, une fois la surprise qu’il suscite estompée, essuie classiquement d’effroyables insultes et quolibets d’une certaine minorité vexée de se voir voler la vedette, et de cons ordinaires aussi, lui que l’on traite de « sale pute » et de « pédale », de « travelo » et de « pervers », de « honte pour les enfants », et que sais-je d’autre venant d’intégristes de toutes religions, lui donc a ce pouvoir de me transformer littéralement. Et je sens bien que sur ce terrain-là je ne suis pas seul, même si peu osent succomber. Je me trouve midinette et groupie, même si rien de sexuel ne se déclenche en moi.

Il est œuvre vivante qui, telles la plupart des plus grandes, est née dans le terreau de la souffrance.

La fascination, l’attirance, elles sont pour ces questions qui résonnent en moi : d’où vient-il ? Qui est-il ? J’ai peur que telles interrogations ne soient que celles d’un voyeurisme ordinaire. Mais je me dois d’approcher cet être étrange, obscur et irradiant. De sa grâce infinie semblent transparaître des richesses intérieures hors du commun. Il est vrai que « En dehors du commun »… littéralement je m’y sens si souvent depuis mon enfance, mais là, face à lui, je me découvre soudain d’une banalité des plus affligeantes.






Acte 2 – L’apparence


Moussa parlait peu, très peu ; souvent un français rare, et distillé avec parcimonie. Sans préciosité. Moussa lisait Prévert, pensait Eluard, citait Saint-John Perse. « Sur toutes baies frappées de rames étincelantes, sur toutes rives fouettées des chaînes du Barbare »... ou plus longuement parfois Maupassant ou Ronsard. « Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère / Et pour-ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi… Au reste, si un Dieu voulait pour moi descendre/Du ciel, ferme la porte, et ne le laisse entrer ».

Moussa écoutait aussi. Vincenzo Bellini, Antonin Dvorak… ou les Carmina Burana. O Fortuna ! L’expression du bon goût s’ajoutait sans cesse à sa grâce et sa délicatesse. Ô ce mec, ce qu’il m’a fait pleurer.

Qu’ai-je connu de lui ? Tout ce qu’il avait à offrir. Et bien peu de son histoire effroyable.

« Je suis WoMan » écrivait-il rarement, qu’il disait autrement : « The third entity », et dans sa tête cela avait une signification d’une immense profondeur. Il ne pouvait comprendre la fadeur de nos « travesti » et « transsexuel », pas même « homosexuel » bien sûr. Il ne se sentait rien de tout cela. Il en était beaucoup plus. Des mots choquants, vexants, fondamentalement indélicats et irrespectueux pour quelqu’un qui, dans sa tête et son cœur, ne comprenait ni l’idée de déguisement ni l’idée de sexualité dans la perception de son être. Nul ne devrait être apprécié par sa sexualité ni son « travestissement », puisque ni l’un ni l’autre ne peignent l’âme qui habite un corps. Ce fut d’ailleurs sa première plus grande déception dans la découverte de notre langue. Lui qui la croyait si riche en comprit bien vite la pauvreté dès lors qu’il s’agit d’ouvrir son cœur aux autres. Et ce reflet linguistique de notre société fut une grande désillusion. Révélatrice d’ailleurs d’autres réalités.

Il croyait qu’un peuple qui n’utilise qu’un seul mot pour parler d’amour a logiquement le cœur très grand pour aimer tout le monde !

Il avait pu in extremis dans un périple incroyable et cruel fuir le pays, le village, la famille, la culture, le dialecte qui devaient logiquement être les siens. Parce qu’en Ouganda on diabolise ces gens-là. Pas de nuances, pas de place au doute, plus de sentiments ni maternel ou paternel, ni familial, ni humain, sauf celui du mépris et de la haine, de la peur surtout. Tout homme trop beau, trop soigné, pas assez « virilement » vêtu, qui ne compense pas cela par une relation affichée avec une femme, et plus surement par la polygamie, est suspecté de pratiques sataniques détruisant l’être humain et le condamnant à une mort spirituelle. Tout alors est déviance et assimilé à un seul état : l’homosexualité. Et la contagiosité de cette dernière est viscéralement redoutée. Moussa avait trouvé piètre refuge dans les bas-fonds de Kampala, grossièrement vêtu de haillons d’hommes, assurant les plus viles besognes. Vivre dans la terreur… puisque se sachant culturellement inacceptable, il savait que, ce que la police ne fait pas, c’est la population qui s’en occupe… par le lynchage ! Il avait eu à le voir.

Moussa avait si bien gardé en lui cette épouvantable frayeur de glaive au-dessus de sa tête que même en France il ne put y échapper. Il savait disait-il que tôt ou tard il finirait lapidé, tué, massacré. Avait-il tort ? Que pouvais-je démentir ? La haine n’est-elle pas l’ordinaire cultivé par bien des gens au point d’en pousser certains à effacer ce qui les dérange ? Il fallait juste lui apporter les preuves que des femmes et des hommes avaient en eux fondamentalement une foi en l’humanité, car jamais il ne put découvrir cela en Ouganda. Qui sait d’ailleurs que dans ce pays-là il se prépare au XXIe siècle, un projet de loi condamnant à mort « l’homosexualité » ? Approbation faite de l’archevêque qui appuie les propos de celui de Yaoundé (Cameroun) « L’homosexualité est une infamie et mérite d’être condamnée ».

Bon sang que les religions peuvent protèger des monstres !

L’homosexualité condamnée… Alors que dire d’un être qui se sait fondamentalement homme et femme ?

Moussa en était psychologiquement à ce point affecté que, dans une logique que seul lui pouvait imaginer, il mit tout en œuvre pour être un homme, un bel homme… avec des apparences de femme, de belle femme. Il n’y aurait que l’apparence… et quelle apparence. Il ne serait jamais au quotidien de sa vie ce qu’il était au fond de lui. Il n’offrirait d’ailleurs jamais son corps à personne, pas même à lui-même.





Acte 3  – La chambre de bonne


Moussa s’était résolu à accepter des présences « bienveillantes » aux abords de sa bulle. Mais il était apeuré sans le montrer. Peur de la trahison, peur de la déception, lui qui avait le courage incroyable d’affirmer par l’image, à la face de tous, ce qu’il était par la force de ce qu’il vivait… ou ne pouvait vivre. Il gardait en lui des mystères immenses. Mais offrait son regard pour qu’on y lise dedans. Tout son regard ! Troublante communication. Il fallait oser plonger en lui en effaçant tout ce que peut signifier dans nos cultures tel pas franchi. Qui ose encore regarder ? Qui ose encore se laisser regarder ? Jeu terriblement dangereux puisqu’il faut retrouver les confiances disparues. Ce qui semblait naturel pour lui fut une épreuve d’une infinie richesse pour ceux qui l’ont côtoyé. Mais une épreuve quand même, qui ne pouvait se franchir qu’en acceptant de ne pas se questionner sur ce qu’il y avait à lire en nous.

Se regarder plutôt que de jacasser et paraître. Pourquoi ne sait-on plus ainsi se regarder ? Les yeux sont les portes entre des mondes mutuellement inconnus et d’une infinie richesse. Sas sans faux-semblants où la nudité des sentiments réciproques dévoile autant qu’elle enrichit.

Il y avait en lui un grand livre de vie, des essentiels de philosophie, les interrogations vitales sur le sens de tout ce qui nous échappe… et bien sûr, le raton laveur de Prévert. Et sa compagnie n’était que moments de délices instillant lentement, mais immuablement de grandes paix intérieures. Moussa taisait tout ce qui n’est pas bon, disait avec mesure tout ce qui est bon. Bien que né dans un milieu sans instruction et presque inculte, Moussa avait plus de culture que la plupart de ceux qui naissent dans les milieux les plus favorisés. Aspiré littéralement et littérairement par les délices d’apprendre.

Moussa était et reste à mes yeux le rêve absolu de l’inaccessible humanitas, recélant en un seul être toutes les forces conjuguées de la femme et de l’homme. Nul fruit défendu ici pour parasiter l’exaltation. L’être sublimé… mais l’impensable aussi à l’époque des sexualités débridées. Combien de soubresauts la vie a-t-elle tentés avant de réussir à prendre sa place ? Combien faudra-t-il de soubresauts avant qu’humanité et humanisme épanouissent leur signification la plus noble ? Moussa est une de ces secousses, trop aboutie dans un contexte hostile. Erreur chronologique ? Peut-être, mais quelle invite à la réflexion !

Les jours semaines et mois passants, arriveraient immanquablement l’envie de comprendre ce qui échappe inévitablement à la logique déductive, même des plus attentifs. Comment cet être incroyable, mais issu de la grande misère pouvait-il s’offrir d’aussi somptueuses tenues ? Moussa le savait bien. La question s’imposerait à tous ceux qui le côtoieraient. Et en acceptant la présence d’autrui, il acceptait de fait un jour devoir livrer un peu de ses secrets. Car enfin, un aussi minuscule petit chez lui traduisait bien une condition toujours des plus modestes. Moussa assurait une multitude de petits services rémunérés dans un accoutrement ordinairement masculin qui le faisait affreusement souffrir. Il avait appris à ne plus exister durant ces longs moments-là. Il savait qu’il aurait sa revanche. Et au bout de trois ans, il a commencé à l’avoir. Sa boite en fer était enfin suffisamment pleine pour qu’il puisse épanouir son incroyable talent.

« Je suis un Nègre Soie », me dit-il un jour. Il savait exactement toute la portée de cette homonymie. Bien sûr, immanquablement, la superbe poule à la peau noire et au plumage de soie s’impose à l’esprit et le parallèle d’avec Moussa WoMan flamboyant dans les rues est évident. Mais il y avait plus que cela. Quelques instants plus tard, il se leva et ouvrit l’une des deux portes de placard de son appartement miniature. Un placard vide ! Mais un fond de placard mobile qui s’ouvrait en fait sur un lieu magique de douze mètres carrés, quinze peut-être. Une ancienne chambre de bonne, avec sa propre porte d’entrée donnant sur un étroit escalier, débouchant lui-même sur une sombre impasse inhabitée ! « Mon entrée WoMan » a-t-il juste dit. Il avait compris que de l’autre côté de la cloison de sa pièce à vivre il y avait une autre pièce. Il prit le temps de trouver, mais il trouva comment on y accédait par l’extérieur et à qui elle appartenait. Petite chance dans sa vie, cette chambre insalubre et oubliée était vide, et la vieille dame propriétaire avait accepté de lui louer pour quelques sous mensuels. La suite ? Un bout de cloison fine tombée au fond d’un placard, et Moussa Man vivait d’un côté, Moussa WoMan entrait sortait de l’autre.

Un lieu magique… et quelle magie : l’antre d’un créateur-styliste-couturier-modiste ! Des pièces de tissus de couleur et de mille objets brillants aux allures précieuses, des fins de série, des échantillons, des trésors découverts dans les puces et les salles des ventes, un vaste petit fourbi déniché patiemment et acquis avec les sous accumulés peu à peu. Machine à coudre, fer à repasser, craies, ciseaux de couturière, aiguilles et fils… et d’autres objets étranges tous là pour couper, former, modeler, assembler. Moussa avait tout appris, chez l’un, chez l’autre, dans des revues et reportages. La plume, le feutre, le satin, la dentelle, l’organza, la soie, la broderie, le coton, la laine, toutes les matières ou presque, dans toutes les manières ou presque.

La perfection de son ouvrage pouvait mettre au défi les maîtres en la matière. Il était un maître, l’arrogance hautaine de certains et le train de vie déconcertant d’autres en moins.








Acte 4 – Le Montecristi Panama

À l’insulte que lui avaient faite tant de gens dans sa vie, Moussa avait décidé de répondre courageusement par la beauté de ses créations joyeuses. Puisqu’il pensait qu’un jour ou l’autre la haine de beaucoup finirait par le tuer sous l’indifférence de bien d’autres, il voulait quand même laisser les traces d’un spectre de lumière pour la mémoire de celles et ceux qui portaient un autre regard sur lui. Offrir des couleurs.

Ce qu’il n’avait pas tout à fait imaginé, c’est le pouvoir de sa grâce joyeuse sur autrui. Rares furent ceux qui connurent Moussa. Beaucoup par contre, par le ravissement plus ou moins bien dissimulé qu’il engendrait chez eux, lui servait sans le savoir de bouclier humain aux effets malveillants des différentophobes de tous genres. Sûrement que plus d’une fois il a échappé à la violence et aux agressions en tous genres… mais il avait compris que tôt ou tard il les subirait pour de bon. Si en Ouganda sa beauté était sa condamnation, en France elle était son sursis. Drôle de Monde ! Drôles de cultes antagonistes. Mais demain ? Que serait un pantin ridé et ridicule !

Moussa était une définition de la dignité, pas un bouc émissaire qui se plaint et s’apitoie ni un souffre-douleur qui s’expose. Né dans la misère, ayant vécu bien des années dans la misère, ayant combattu bien des années surtout pour exister, seulement exister sans plier aux jougs d’autrui, quel âge avait-il quand il offrait la somptuosité la grâce et les couleurs à 8 000 km de son pays natal ? Trente ans, peut-être ? Il n’en savait rien. Le temps ne se compte pas quand on est miséreux. Il avait juste appris à mesurer la durée du sursis que la vie lui avait enfin accordé ici, dans la ville : exactement sept ans.

C’était beaucoup, énormément pour lui. Moussa avait la sensation profonde que la trêve ne durerait plus. « Je ne serais pas un fardeau ni un combat pour ceux qui m’ont offert leur sourire » m’a-t-il dit, a-t-il dit à quelques autres aussi.

S’il avait fait le choix d’être un homme au visage d’homme offrant les charmes d’une belle femme et de la magie en plus, c’était pour bien signifier la force du combat en son for intérieur et en celui de tous ceux qui sont comme lui. Il s’était sacrifié en acceptant d’être appelé toujours Moussa, que l’on dise « il », « lui », « monsieur ». Il ne croyait pas en Dieu. Comment aurait-il pu ? Et pourquoi ? Il disait juste que si Dieu existait il aurait soufflé aux oreilles des Hommes l’existence d’un troisième « sexe ».

Un jour d’automne, Moussa fit son bilan. Il n’avait pas été lapidé. Il avait eu à subir moult insultes, quelques coups portés, mais pas de véritables tentatives de massacre. Il était allé au bout de ce qu’il pouvait faire. Il était fatigué, épuisé même à force de dompter les luttes internes. Il pouvait mourir sans laisser s’écrire avec son sang les hiéroglyphes de sa souffrance sur la neige ou le safran.

Peu après, Moussa fit ses adieux, à nous, un à un. Il partirait bientôt. Il voulait voir l’océan, découvrir enfin l’espace et la liberté.

Je n’en saurais pas plus. Personne ne saurait. Mais tout le monde savait. Des mots furent vains. On ne retient pas l’oiseau qui prend son envol. Alors Moussa ! Plus que tout autre il a tracé seul son chemin en se sortant de la fange. Moussa était un mystère, un rébus complexe et riche à décoder, mais un être dont la liberté si chèrement acquise n’aurait supporté aucune entrave.

Moussa est mort, je le sais. Ces choses-là se disent en nous. Il voulait sa délivrance. Quand ? Comment ? Où exactement ? L’essentiel n’est pas là. Il avait en lui les pouvoirs de disparaître de manière aussi énigmatique qu’il était apparu.

Moussa n’a pas existé. Ça, c’est essentiel et dur à accepter. Moussa est un rêve, une illusion, une fragrance oubliée dans les airs, que le vent efface. Naître nulle part, disparaître nulle part, n’être rien ni sur aucun registre !

Peu de jours après son adieu, j’ai reçu une enveloppe. Dedans une photographie… la grâce. Une silhouette robuste et fine à la fois, dans un mouvement, tout en pleins et en déliés. Somptueuse vision en noir d’obsidienne aux éclats stellaires, et couvre-chef d’exception : un Montecristi Panama noir de Jai. Juste un Nègre Soie digne et magnifique, un être étonnant, trop précoce précurseur d’un espoir humain.



Ô ce mec, ce qu’il me fait pleurer



« Au reste, si un Dieu voulait pour moi descendre/Du ciel, ferme la porte, et ne le laisse entrer »
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* Moussa n'est pas un personnage de nouvelle. Sous un autre nom il a existé. la plupart des éléments ici relatés se sont produits, et l'histoire est narrée avec la puissance des ressentis.


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jeudi 17 avril 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 4









SUITE 4



Arsène était un chat affable, doté d’un tempérament placide qui ne connaissait d’autre vice que de procéder à de menus larcins dès que son estomac réclamait un peu de subsistance. Or son estomac de félin en réclamait souvent. Cette dépendance à la nourriture était l’unique séquelle d’une vie commencée à la dure entre les piles de pneus réchappés du garage à l’entrée du bourg, où sa mère, à demi sauvage, avait trouvé judicieux de mettre bât. Une jeunesse marquée par des périodes de disette quand le lait venait à manquer aux mamelles épuisées par sept museaux voraces. En dépit d’un début d’existence hasardeux, Arsène avait fière allure. Sa livrée noire s’égayait de quelques plaques d’un blanc immaculé dont une grande tache située au-dessus de l’œil droit qui s’effilait pour couvrir une partie de l’oreille en un point d’interrogation indélébile. Cette particularité lui donnait un air naïf et étonné, qui décourageait les remontrances et éventuelles corrections à base de papier journal roulé serré que lui occasionnait son tempérament de voleur.



Abandonné par sa mère vagabonde et frivole, recueilli, apprivoisé, soigné et adopté dès l’âge de cinq mois par le docteur Grimaud, vétérinaire de son état, Arsène avait développé un sens relationnel et psychologique étonnant pour un greffier d’extraction très ordinaire. Si son bon maître passait plus de temps à aider au vêlage les vaches des fermiers de la région, il lui arrivait parfois de soigner des animaux de compagnie, chose encore assez rare en ce début des années 60 dans le Berry. La fréquentation épisodique d’animaux divers, vieux ou malades et toujours apeurés avait conféré au greffier une forme de supériorité dont il usait à bon escient. Particulièrement doué pour rassurer les plus craintifs par son attitude pondérée, son ronronnement mécanique et discret, il s’évertuait également à distraire leurs propriétaires inquiets en se caressant à leurs jambes et en effectuant quelques pitreries avec une petite balle de caoutchouc qui trainait dans la salle d’attente. Un comportement apprécié par son maître qui lui autorisait des balades nocturnes en récompense. Le vétérinaire avait pesé les risques et conclu qu’après deux années passées sur des coussins moelleux, à portée de vue de gamelles, abondement remplies, Arsène avait usé son goût de l’aventure ainsi que son instinct de chasseur.



Pourtant cette nuit-là, alors qu’il rodait près des cages où, deux patients du docteur, assommés par un puissant narcotique dormaient d’un sommeil sans rêve, il sentit son poil se hérisser sous l’effet d’une peur inexplicable. Il eut bien des peines à retrouver un rythme de respiration normal et ne parvint pas à calmer les palpitations de son cœur. En dépit du malaise qu’il n’arrivait pas à dominer entièrement, il s’interrogea sur ses sensations et sur leurs origines ? Une seule idée s’imprima dans son cerveau de matou: il venait de flairer la mort. La mort programmée qu’il côtoyait parfois lorsqu’un vieil animal malade se retrouvait sur la table d’auscultation et dont il avait fini par se faire une raison, avait l’odeur fétide du penthiobarbital ; celle qu’il venait de percevoir était sauvage et libérait des effluves soufrés, extrêmement puissants et désagréables. Piqué au vif par l’étrangeté du phénomène, il retroussa ses babines afin de mieux s’imprégner de cette nouvelle odeur et décida d’explorer les ruelles du village pour en trouver l’origine. D’une démarche ondulante, tous les sens aux aguets, il emprunta une venelle qui débouchait sur la place de l’église, marqua une pause, tout autant pour s’assurer de la sécurité de l’endroit que pour mieux capter l’effluence qui se diluait peu à peu dans l’atmosphère. Des odeurs parasites commençaient à brouiller la piste. Celle, caractéristique du feu de bois, gagnait en force et un coup d’œil rapide sur les cheminées des demeures du bourg lui confirma que des humains sacrifiaient au rite de la flambée. Quelle idée bizarre par un temps si doux ! Ces êtres à deux pattes ne cesseraient de l’étonner. Il se concentra et retrouva après un tri minutieux les particules tenues qui lui avaient causé tant de frayeur. Il accéléra le pas de manière à n’en manquer aucune et se retrouva bientôt hors de l’enceinte médiévale à une centaine de mètres de la ferme du père Baillou.



À peine arrivé aux abords de l’élevage de poules, Arsène se figea dans une posture ramassée, les oreilles couchées, le poil du dos hérissé puis, il émit un sinistre feulement. Aucun doute possible, c’était bien là que tout avait commencé. Rien ne semblait pourtant le justifier : l’enclos était calme, nulle agitation particulière ne troublait la basse-cour, aucun signe patent de désordre, pas le moindre soupçon de mystère. Pourtant, en arrière-plan de l’odeur soufrée, se dégageait l’exhalation ferrugineuse du sang. Arsène était prêt à parier une paire de moustaches qu’un crime odieux avait été perpétré peu de temps auparavant en ce lieu. Il rassembla tout ce qui restait en lui de courage et s’approcha du grillage qu’il longea avec précaution. Les pupilles dilatées, il finit par repérer des taches sombres sur le sol du poulailler, là où le père Baillou avait répandu le sang de Belzébuth et prononcé des formules magiques afin d’écarter le mauvais œil de son élevage.



Il se dégageait de cette terre souillée une force farouche, immaîtrisable, ni humaine, ni vraiment animale. Les muscles tétanisés, il vit de la cheminée de la ferme s’échapper un mince filet de fumée qui se déposa sur les tuiles faîtières avant de s’agglomérer en une forme de coq, à la crête hérissée de pointes acérées, au bec et aux ergots démesurés et dont les grandes faucilles, ces plumes qui sont l’apanage d’un coq ordinaire, brillaient à l’éclat de la pleine lune comme autant de faux affûtées. La tête monstrueuse se tourna vers Arsène et planta un regard de dément dans les yeux du chat. Ce fut pour le matou l’équivalent d’un électrochoc. Il détala dans la mauvaise direction, heurta de plein fouet le grillage du poulailler où il s’arracha deux griffes, rebondit pour atterrir sur un tas de fumier de fientes de poules. À moitié groggy, il releva le museau, entrevit le clocher de l’église et s’enfuit vers le village, en boitant d’une patte, le corps couvert de déjections nauséabondes. Une fois de retour sur la place de l’église, il s’accorda quelques secondes pour retrouver son souffle. Sa patte, là où les griffes avaient été arrachées, le faisait atrocement souffrir. Il lapa délicatement les plaies, puis nettoya de sa patte valide son museau auquel était collé un peu de fumier. Bien qu’employé à parfaire sa toilette, il perçut des bruits de voix humaines qui lui semblèrent familières. La présence d’êtres pareils à son bon maître le réconforta et lui rendit du courage. N’avait-il pas toujours bénéficié de l’attention et des caresses de ces grands animaux bavards ? Il s’ébroua, examina une dernière fois l’état de sa blessure où le sang avait cessé de couler, avança en claudiquant vers la maison du maire d’où les voix semblaient s’échapper.



Lorsqu’il déboucha à l’angle de la maison du Sénéchal et de la rue Serpentine, il repéra immédiatement une silhouette familière sur les marches d’un perron. Jules faisait partie des amis de son maître et venait parfois « taper la belote » le samedi soir lorsque le rideau de fer tombait sur le cabinet. Rassuré et confiant, Arsène se mit à ronronner et se glissa le long des soubassements de granit pour le rejoindre. C’est alors qu’il vit le vieux cantonnier porter la main à son front, glisser lentement en arrière, puis son corps se ployer comme un pantin désarticulé.


©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014

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à suivre...

mardi 15 avril 2014

MARCEL FAURE - 0031 à 0035 de La danse des jours et des mots


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Dimanche 23 octobre 2011 

Un mois à tirer des bords dans ce journal. Pas vraiment de la matière à moudre. Enfin si, mais ce n'est pas mon propos. Seulement la substance, cette côte vue de la mer dans le halo diffus d'une fin de soirée.
— Quelle heure est-il ?
— Vingt heures, peut-être plus.

Le soleil hésite et pose pour une carte postale. C'est l'été. Plus tard, la Voie lactée.

— Quelle heure est-il ?
— Vingt heures, peut-être plus.

L'automne a mangé le soleil. Dans le salon, il fait chaud. Les bruits du monde à la télé. Un frisson. Il est grand temps de rentrer bien au chaud dans un livre. Supervielle, tiens ! La Patagonie. Hier encore j'y étais.
Un mois de ce voyage qui s'enroule se déroule. Chaque matin, je suis impatient de reprendre la route.



Lundi 24 octobre 2011 

Philippe Sollers ... à ma table de chevet, " L'Étoile des amants". Je lis. Philippe, vraiment ce n'est pas sérieux ... un gros paragraphe rempli uniquement avec des noms d'oiseaux ... un vrai bottin mondain d'ailes, de plumes, d'aigrettes, de huppes et presque en bout d'énumération ce Pipit maritime. Je prends, je détourne ce pipi(t). Face à la mer, mon jet contre les vagues.
Content, pas content, avec vous Philippe comment savoir ! Dans le plaisir des mots, s'envolent vos oiseaux et rien que pour vous, dessinent les contours de l'eau, là bas, sur l'horizon. Et vous poursuivez cette métaphore appuyée, tantôt sérieux, tantôt ironique, balayant d'une main tout ce que nous sommes, nous les orgueilleux sans plumes ni poils, — Pensez, cette peau toute nue, quelle rigolade ! — Juste une erreur de la nature.
Et soudain ce volte face, l'île sur la mer, dans votre bureau, dans ma tête, l'apaisement d'une ballade, pieds nus dans le sable, à deux, mais en silence. Ne pas briser l'harmonie du soir.



Mardi 25 octobre 2011 

Je ne sais plus toujours ce que j'ai voulu dire, mais je l'ai dit.

Cette phrase je la retrouve dans un vieux carnet de notes. Des années que j'accumule ainsi. Parfois j'en retire une au hasard. Tenez, celle-ci dont je ne sais plus que faire :
La plainte voluptueuse des vagues caresse les rochers, jusqu'à les aimer sable.
Remarquez, après l'affront fait à la mer, hier, en la prenant pour un urinoir, ici cette phrase est comme une plainte qui demande pardon, comme un hommage à son inlassable travail de sape, comme un merci pour tous nos déchets qu'elle absorbe. Je sens pourtant qu'elle n'en peut plus la mer, qu'elle en a mare de cacher nos marées noires sous le sable et que bientôt, elle nous baignera dans l'acide de nos conneries. Sans haine, mais comme toujours, longuement, avec patience. Nos larmes seront sèches bien avant qu'elle ne se lasse.
Et les oiseaux, Philippe, les oiseaux pourront-ils changer de planète ? Entre le rivage et la mer, jamais la paix ne sera signée.



Mercredi 26 octobre 2011 

J'imagine parfois un fabuleux concert où le génial musicien ne nous donnerait à entendre qu'une seule note, une peinture sonore bleu de Klein ou noir de Soulage, suivant l'humeur. La longue plainte du LA sur un violoncelle ou ses pizzicatos sautillant sur le violon alto, LA du piano dans toutes les gammes, sur le pépiement d'une flûte en contretemps se mélangeant au LA déposé sur le bord du pupitre par un chef d'orchestre, invité d'honneur, possédant le LA parfait au creux de son oreille.
Dès le second mouvement, le LA tourmenté d'un saxo conte le sud profond et noir où chante pourtant une trompette qui réveille enfin un banjo, caisse claire dans le bayou avec le grave hélicon. Reprit au piano seul, mon LA voyage entre graves et aigus que modulent les pédales; tantôt sec tantôt résonnant profondément il évoque le désert, la steppe, la blancheur des pôles, une sorte de paix intérieure que parfois trouble un sanglot.
Diapason, triangle, cymbales, trompettes troisième mouvement, reprise dans le même ordre, diapason, triangle, trompettes, puis cor anglais, la forêt, nappe de violons, le sous-bois, la harpe, le vent et l'écureuil, langueur du saxo, la mousse. Les rythmes s'entrechoquent, mon LA suffoque, puis s'adoucissent, mon LA respire. Crescendo, carillon. Note bombinante : LA.



Jeudi 27 octobre 2011 

Tôt ce matin, j'ai assisté au petit coucher de la lune. Une complicité entre elle et moi qui préfère l'ombre au soleil.
Son rire soyeux dans la couleur indécise de l'aube à venir ... Un incroyable frisson de plaisir soulève les tuiles sur les toits de la ville. Bientôt les amants devront se séparer, les enfants prendront un petit déjeuner ensommeillé et les phares du premier bus lècheront les murs de la petite église écrasée sous ma tour.
Bruits étouffés dans les étages ... de l'eau coule sur un corps nu, une barbe étrille la lame d'un rasoir. En bas dans la petite allée, quelqu'un court. Un chien aboie. Sur mon palier une porte claque.

Sur l'horizon ébouriffé par quelques nuages, plus rien. Mon compagnon lunaire, serrant précieusement sa cargaison de rêves, s'endort dans une nuit de velours noir où je ne peux le suivre.

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auvergne-fleurs-insectes-araignees Henri Maleysson




dimanche 13 avril 2014

ALIZA CLAUDE LAHAV - LA GOURMANDISE













LA GOURMANDISE


 Elle se nomme Angélique. Elle est de stature moyenne avec des rondeurs appétissantes. Elle a un visage avenant sous des cheveux couleur caramel et un teint de brioche dorée. Elle est pâtissière. Pierrot son époux est chef pâtissier, il confectionne les gâteaux avec compétence et talent. Ils ont ouvert boutique sur la plus belle place de la ville. Depuis plusieurs années ils s'ingénient à atteindre une production de haute qualité et leur renommée n'est plus à faire.

   Chaque jour Pierrot se lève à l'aube. Il descend au sous-sol où se trouve son atelier qui par sa lumière crue, sa netteté et ses ustensiles nickelés ressemble plus à un laboratoire qu'à une cuisine. Certaines pâtes ont été préparées la veille, d'autres seront malaxées ce matin par les apprentis sous l’œil vigilant du patron. Celui-ci sait bien que le secret de la réussite réside dans le méticuleux dosage des ingrédients et le travail scrupuleux de la confection de ces délices.

    Un peu plus tard Angélique ouvre la boutique, elle dirige comme un maestro l'activité de son équipe. Il faut que tout soit net avant l'arrivée du premier client. Elle prépare la caisse, met de l'ordre sur les étagères de confiserie, s'occupe elle-même de sa vitrine, pour rien au monde elle ne laisserait ce soin à l'une des vendeuses. C'est d'ailleurs le meilleur moment de la journée. Le magasin est encore calme et frais, reluisant de propreté.


    C'est une vraie mise en scène qu'elle organise, menant ses protagonistes d'une main de maître. Elle dirige, elle s'active, elle s'occupe de chaque détail, elle fignole. Angélique éprouve un plaisir extrême à commencer sa journée dans cet espace qu'elle considère comme son royaume. Dans son enfance elle ne pouvait rêver d'un plus beau palais.


   Elle n'a jamais manqué de chaleur humaine. Elle a grandi dans une famille aimante et laborieuse. Elle n'a jamais eu vraiment froid ou faim mais elle a connu une parcimonie courageuse. Ses robes neuves étaient trop longues car il fallait faire durer et trop courtes par la suite, afin de repousser le prochain achat. Elle portait des chaussures soit trop grandes soit trop petites suivant le même principe. Comme elle était fille unique, elle avait l'avantage de l'exclusivité, ses frères eux se passaient les galoches de l'un à l'autre. Les friandises étaient rares mais d'autant plus appréciées et les tartines du goûter légèrement beurrées et saupoudrées d'un peu de sucre étaient un régal. C'est à cette époque qu'en sortant de l'école elle avait commencé à lécher les devantures des boulangers-pâtissiers. Elle se délectait par la vue, appréciait la variété des formes et des couleurs, imaginait les goûts et les odeurs. C'est ainsi que naquit sa vocation.

   Elle aime son métier. Elle l'exerce avec art sans même s'en apercevoir. La manipulation des pâtisseries est sa peinture, son théâtre, sa musique, son rêve. En début de journée elle commence par faire ses gammes sur des douceurs. Elle vérifie les chocolats souvent amers, les pâtes d'amandes déguisées, les fruits confits multicolores, les nougats tachetés, les marrons glacés un peu givrés de la tête, les bouchées prometteuses, les truffes qui n'ont de modeste que l'apparence.

   En bas on s'agite, les premiers plateaux arrivent. Des parfums de vanille et de cannelle se répandent délicieusement dans l'air. Angélique accueille les gâteaux comme des amis qu'elle connaît bien et qu'elle apprécie. Elle va les placer avec précaution, harmonieusement, c'est l'heure de sa symphonie. D'abord les petits pains au chocolat qui cachent leur secret, puis ceux aux raisins plus ouverts. Ensuite les brioches bien en chair, les croissants à la taille épanouie, les macarons collants, il faut le dire, riches de leur saveur et sûrs d'eux-mêmes, les meringues ces coquilles sèches, mais si légères et croquantes. Et les tuiles courbées sous la malchance, qui si elles avaient confiance en elles-mêmes, pourraient se redresser, elles sont si délicieuses. Et les palmiers qui font les jolis cœurs ...

   Après s'être occupée avec soin des parents pauvres, c'est avec dévotion qu'elle mettra en valeur les pièces de maître. Elle a préparé les grands plats, les collerettes et les napperons de dentelle en papier. Elle ne fera pas jouer ses préférences personnelles mais elle n'en pense pas moins. Au milieu de la scène elle dépose le moka prétentieux, riche de ses couches de crème à la noisette ou au café et de ses rosaces de chocolat . Puis les tartes qui rivalisent d'imagination de garniture suivant les saisons. Celles aux fruits rouges et celles aux fruits jaunes. La bourdaloue au nom populaire qui en fait est une grande aristocrate, avec sa frangipane et ses poires savoureuses. Les tartelettes plus modestes mais aussi variées que les grandes soeurs, aux mirabelles, myrtilles, fraises et même à la banane. Dans un coin elle place le Paris-Brest distant, fourré de crème pralinée et parsemé d'amandes effilées. À côté elle aligne dans un ordre parfait les religieuses qui cachent leurs appâts, les éclairs virils, les mille-feuilles littéraires, les choux gonflés de leur popularité. Aujourd'hui est un jour de fête il y a donc aussi une dacquoise qui fait son intéressante avec ses trois disques de pâte meringuée aux amandes, sa crème au beurre, toute entière saupoudrée de sucre glace. Et la bûche de Noël qui sort d'un conte de fées et qui fait espérer des petits nains. Un peu à l'écart les petits fours frais, comme des enfants sages de l'école maternelle qui regardent les grands avec admiration.

   Angélique est satisfaite, les clients commencent à être attirés par son étalage gourmand. Elle sait qu'elle doit se ménager. Les vendeuses sont là, elle peut monter pour se reposer un petit moment.

   Allongée sur son lit, dans la pénombre, elle somnole, elle s'abandonne à de doux fantasmes. Elle pense à ce soir, à leur fête, à la surprise qu'elle réserve à Pierrot. Elle se sent pleine, comblée. Elle essaie d'imaginer ce que son homme va préparer pour leur plaisir à tous deux. Elle le décrypte à merveille, connaît tous ses codes. Peut-être voudra-t-il la dépayser; il préparera alors une forêt noire aux copeaux de chocolat, ou une île flottante aux pralines, ou des œufs à la neige, ou encore une omelette norvégienne. À moins qu'il ne veuille l'émoustiller avec une salade de fruits exotiques au gin, ou peut-être des poires au vin rouge pour la dévergonder. Mais s'il veut l'épater il fera une crème renversée.
   Après le dessert elle se penchera vers lui, tendrement, elle lui prendra la main pour la déposer sur son ventre à elle, où leur fruit commence a mûrir. Il comprendra, ils seront heureux. Tête contre tête ils rêveront et se demanderont quel nom donner à ce petit chou.






©Aliza Claude Lahav
Septembre 1997


samedi 12 avril 2014

JAVA - DES MOTS POUR TE DIRE









J’ai cherché des mots simples et légers

Ceux qui pourraient sauter du panier

Et qui gorgés de soleil

Je presserai au sortir du sommeil



J’ai ouvert les dicos, les recueils de poèmes

Je voulais des mots que l’on susurre

Des paroles qui ne connaissent pas l’usure

J’ai rien trouvé d’autre que des « je t’aime »



Trop courts, trop souvent dits, trop incertains

J’en ai cherché qui disent la vie sans baratin

Je voulais du brut mais qui rappelle le velours

je suis encore tombé sur le mot « amour »



Alors j’ai fermé mes bouquins

J’ai écrit ton prénom et j’ai trouvé ça beau

Mais quand j’ai voulu écrire « demain »

Ma plume n’a plus trouvé de rime



Dis ! Tu me le trouveras ce mot ?




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JAVA - PARFOIS JE RÊVE




MISE EN VOIX JAVA







Parfois je rêve

Je déchire les nuages de vos réalités

Je repousse les frontières de mes songes

Pour laisser plus d’espace au chien fou que je veux être.



Je bâtis des maisons avec les poèmes de Rimbaud

Je fais pousser des prairies sur les ruines de vos cités éphémères

Où le soleil s’installe à demeure pour que nos utopies n’aient plus froid

Et poussent à leur aise sur les pelouses de casernes désertées par les armes



De mes inquiétudes, je fabrique des grappins pour mes abordages

À l’assaut de vos Babylone habitées de tant de souffrances et d’insomnies,

J’en fais des chansons, j’en fais des foules dansantes, des fifres et des tambourins

Qui deviennent des aubes chatoyantes, des caresses et des mots d’amour.



Et quand mon sommeil

Me laisse éveillé sur vos terres inhospitalières



Je pense à mon ami qui hier appelait l’absence dans une poudre blanche




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JAVA - C'EST UN PONT ENTRE DEUX RIVES




MISE EN VOIX JAVA




http://www.galerie-com.com/oeuvre/pont-de-bayonne/114710/



Un pont entre deux rives ou dilemme





C’est un pont entre deux rives

Ennemies de toujours, Révolte

Et raison.

Le soleil noir de l’absolu

Irradie l’une, fait pousser les fleurs du mal

Et embrase un Lacenaire.

Quand un ciel gris de prétextes

Dresse des barrières interdites

Devant des hommes désertés par le rêve,

Sur l’autre.

Les fantasmes d’un Sade s’attardent sur l’une

Héros d’un désordre grimé,

Soldats innocents de crimes imaginaires

Dont le libertinage est la seule révolution,

Se faisant Dieux, l’autre faisant défaut,

Et pleurant des foules anonymes

Debout sur des barricades éternelles

D’une Commune martyrisée,

Souillée par d’improbables bottes

D’une armée du nom d’un sang vermeil.




Pendant ce temps sur l’autre terre

L’on prie pour les condamnés innocents que l’on exécute

Devant des murs barrant l’horizon

Construits par des jardiniers paysagistes

Portant complets vestons sous des gilets de Kevlar

Applaudis par des anges monétisés

Et mis au monde par des oracles défraichis.




Et il y a ce pont ouvrage entre deux mondes

Où parfois la multitude ou tantôt sage assemblée

Guettant les mots d’un orateur multicartes

Se presse vers l’un ou se traine vers l’autre.

Bruyante ou recueillie, fustigeant l’un

Adorant l’autre.

Tandis que du parapet

Certains préfèrent sans partage

Le saut mortel et hasardeux

Vers un néant muet.

Emportant avec eux la terrible question

Rimbaud a t’il tué Rimbaud

Pour huit kilos d’or ?



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jeudi 10 avril 2014

ELSA/CATHERINE DUTIGNY - CARNETS SECRETS SUITE 3









Suite 3



Jules me confia que la curiosité l’emporta sur l’épouvante et qu’il profita du passage d’un nuage pour grimper quelques marches d’un perron et se glisser dans l’encoignure d’une porte d’où la vue sur la maison du maire était dégagée et sa présence dissimulée par un auvent de fer forgé. Les formes ne semblaient pas inquiètes d’être découvertes ; elles ne manifestaient aucune méfiance, juste quelques déformations lorsque le vent glissait sur les tuiles. Soudain une voix grave se fit entendre et mon cantonnier reconnut immédiatement à ses graillements, celle d’Augustin.

- Ben, c’est pas trop tôt ! Il en a mis du temps le père Baillou à tuer l’jau ! J’ai bien cru que l’on ne pourrait jamais y arriver. J’sais pas pour vous, mais pour moi ça me tardait de faire la causette … On a des choses à s’dire… c’qui m’étonne, c’est qu’vous soyez là aussi la Marthe. J’croyais qu’vot’ patronne était trop pleure-misère pour allumer un feu, vu qu’il fait pas trop froid c’soir… serait-y malade la vieille pour faire brûler son bois?

La capuche tourna lentement sur elle-même et un filet de voix pointu s’en échappa :

- C’est à moi que vous parlez, le gâte-sauce ? Sachez que je n’ai pas de patronne et que c’est de mon plein gré que j’incarne, en ces volutes gracieuses, une femme d’une haute teneur morale, une femme au-dessus de vos mesquines existences et stupides railleries. Une femme qui ne gaspille pas les bûches, non par mesquinerie, comme vous semblez le suggérer, mais par ce qu’elle s’accommode fort bien la nuit d’une fraîche température, ce qui montre la qualité de son jugement, car trop de chaleur, chacun le sait, nuit au repos. Je ne vais pas m’étendre sur le pourquoi de la toute petite flambée de ce soir qui est venue à point nommé calmer ma sciatique et réchauffer mes membres engourdis par un long et méticuleux ramassage de feuilles mortes. Et puis, si ma présence vous insupporte, rassurez-vous, il ne va bientôt plus rester que quelques braises au fond de l’âtre et je disparaîtrai avec les flammes qui m’ont vue naître. Pourtant avant de m’éteindre et de refluer dans ma cheminée, j’ai une déclaration à faire… 

- Une déclaration de guerre ? ironisa le notaire.

- Ho ! les ancêtres… ça va pas commencer… D’ailleurs, je ne vois pas ce que je fais ici… Vous me cassez les oreilles avec vos éternelles querelles. Rien à faire de vos contentieux… Je faisais bruler de vielles photos du paternel quand soudain je me suis senti aspiré par le conduit de la cheminée. Une vache de sensation… super…  mais si c’est pour me retrouver sur un toit à écouter vos conneries, le jau avait dû avoir perdu la boule avant de rendre l’âme et…

- Jérôme, je suis de ton avis, l’interrompit la Moune. On s’en fiche complètement de toutes leurs histoires… J’étais en train de lire L’Ange perdu dans Nous Deux, quand le père a ramené Belzébuth et que le feu a spontanément pris dans l’âtre. Ça m’a fichu une sacrée trouille, mais rien, comparé au fait d’être là sur un toit, vu que j’ai le vertige.

Elle alla se réfugier dans les bras du fils Blandin en poussant des cris d’orfraie.

- J’ai une déclaration à faire… martela la veuve.

Jules tendit l’oreille, mais la voix de la Marthe cessa de résonner à ses oreilles. Les silhouettes restaient maintenant muettes et immobiles comme si le charme qui les avait créées puis animées venait brusquement de perdre ses pouvoirs. Il attendit en vain de longues minutes supplémentaires. Soudain, il aperçut un panache de fumée se glisser entre les formes immobiles et son cœur se serra en le voyant doucement prendre l’apparence d’une frêle petite fille qu’il connaissait bien. À peine était-elle arrivée que deux autres, épaisses et noires, la rejoignirent. Et là, il crut défaillir en reconnaissant son double dans l’une d’elle. Aucun doute possible. La créature à l’échine courbée, aux jambes légèrement arquées qui se profilait à quelques mètres au-dessus de sa cachette lui ressemblait comme deux gouttes d’eau-de-vie. Il faillit l’apostropher pour lui demander ce qu’il faisait là et surtout comment il avait eu l’inconscience criminelle d’entraîner sa fille un peu simplette un soir de pleine lune sur les toits de la ville, mais les mots se nouèrent dans sa gorge serrée et il ne put proférer qu’un triste râle. Parler à de la fumée ne lui ressemblait guère. L’abattement fit rapidement place dans son esprit à la colère. C’était la faute de cette idiote de Christine s’il se retrouvait dédoublé ainsi que sa précieuse Charlotte. Qui d’autre que Christine avait pu allumer un feu dans la cheminée ? La jeune femme, depuis que sa propre épouse l’avait quitté pour suivre ce diable de GI à la peau noire, une créature tout juste sortie de l’enfer, venait préparer les repas de sa mignonne en son absence. Elle aimait profondément Charlotte qui avait l’âge de sa propre fille et s’était proposée spontanément au cantonnier pour s’occuper de la petite. N’avait-elle pas eu son lot de malheurs, elle aussi ? Son jeune époux qui avait survécu à la Seconde Guerre mondiale, n’avait point échappé à la Grande Faucheuse au Tonkin. Les guerres s’enchaînaient charriant avec une logique imperturbable, leurs flots de cadavres… Pourtant, elle ne se plaignait jamais.

Elle avait pris l’habitude d’emmener avec elle sa fillette dans l’espoir de ramener un peu de joie dans les yeux de Charlotte et des rires dans une demeure bien trop triste et silencieuse. Chaque soir, elle attendait avec une infinie patience que Jules ait quitté le bar « Aux Demoiselles » et regagné son logis pour regagner le sien. Et lorsque l’homme, un peu éméché, poussait enfin la porte de la maison, elle se contentait de lui désigner sur le réchaud la marmite où tiédissait le repas du soir. Jamais un seul reproche n’était sorti de sa bouche, aucun soupir d’agacement. Jules devait en convenir… il n’y avait pas plus discrète et dévouée que Christine. Cette pensée eut pour effet de calmer sa colère et de le convaincre que le feu avait été allumé pour une bonne et juste raison. Les seuls coupables dans cette histoire c’étaient le coq et cet imbécile de père Baillou. L’attention de Jules se fixa sur l’autre forme, maigre et longue comme un jour sans pain, incapable de se stabiliser et qui se déformait au moindre souffle du vent. Aucune ressemblance avec l’un des villageois. Un vague sentiment familier… rien de plus. Quand celle-ci s’avança sur le faîte du toit et fit face aux cinq enfumés, un murmure d’épouvante bruissa puis s’amplifia en ricochant sur les murs médiévaux. La Marthe gémit, les formes s’affolèrent, se mélangeant entre elles jusqu’à se confondre.

Jules qui n’avait jusqu’alors pas succombé à la panique, sentit une sueur froide lui tremper le dos. Certes, il n’appréciait guère de se voir en équilibre sur un toit. Pourtant, il n’avait jamais été sujet au vertige comme cette tête de linotte de Moune. Non, le malaise, démultiplié par l’affolement des émanations, puisait ses origines dans la confrontation avec son spectre. Là oui, cela lui foutait carrément les jetons. Il se prit à douter de sa santé mentale et à se demander si le vin gris qu’il buvait tous les soirs ne contenait pas quelque substance interdite qui lui aurait mis les neurones en charpie. Son père avait consommé sa vie durant de l’absinthe sans pour autant devenir fou. Ivrogne oui, mais fou… jamais ! Il porta la main à son front luisant de sueur et sentit le sang battre le long de ses tempes avec une force inhabituelle. Des petits points noirs entamèrent une danse hypnotique devant ses prunelles et des picotements assiégèrent le sommet de son crâne. Jules s’affaissa lentement sur les marches du perron, puis perdit connaissance.



©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014
à retrouver sur le site iPagination


à suivre...