SUITE 4
Arsène était un chat affable, doté d’un tempérament placide qui ne connaissait d’autre vice que de procéder à de menus larcins dès que son estomac réclamait un peu de subsistance. Or son estomac de félin en réclamait souvent. Cette dépendance à la nourriture était l’unique séquelle d’une vie commencée à la dure entre les piles de pneus réchappés du garage à l’entrée du bourg, où sa mère, à demi sauvage, avait trouvé judicieux de mettre bât. Une jeunesse marquée par des périodes de disette quand le lait venait à manquer aux mamelles épuisées par sept museaux voraces. En dépit d’un début d’existence hasardeux, Arsène avait fière allure. Sa livrée noire s’égayait de quelques plaques d’un blanc immaculé dont une grande tache située au-dessus de l’œil droit qui s’effilait pour couvrir une partie de l’oreille en un point d’interrogation indélébile. Cette particularité lui donnait un air naïf et étonné, qui décourageait les remontrances et éventuelles corrections à base de papier journal roulé serré que lui occasionnait son tempérament de voleur.
Abandonné par sa mère vagabonde et frivole, recueilli, apprivoisé, soigné et adopté dès l’âge de cinq mois par le docteur Grimaud, vétérinaire de son état, Arsène avait développé un sens relationnel et psychologique étonnant pour un greffier d’extraction très ordinaire. Si son bon maître passait plus de temps à aider au vêlage les vaches des fermiers de la région, il lui arrivait parfois de soigner des animaux de compagnie, chose encore assez rare en ce début des années 60 dans le Berry. La fréquentation épisodique d’animaux divers, vieux ou malades et toujours apeurés avait conféré au greffier une forme de supériorité dont il usait à bon escient. Particulièrement doué pour rassurer les plus craintifs par son attitude pondérée, son ronronnement mécanique et discret, il s’évertuait également à distraire leurs propriétaires inquiets en se caressant à leurs jambes et en effectuant quelques pitreries avec une petite balle de caoutchouc qui trainait dans la salle d’attente. Un comportement apprécié par son maître qui lui autorisait des balades nocturnes en récompense. Le vétérinaire avait pesé les risques et conclu qu’après deux années passées sur des coussins moelleux, à portée de vue de gamelles, abondement remplies, Arsène avait usé son goût de l’aventure ainsi que son instinct de chasseur.
Pourtant cette nuit-là, alors qu’il rodait près des cages où, deux patients du docteur, assommés par un puissant narcotique dormaient d’un sommeil sans rêve, il sentit son poil se hérisser sous l’effet d’une peur inexplicable. Il eut bien des peines à retrouver un rythme de respiration normal et ne parvint pas à calmer les palpitations de son cœur. En dépit du malaise qu’il n’arrivait pas à dominer entièrement, il s’interrogea sur ses sensations et sur leurs origines ? Une seule idée s’imprima dans son cerveau de matou: il venait de flairer la mort. La mort programmée qu’il côtoyait parfois lorsqu’un vieil animal malade se retrouvait sur la table d’auscultation et dont il avait fini par se faire une raison, avait l’odeur fétide du penthiobarbital ; celle qu’il venait de percevoir était sauvage et libérait des effluves soufrés, extrêmement puissants et désagréables. Piqué au vif par l’étrangeté du phénomène, il retroussa ses babines afin de mieux s’imprégner de cette nouvelle odeur et décida d’explorer les ruelles du village pour en trouver l’origine. D’une démarche ondulante, tous les sens aux aguets, il emprunta une venelle qui débouchait sur la place de l’église, marqua une pause, tout autant pour s’assurer de la sécurité de l’endroit que pour mieux capter l’effluence qui se diluait peu à peu dans l’atmosphère. Des odeurs parasites commençaient à brouiller la piste. Celle, caractéristique du feu de bois, gagnait en force et un coup d’œil rapide sur les cheminées des demeures du bourg lui confirma que des humains sacrifiaient au rite de la flambée. Quelle idée bizarre par un temps si doux ! Ces êtres à deux pattes ne cesseraient de l’étonner. Il se concentra et retrouva après un tri minutieux les particules tenues qui lui avaient causé tant de frayeur. Il accéléra le pas de manière à n’en manquer aucune et se retrouva bientôt hors de l’enceinte médiévale à une centaine de mètres de la ferme du père Baillou.
À peine arrivé aux abords de l’élevage de poules, Arsène se figea dans une posture ramassée, les oreilles couchées, le poil du dos hérissé puis, il émit un sinistre feulement. Aucun doute possible, c’était bien là que tout avait commencé. Rien ne semblait pourtant le justifier : l’enclos était calme, nulle agitation particulière ne troublait la basse-cour, aucun signe patent de désordre, pas le moindre soupçon de mystère. Pourtant, en arrière-plan de l’odeur soufrée, se dégageait l’exhalation ferrugineuse du sang. Arsène était prêt à parier une paire de moustaches qu’un crime odieux avait été perpétré peu de temps auparavant en ce lieu. Il rassembla tout ce qui restait en lui de courage et s’approcha du grillage qu’il longea avec précaution. Les pupilles dilatées, il finit par repérer des taches sombres sur le sol du poulailler, là où le père Baillou avait répandu le sang de Belzébuth et prononcé des formules magiques afin d’écarter le mauvais œil de son élevage.
Il se dégageait de cette terre souillée une force farouche, immaîtrisable, ni humaine, ni vraiment animale. Les muscles tétanisés, il vit de la cheminée de la ferme s’échapper un mince filet de fumée qui se déposa sur les tuiles faîtières avant de s’agglomérer en une forme de coq, à la crête hérissée de pointes acérées, au bec et aux ergots démesurés et dont les grandes faucilles, ces plumes qui sont l’apanage d’un coq ordinaire, brillaient à l’éclat de la pleine lune comme autant de faux affûtées. La tête monstrueuse se tourna vers Arsène et planta un regard de dément dans les yeux du chat. Ce fut pour le matou l’équivalent d’un électrochoc. Il détala dans la mauvaise direction, heurta de plein fouet le grillage du poulailler où il s’arracha deux griffes, rebondit pour atterrir sur un tas de fumier de fientes de poules. À moitié groggy, il releva le museau, entrevit le clocher de l’église et s’enfuit vers le village, en boitant d’une patte, le corps couvert de déjections nauséabondes. Une fois de retour sur la place de l’église, il s’accorda quelques secondes pour retrouver son souffle. Sa patte, là où les griffes avaient été arrachées, le faisait atrocement souffrir. Il lapa délicatement les plaies, puis nettoya de sa patte valide son museau auquel était collé un peu de fumier. Bien qu’employé à parfaire sa toilette, il perçut des bruits de voix humaines qui lui semblèrent familières. La présence d’êtres pareils à son bon maître le réconforta et lui rendit du courage. N’avait-il pas toujours bénéficié de l’attention et des caresses de ces grands animaux bavards ? Il s’ébroua, examina une dernière fois l’état de sa blessure où le sang avait cessé de couler, avança en claudiquant vers la maison du maire d’où les voix semblaient s’échapper.
Lorsqu’il déboucha à l’angle de la maison du Sénéchal et de la rue Serpentine, il repéra immédiatement une silhouette familière sur les marches d’un perron. Jules faisait partie des amis de son maître et venait parfois « taper la belote » le samedi soir lorsque le rideau de fer tombait sur le cabinet. Rassuré et confiant, Arsène se mit à ronronner et se glissa le long des soubassements de granit pour le rejoindre. C’est alors qu’il vit le vieux cantonnier porter la main à son front, glisser lentement en arrière, puis son corps se ployer comme un pantin désarticulé.
©Catherine Dutigny/Elsa, avril 2014
à suivre...
Et voilà l'entrée fracassante d'Arsène !!! Comme je comprends ses craintes, moi-même ne suis pas rassurée !!! Toujours autant de suspense !!! Bravo !
RépondreSupprimerOui et pas vraiment glorieuse... :-) Espérons qu'il va se rattraper par la suite... Arsène un anti-héros? Pourquoi pas! Bises Eponine♥
RépondreSupprimerQue de travail je t'ai occasionné mais dans mon enthousiasme, j'avais oublié de te dire combien j'aimais tes citations en en-tête de chaque chapitre !!! Merci chère Elsa
RépondreSupprimer