Suite 2
Peu à peu les fumées qui s’étaient réfugiées en une grande troupe désordonnée sur le vaste toit pentu de la maison du maire s’élevèrent dans le ciel, comme une seule et même orgueilleuse colonne, puis, après quelques secondes d’hésitation, se séparèrent, tourbillonnèrent en tous sens sous les yeux stupéfaits du cantonnier pour enfin s’amalgamer en cinq masses compactes qui prirent lentement des formes humaines. Il les vit se déplacer, certaines s’asseoir avec précaution sur les tuiles luisantes, d’autres continuer à errer jusqu’à se figer enfin dans des pauses qui lui parurent étudiées. À la lumière froide et lugubre de la lune, il reconnut sans réelle difficulté, les cinq silhouettes de villageois qu’il croisait fréquemment et auxquels il rendait à l’occasion de multiples petits services. La première qui retint son attention était vêtue d’une longue cape sombre dont la capuche ramenée sur le front voilait le regard. Juste quelques mèches folles dépassaient, cachant une partie du visage. Aucun doute possible, il n’y avait que la veuve Marthe pour oser encore porter des vêtements de deuil à l’ancienne. À quelques pas d’elle, de profil, la forme ventripotente dont les plis adipeux débordaient d’un ample pantalon tombant en accordéon sur de rustiques galoches ne pouvait être que l’incarnation fumeuse d’Augustin, le propriétaire de l’auberge du village. Un peu plus loin, adossé au conduit d’une cheminée, il reconnut la posture désinvolte du fils du maire, le jeune et séduisant Jérôme Blandin, tandis qu’à ses côtés, en tenue légère, les guiboles écartées en une attitude équivoque, se lovait Moune, la fille du père Baillou. Enfin, au centre de ces spectres, maître Cormaillon, le notaire, affichait une posture hautaine, la tête fièrement dressée, les mains jointes et serrées, le buste gonflé d’importance.
Si les formes étaient réalistes, dépourvues de toute ambiguïté, la réunion de ces cinq personnages en un même lieu avait de quoi surprendre le pauvre vieux Jules, mon ami cantonnier. Il était bien placé, lui, si souvent par monts et par vaux, l’oreille toujours tendue glanant les commérages dont il régalait au zinc des « Demoiselles » ses compagnons de lampées, pour savoir que ces cinq-là, n’entretenaient pas que de paisibles et amicales relations de voisinage. S’il y avait en effet, dans une région de quelques kilomètres carrés, des personnes qui, nonobstant leur différence d’âge et de statut social, accumulaient rancœurs et petitesses, c’étaient bien ces cinq silhouettes lugubres. Tenez, commençons par la Marthe… Cette femme, si revêche et plus pingre qu’Harpagon lui-même, ne tenait aucun des quatre en haute, voire même, en basse estime. Son veuvage n’avait fait qu’accroître un tempérament fielleux et envenimer une langue de vipère. Elle détestait le genre humain. Un vieux contentieux l’opposait à Augustin au sujet d’une minuscule bande de terrain longeant la rivière, les deux revendiquant sa propriété et son usage pour l’arrosage respectif de leurs potagers. La Marthe se prévalait haut et fort, à qui voulait l’entendre, d’une prescription trentenaire. Le notaire après avoir consulté le cadastre et étudié les titres de propriété avait conclu qu’Augustin en était le propriétaire. La décision lui avait valu la haine indéfectible de la veuve qui ne manquait jamais une occasion pour attaquer en cachette sa probité et ses compétences. Chose d’autant plus facile que le notaire n’était pas tout blanc, loin de là…
Je n’aime pas médire, mais jugez-en par vous-même: expert en dessous de table et ventes furtives à la bougie, se prêtant avec une disposition naturelle et remarquable aux prête-noms, maître Cormaillon avait accumulé une fortune personnelle que jalousaient beaucoup de paysans de la région. Roués comme le sont nos bons chrétiens d’agriculteurs berrichons, ils n’entendaient pas que leur notaire en fit de même ou du moins pas de manière ostentatoire. En province, un homme de loi se doit certes d’être opulent, mais d’une opulence discrète. Passé un certain seuil, et Cormaillon l’avait largement dépassé depuis des lustres, il jetait le doute sur leur propre probité, laissant le champ libre à tous les racontars. L’homme affichait un tempérament secret, fouineur, précautionneux. Dernier rejeton d’une famille dont la particule avait été décapitée sous la Terreur mais dont le nom amputé inspirait encore à défaut de respect, une crainte certaine, il régnait en despote sur les bas de laine de la région du Boischaut. Parfaitement au fait des passe-droits dont avait bénéficié le fils Blandin pour occuper la présidence d’une coopérative agricole, informé des tractations du père auprès de ses relations personnelles pour assurer au rejeton de substantiels dividendes dans une fabrique de porcelaine à Limoges, averti de la kyrielle de prêts accordés avec empressement par la banque locale au jeune homme dépensier, le notaire pensait tenir toute la famille du maire sous son emprise et pouvoir au gré de ses besoins récolter ci et là quelques miettes du gâteau en maniant adroitement, promesses et menaces. Il considérait Blandin junior comme un blanc-bec, dénué de jugeote, voire plutôt niais.
Celui-ci, de son côté, n’avait que mépris pour le notaire qu’il surnommait « Le rat » ; mépris qui s’étendait, soyons clair, à tous ceux dont l’âge dépassait la quarantaine et qu’il prenait, sans exception, pour des bouseux et d’anciens collabos. Un court stage dans les locaux du Berry républicain lui avait en effet appris l’histoire des journaux locaux depuis la « Dépêche du Berry », porte-voix officiel de la France de la collaboration jusqu’aux petites parutions des journaux clandestins comme le « Paraboche », « l’Emancipateur » ou « En avant » pendant la guerre. Ayant trouvé, caché dans le grenier maternel, deux exemplaires de « l’Emancipateur », il s’était forgé la certitude, sans se donner la peine d’approfondir ses recherches, d’être né dans une famille de résistants. Et si son père, rarement questionné, restait vague sur le sujet, il en concluait à de la modestie et de la pudeur. Ses seules passions étaient les voitures de sport, rouges et décapotables et les filles, qu’il préférait faciles et bien roulées. Deux centres d'intérêt complémentaires. Bien roulée, c’était assurément le cas de la Moune, une donzelle de dix-huit ans dont l’éducation sentimentale puisait ses racines dans la lecture assidue des romans-photos de « Nous Deux » et de « Confidences ». Fille unique, couvée par sa mère et étroitement surveillée par son père, elle avait développé un art extrême de la dissimulation pour échapper à leur vigilance et se livrer à son occupation favorite : allumer les garçons du canton. La très vague ressemblance entre Jérôme Blandin et son acteur fétiche Franco Gasparri avait assuré au fils du maire, une place privilégiée dans le cœur de la Moune. Aussi sotte que belle, elle avait tout pour lui plaire, mais l’élevage des Baillou battait de l’aile, enfin… justement pas assez… et il manquait à Moune une dote conséquente pour le rendre éperdument amoureux.
Que pouvait bien faire tout ce beau monde, un soir de pleine lune sur le toit des maisons ?
©Catherine Dutigny/Elsa mars 2014
à retrouver sur le site iPagination
à suivre...
Mais oui, que viennent-ils faire là, ces drôles d'oiseaux ? Le père Jules aurait de quoi en perdre la raison ? Quelles bizarreries va t'il encore arriver ?? Suspense, suspense !!
RépondreSupprimerNous sommes en plein Berry, où réalité et sorcellerie se mélangent pour le pire... et le meilleur... :-) Merci encore Eponine pour ton retour!
RépondreSupprimerOui, sur mon plateau de Langres cher à Diderot, la sorcellerie y a aussi droit de visite !!! J'adore sans réserve ! MERCIIIIII !!!!
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